Dictionnaire biographique du Canada
a cura di Paolo Repetto, 30 dicembre 2018
CABOT (Caboto), JEAN (Giovanni), explorateur italien, qui dirigea des voyages de découverte de Bristol en Amérique du Nord en 1497 et en 1498, mort en 1498 ( ?).
On ignore et le lieu et la date de naissance de Giovanni Caboto (aussi connu sous les noms de Zuan Chabotto, Juan Cabotto et autres variantes), ordinairement appelé Jean Cabot. On peut souvent lire que sa naissance daterait d’autour de 1450, mais il n’existe aucune preuve concluante pour appuyer ce fait. Le plus ancien document historique où il est question de lui indique qu’il fut naturalisé citoyen de Venise en 1476, en vertu d’un règlement qui accordait ce privilège aux étrangers ayant résidé à Venise sans interruption pendant 15 ans ou plus. La résolution du Sénat vénitien, datée du 28 mars 1476, se lit ainsi (traduction) : « Qu’un privilège de citoyenneté, tant intérieure qu’extérieure [quae intus et extra], soit accordé à Ioani Caboto, selon la coutume, du fait qu’il réside à Venise depuis quinze ans ». Cette décision, qui confirme peut être une décision prise antérieurement, entre novembre 1471 et juillet 1473, donne à entendre que Cabot était à Venise depuis le mois de mars 1461, et peut-être même plus tôt. Pendant son séjour à Londres en 1497–1498, on disait de Cabot tantôt qu’il était vénitien, tantôt qu’il était « un autre Génois, comme Colomb », et quelque 60 ans plus tard des auteurs anglais lui attribuaient, probablement sur la foi du témoignage de son fils Sébastien, une origine génoise. Bien qu’il ne figure pas sur les registres génois du xve siècle, le nom de famille Caboto parait dans les archives de Gaète à partir du xiie et il y est encore question d’un Giovanni Caboto en 1431. La famille quitta peut-être Gaète pour Venise à la suite de prescriptions aragonaises après 1443, ou encore d’un tremblement de terre en 1456. Rien ne semble encore prouver les affirmations de certains auteurs modernes selon lesquelles Jean Cabot était d’origine vénitienne, anglaise ou catalane.
Certains documents des archives de Venise, dont les dates se situent entre le 27 septembre 1482 et le 13 janvier 1485 (imprimés dans R. Gallo, 1948) révèlent que Giovanni Caboto (Jean Cabot), marchand, était le fils de feu Giulio Caboto et qu’il avait un frère, Piero, que sa femme Mattea était vénitienne, et qu’en décembre 1484, il avait au moins deux fils. Ces documents ont trait à des transactions immobilières effectuées à Chioggia et dans trois autres paroisses, et, en 1551, Sébastien Cabot était encore en communication avec le Conseil des Dix au sujet des biens qu’il avait à Venise. Le privilège royal accordé à Jean Cabot en Angleterre, en 1496, mentionne par leurs noms ses trois fils, sans doute dans l’ordre chronologique ; ce sont « Lewis » (Louis, c’est-à-dire Ludovico), Sébastien et Sancio. S’il s’agit des « fils » mentionnés mais non nommés dans les archives de Venise, les deux premiers au moins ont dû naître avant le 11 décembre 1484.
De 1461, ou même avant, au 13 janvier 1485, il est prouvé que Jean Cabot a résidé à Venise. Quant à l’emploi qu’il fit des 11 années qui suivirent, durant lesquelles il dut élaborer son projet de voyage vers l’Ouest jusqu’aux Indes, les témoignages sont indirects et équivoques. Des Italiens qui eurent l’occasion de causer avec lui à Londres en 1497 apprirent qu’il avait pratiqué le commerce des épices au Levant ; il prétendait même s’être rendu jusqu’à La Mecque. Ils notèrent qu’il était « un marin expérimenté » et qu’il avait fait des cartes et des globes ; leurs comptes rendus de ces conversations révèlent qu’il était au courant du récit de Marco Polo sur l’Extrême-Orient et des nouvelles découvertes faites au nom des souverains du Portugal et de l’Espagne. Des documents déposés aux archives de Valence (Epist. vol. 496) révèlent qu’un Vénitien du nom de Jean Cabot Montecalunya (« johan caboto montecalunya venesia ») habita Valence depuis le milieu de l’an 1490 jusqu’en février 1493, probablement, et qu’il prépara des plans d’amélioration du port, plans qu’il présenta au roi Ferdinand au cours de deux entrevues. Bien que l’épithète « montecalunya » ait défié toute interprétation, il est fort probable qu’il s’agissait bien là de Jean Cabot l’explorateur, encore que ce ne soit pas nettement établi. Accepter cette hypothèse, c’est supposer aussi qu’il était à Valence lorsque, en avril 1493, Christophe Colomb traversa la ville pour se rendre à Barcelone et faire part aux souverains espagnols du succès triomphal de son voyage vers l’Ouest. Pedro de Ayala, adjoint à l’ambassade d’Espagne à Londres, écrivait le 25 juillet 1498 que Cabot avait, avant de passer en Angleterre, cherché à obtenir de l’aide à Lisbonne et à Séville pour son propre projet (Archivo General en Simancas, Estado, Tratados con Inglaterra, leg. 2, f.196 ; un résumé en anglais figure dans le PRO, CSP, Spanish, 1485–1509, no 210). Nous ignorons s’il formula ces demandes avant ou après le voyage de Colomb ; l’insuccès de ces démarches s’explique peut-être du fait que le Portugal rejeta et que l’Espagne accepta les propositions de Colomb et ses affirmations quant à ses découvertes. Mais si Jean Cabot assista vraiment au retour de Colomb au printemps de 1493, la lecture qu’il fit du récit de Marco Polo le porta peut-être à ne pas ajouter foi aux dires de Colomb, qui prétendait avoir atteint le Cathay, et à supposer plutôt que la route maritime vers l’Ouest jusqu’en Asie restait à découvrir.
Avant la fin de 1495 Jean Cabot arrivait en Angleterre muni d’un plan pour atteindre le Cathay par l’Ouest, mais à des latitudes plus hautes – et, partant, par une route moins longue – que celle de la zone des vents alisés qu’avait empruntée Colomb. Au sujet des objectifs de Cabot et des moyens par lesquels il se proposait de les atteindre, ainsi que de l’expérience et des raisonnements qu’il apporta à l’élaboration de son projet, nous n’avons que des témoignages indirects puisque, à cet égard, il ne nous est parvenu aucun écrit de sa main ni aucun texte dont il soit l’auteur. Des témoignages de sources diverses, mais qui se recoupent, mènent à des conclusions hypothétiques qui sont logiquement rattachées les unes aux autres ainsi qu’aux divers projets d’exploration de l’Atlantique au cours des deux dernières décennies du xve siècle. Sous réserve de leur modification par de nouvelles preuves ou de nouveaux témoignages, ces conclusions nous permettent de reconstituer les mobiles de Cabot et d’expliquer ses allées et venues.
Les expéditions portugaises qui, au cours du xve siècle, partaient à la recherche d’îles dans l’Atlantique occidental n’ont pas prouvé qu’elles avaient découvert de nouvelles terres. Depuis 1480 et même avant, des explorateurs anglais venus de Bristol (par exemple Croft et Jay) partirent assez régulièrement en quête de l’île de « Brasil », que les cartes de l’époque situaient quelque part à l’ouest de l’Irlande ; et, à une date antérieure à 1494, leurs recherches aboutirent à la découverte d’un continent que l’équipage qui accompagnait Cabot devait reconnaître comme celui qu’il avait aperçu lors de son premier voyage sur les côtes de l’Amérique du Nord en 1497. Les hommes de Bristol cherchaient des pêcheries et non une route commerciale vers l’Asie orientale ; mais si Cabot, avant la fin de l’an 1495, avait appris en Espagne ou au Portugal que les gens de Bristol avaient fait une découverte, cette nouvelle ayant pu être transmise par des marins de commerce, on s’expliquerait alors son passage en Angleterre dans l’espoir d’obtenir un appui officiel et une base d’opérations. Bristol, le port anglais situé le plus à l’ouest, pouvait fournir, pour un voyage de découverte d’un passage vers l’Ouest à ces latitudes, des matelots qui connaissaient bien les vents et la navigation. Au pis, la terre qu’ils avaient découverte se révélerait peut-être une île qui pourrait servir de station dans un voyage vers le Cathay ; mais, il pouvait bien s’agir de la pointe nord-est de l’Asie, que l’expédition pourrait longer en direction sud-ouest jusqu’au pays du Grand Khan, dans la zone tropicale, bien à l’ouest des terres découvertes par Colomb. De sorte que la conception qu’avait Cabot de la configuration des terres, lorsqu’il se rendit en Angleterre au plus tard en 1495, et l’idée qu’il s’en faisait certainement à son retour du voyage de 1497, ayant « découvert […] le pays du Grand Khan » et l’ayant reconnu sur une distance de 300 lieues d’ouest en est, devaient certainement correspondre à celles qu’on retrouvait dans les mappemondes établies ultérieurement par Contarini-Roselli (1506) et Ruysch (1508).
Le 21 janvier 1496, Gonsalez de Puebla, ambassadeur d’Espagne à Londres, adressait un rapport (qui n’existe d’ailleurs plus) à ses souverains, qui répondirent le 28 mars, en faisant allusion à ce qu’il avait dit au sujet d’un homme du genre de Colomb qui était arrivé là dans le dessein de persuader le roi d’Angleterre de se lancer dans une autre entreprise comme celle des Indes (A.G.S., Estado, Tratados con Inglaterra, leg. 2, f.16). Le 5 mars 1496, Cabot recevait des lettres patentes du roi Henri VII pour un voyage de découverte à partir de Bristol. Les longues démarches qui aboutirent à une entente sur les termes de ce privilège royal avaient dû commencer quelque temps auparavant, bien qu’elles n’aient pas pu précéder de loin l’envoi de la lettre de Puebla. La thèse selon laquelle Cabot aurait dirigé ou suscité des voyages antérieurs à partir de Bristol, peut-être dès 1491, repose sur trois documents. Dans sa lettre de juillet 1498, Pedro de Ayala écrivait que « au cours des sept dernières années », les hommes de Bristol avaient envoyé des navires à la recherche de l’île du Brésil et des Sept-Cités « conformément au caprice (ou au jugement) de ce Génois » (« con la fantasia desto Genoves ») ; si Jean Cabot était à Valence en 1490–1493, on ne doit voir dans ces mots d’Ayala que l’interprétation subséquente, par Cabot, des objectifs des voyages de Bristol et non son association ou sa participation à ces voyages. La mappemonde établie par Sébastien Cabot en 1544 (et qui se trouve maintenant à la Bibliothèque nationale de Paris), s’accompagne de légendes imprimées dont la huitième fixe à l’année 1494 l’atterrissage de Jean et de Sébastien Cabot dans la région de l’île du Cap-Breton ; bien que la carte et ses légendes renferment sans doute des renseignements fournis par Sébastien, le père de celui-ci, lorsqu’il était à Londres en 1497–1498, qualifia son atterrissage de 1497 de « nouvelle découverte », sans faire mention d’un voyage fructueux antérieur à celui-là. La date qui figure dans la légende de la carte de 1544 est très probablement une erreur d’impression, l’imprimeur ayant sans doute mal lu les quatre derniers chiffres de « 1497 » écrits en chiffres romains (IIII au lieu de VII). Enfin, en 1580, John Dee apposa la date « vers l’année 1494 » à sa note sur la découverte « des Terres Neuves », par Robert Thorne et Hugh Eliot, marchands de Bristol (BM, Cotton MS Aug. I.i.1). Cette mention d’un voyage fructueux qui aurait eu lieu à partir de Bristol avant celui de Cabot est peut-être authentique, car Dee puisa ses renseignements dans les documents du fils de Thorne ; cependant, les copies existantes de ces documents ne précisent pas l’année de cette découverte, et il faut croire par conséquent que la date a été ajoutée par Dee, qui l’aurait peut-être tirée de la carte de Sébastien Cabot et ne s’appuierait pas sur un témoignage antérieur. Dans l’ensemble, on a lieu de penser que Jean Cabot ne fit aucun voyage vers l’Ouest avant d’avoir obtenu son privilège au mois de mars 1496. Au surplus, celui-ci ne fait nulle mention d’un voyage de découverte antérieur entrepris par Cabot, alors que ses lettres patentes subséquentes, celles de 1498, font mention du voyage fructueux de 1497 qui avait précédé la délivrance de ces lettres.
La demande de lettres patentes fut présentée au roi Henri VII le 5 mars 1496 par « John Cabotto, citoyen de Venise » et ses trois fils (PRO, P.S.O. 2, 146). Les lettres patentes, portant la date précitée, autorisaient Cabot, ses fils, leurs hoirs et leurs fondés de pouvoir à naviguer, avec cinq navires, « vers toutes les régions, les pays et les mers de l’Est, de l’Ouest et du Nord », les excluant ainsi de la zone des découvertes faites par les Espagnols dans les Antilles. Ils étaient toutefois habilités à « découvrir et repérer, dans n’importe quel coin du monde, toutes îles, contrées, régions ou provinces peuplées de païens ou d’infidèles et qui jusqu’ici étaient inconnues de tous les chrétiens » ; si Cabot découvrait des terres nouvelles dans la zone que lui assignait la clause précitée, il lui était par conséquent permis de reconnaître les côtes jusque dans les latitudes où se situaient les découvertes d’autres nations. Les titulaires de ces lettres patentes devaient prendre possession de toutes terres ainsi découvertes au nom du roi et ils jouissaient aussi d’autres privilèges ; aucun autre sujet du souverain ne pouvait fréquenter les terres découvertes par les titulaires de ces lettres patentes sans la permission de ceux-ci.
En 1496, en vertu de l’autorité que lui conféraient ses lettres patentes, Jean Cabot quitta Bristol avec un seul navire, mais il dut bientôt rebrousser chemin par suite d’une brouille avec son équipage, de la pénurie des vivres et du mauvais temps. On en trouve la preuve dans une lettre sans date, écrite vers la fin de 1497 ou le début de 1498 par le négociant anglais John Day ; cette lettre est adressée à un correspondant espagnol qu’il salue du titre d’ « Almirante Mayor » et qui, on a de bonnes raisons de le croire, semble bien être Christophe Colomb. La lettre de Day est aussi le seul document qui établit la découverte antérieure du « Brasil » par des gens de Bristol ; on y relève aussi un récit circonstancié du voyage fait par Cabot en 1497. Les autres preuves relatives au résultat de ce voyage se trouvent dans trois lettres écrites, à la même époque, par des étrangers qui étaient alors à Londres (le 23 août 1497, Lorenzo Pasqualigo à ses frères, établis à Venise ; le 24 août 1497, un correspondant milanais anonyme au duc de Milan ; le 18 décembre 1497, Raimondo de Soncino au duc de Milan), ainsi que dans un passage d’une chronique de Bristol écrite par Maurice Toby (en 1565 ou par la suite), et dans les mappemondes de Juan de la Cosa (1500) et de Sébastien Cabot (1544). Malgré certaines contradictions, les renseignements recueillis à ces sources permettent d’établir une relation cohérente de ce voyage.
Jean Cabot partit de Bristol le 2 mai (c’est la date qu’indique Toby ; « vers la fin de mai », selon Day ; et vers la mi-mai, selon Pasqualigo) à bord d’un petit navire appelé le Matthew (Toby), avec 20 personnes à bord (Day) – 18, selon Soncino – , y compris un équipage de marins de Bristol, au moins deux marchands de Bristol (d’après Toby, qui leur attribue la découverte et ne mentionne pas Cabot), un Bourguignon et un barbier génois, tous deux compagnons de Cabot. Doublant la pointe sud de l’Irlande, il parcourut 700 lieues (Pasqualigo) – 400 lieues, selon le Milanais anonyme – en 35 jours, grâce à un vent est-nord-est, avant d’apercevoir la terre (Day) ; deux ou trois jours auparavant il avait essuyé une tempête et constaté, à la boussole, une déclinaison de deux points (22º½) ouest. Il aperçut la terre le 24 juin, fête de saint Jean-Baptiste (Toby et la carte de 1544) ; un retour de 35 jours en arrière donne le 20 mai comme date de départ. Dans une contrée boisée, voisine du point qu’il avait vu, Cabot descendit à terre, ne vit personne malgré les signes d’habitation, et prit officiellement possession de ce territoire. Ce fut son seul atterrissage ; après avoir suivi la côte sur une distance de 300 lieues (Pasqualigo) d’ouest en est, pendant un mois, il partit « du cap continental le plus rapproché de l’Irlande », à 1800 milles à l’ouest de Dursey Head (Day). Un bon vent le ramena en 15 jours sur les côtes de Bretagne (Day), puis à Bristol le 6 août (Toby). Il se présenta à Henri VII, à Londres, avant le 10 ou le 11 août, date où les livres de comptes du roi font mention d’un paiement de £10 « à celui qui a découvert la nouvelle Île. » Dès le 23 août, jour où Pasqualigo rédigea sa lettre, Cabot était de retour « auprès de son épouse vénitienne et de ses fils à Bristol », où il loua une maison rue St. Nicholas, dans le quartier de St. James’s Back.
Ce que Cabot raconta de sa découverte et l’impression qu’il produisit ainsi à la cour d’Angleterre défrayèrent la chronique de l’époque. Le continent découvert était « le pays du Grand Khan » (Pasqualigo), « bien au-delà du pays du Tanais » (Soncino) ; d’autres y voyaient l’île des Sept-Cités (le Milanais anonyme et Day) ; il produisait du bois du Brésil et de la soie, et la mer regorgeait de morue (Soncino et Day). Cabot, dit Pasqualigo, « s’est vu attribuer le titre de Grand Amiral, on lui rend d’insignes honneurs, ses vêtements sont de soie et les Anglais le poursuivent furieusement.» Il avait fait une mappemonde et un globe indiquant où il était allé (Soncino) ; dès le début de 1498 John Day avait en sa possession une transcription de la carte et il avait envoyé à l’« Almirante Mayor », en Espagne, « une copie de la terre qui a été découverte » (probablement une carte indiquant les côtes reconnues par Cabot) désignant « les caps de la partie continentale et les îles » ; et une autre version de la mappemonde de Cabot se trouvait, dès juillet 1498, entre les mains d’Ayala, qui supposait que le gouvernement de l’Espagne en avait reçu une copie.
L’identification de l’endroit qu’il avait aperçu le 24 juin 1497 et des côtes reconnues par Cabot pendant les 30 jours subséquents est une question fort controversée. La mappemonde de La Cosa fournit sans doute, dans sa représentation de l’Amérique du Nord, des renseignements sur le premier voyage que fit Cabot, en 1497, et peut-être aussi (ce qui est beaucoup moins sûr), sur son deuxième voyage, celui de 1498. Les lettres de Day et d’Ayala montrent comment ces renseignements ont pu arriver jusqu’à La Cosa. Dès le milieu de l’année 1498, au moins un exemplaire de la mappemonde de Cabot avait été reçu en Espagne, de même qu’une « copie des terres » envoyée par Day, dont probablement un croquis indiquant les noms de lieux et les distances. Tous ces originaux sont maintenant disparus, et une certaine prudence s’impose lorsqu’on cherche à reconstituer la géographie de Cabot au moyen de la carte de La Cosa. La carte comprend deux sections distinctes : le Nouveau Monde y est dessiné, à une échelle plus grande que l’Ancien, d’après les découvertes récentes et fragmentaires, puis complété au moyen d’interpolations hypothétiques et théoriques. L’échelle n’étant pas uniforme, il est impossible de raccorder les latitudes de part et d’autre de l’Atlantique ou les distances indiquées sur la carte à celles que Cabot est censé avoir consignées dans le journal de bord. Comme les originaux qui ont servi de modèles, les tracés de La Cosa se fondent sur des relèvements au compas ; aussi, pour orienter vraiment cette partie de la carte, doit-on la tourner vers la gauche de quelque 22 degrés. L’exemplaire qui nous est resté semble être une copie, d’où la généralisation des tracés et la corruption générale des noms de lieux, dont quelques-uns sont devenus, au cours des ans, partiellement ou complètement illisibles. La carte est tracée en entier de la même main et malgré les efforts qu’on a pu faire pour la rattacher à une époque ultérieure, son contenu révèle qu’elle remonte bien à l’an 1500 ou un peu plus tôt.
Il est généralement admis que, sur cette carte, la partie de la côte nord-américaine qui va d’est en ouest et est marquée de cinq drapeaux anglais reflète la reconnaissance côtière faite par Jean Cabot en juin-juillet 1497, encore qu’elle puisse fort bien inclure des renseignements recueillis lors du voyage de 1498. Des 22 accidents qui y figurent, le cap le plus à l’est est désigné Cauo de ynglaterra, un autre plus à l’ouest Co de lisarte (Lézard ?) et un golfe situé à l’ouest de ces caps, mar descubierto por inglese. On constate des divergences d’interprétation sensibles chez ceux qui ont cherché à identifier la côte ainsi tracée (la plupart, avant la découverte, en 1956, du compte rendu détaillé de ce voyage établi par John Day). On a prétendu, de divers côtés, qu’il s’agissait de la rive nord du golfe Saint-Laurent, de la côte sud de Terre-Neuve, des côtes orientales de Terre-Neuve et du Labrador, de la Nouvelle-Ecosse et de Terre-Neuve, voire de la côte ouest du Groenland.
La carte de La Cosa admet d’emblée, et c’est là le point essentiel, que Cabot reconnut un littoral orienté à peu près sud-sud-est et faisant face à la pleine mer, ce qui semblerait exclure les eaux entourées de terres du détroit de Belle-Isle et du golfe du Saint-Laurent. Day dit bien que Cabot longea la côte d’ouest en est, et son « cap le plus rapproché de l’Irlande » peut s’identifier avec le Cauo de ynglaterra de La Cosa. La longueur du trajet côtier – 900 milles (Pasqualigo) en un mois (Day) – doit donc se mesurer depuis le point de départ, au Cauo de ynglaterra, jusqu’à l’endroit où Cabot aperçut pour la première fois la terre que Day (ainsi que le Milanais anonyme) appelle l’île des Sept-Cités et qu’il situe à environ 45º½ de latitude nord. Pasqualigo et le Milanais anonyme font mention de deux îles aperçues par Cabot lors de son voyage de retour vers l’Angleterre ; et Day identifie le cap d’où Cabot est parti comme étant le « Brasil » découvert par les hommes de Bristol ; il parle des eaux poissonneuses de cette région qu’il situe vers 51º½ de latitude nord, c’est-à-dire à la hauteur du cap Bauld. Or on ne saurait concilier cette latitude avec la durée d’un voyage côtier qui aurait commencé a un point d’atterrissage situé à 45º½ de latitude et avec le tracé de La Cosa.
Ces détails indiquent qu’au retour le point de départ de Cabot fut soit le cap Race soit le Cap-Breton. Le cap Race est plus facilement conciliable avec la découverte des gens de Bristol et le tracé de La Cosa (malgré le y : verde qui figure dans l’océan, peut-être selon une tradition cartographique, à l’est du Cauo de ynglaterra). En revanche, le cap Breton permet d’identifier les deux îles aperçues lors du voyage de retour ; mais ce cap est indiqué comme étant le lieu d’atterrissage (Prima tierra vista) sur la mappemonde de 1544, dont l’autorité est peut-être suspecte. Même si l’on réduit sensiblement les 900 milles de reconnaissance côtière en tenant compte du fait que Cabot devait rester en vue de la terre, un long voyage côtier devrait commencer à la côte du Maine pour se terminer au cap Race et encore plus au sud-ouest pour aboutir à l’île du Cap-Breton. Si l’on rapproche le témoignage de la carte de La Cosa des autres preuves documentaires, il est plus facile de supposer que le voyage côtier se fit depuis un point d’atterrissage dans le Maine ou le Sud de la Nouvelle-Écosse jusqu’au cap Race. Mais cette hypothèse appelle une réserve : l’incertitude quant à l’authenticité et à la précision des diverses sources. Elle cadre néanmoins avec les concepts géographiques qui inspirèrent tant le plan du premier voyage de reconnaissance de Jean Cabot que ses projets de nouvelles explorations de la route du Cathay, fondés sur sa croyance qu’il avait découvert « une partie de l’Asie ».
En décembre 1497, Cabot exposa ces projets au roi, à Londres. Soncino dépeint l’enthousiasme que suscita, chez les marins de Bristol, la perspective d’exploiter les riches pêcheries de cette nouvelle région ; mais Cabot, ajoute-t-il, « a des projets plus vastes encore, car il se propose de reconnaître la côte depuis l’endroit où il y a atterri, pour se rendre de plus en plus à l’est [c’est-à-dire en direction ouest, vers l’est de l’Asie], jusqu’à ce qu’il ait atteint une île qu’il appelle Cipango, située dans la région équinoxiale d’où viennent, croit-il, toutes les épices et toutes les pierres précieuses du monde. » Ces paroles rappellent nettement la description que donne Marco Polo du Cipangu et de l’archipel oriental ; et l’association d’idées est renforcée dans la lettre de Day, écrite vers la même époque et faisant parvenir au destinataire « l’autre livre de Marco Polo et une carte de la terre qui a été découverte. » De même Ayala, après avoir examiné les comptes rendus du voyage de 1497, déclarait à ses souverains que « ce qu’ils ont découvert ou ce qu’ils cherchent [c’est-à-dire dans le voyage de 1498] appartient déjà à Vos Altesses puisqu’il s’agit du cap qui est dévolu à Vos Altesses aux termes de la convention conclue avec le Portugal » – allusion sans doute à Cuba, que Colomb avait pris pour un cap ou une peninsule du Cathay.
Cabot se proposait donc de longer la côte, en direction sud-ouest, depuis son premier point d’atterrissage jusqu’au royaume du Grand Khan. Les préparatifs en vue de cette nouvelle expédition permettent de supposer qu’il avait l’intention d’établir une « colonie » ou un comptoir, soit sur la côte du Cathay, soit à un point intermédiaire en cours de route ; cette station devait être occupée par des « malfaiteurs » ou des prisonniers fournis par le roi ; quelques moines italiens devaient aussi faire partie de l’expédition. Le 3 février 1498, des lettres patentes du roi autorisaient « John Kaboto, Vénitien », à réquisitionner six vaisseaux anglais jaugeant 200 tonnes ou moins pour les emmener « à la terre ou aux îles récemment découvertes par ledit John », et à emmener, hors du royaume, ceux des sujets du roi qui voudraient être du voyage. La composition de la flotte est indiquée dans une chronique de Londres dont diverses versions, tirées d’un texte original rédigé en 1509 ou plus tard et maintenant perdu, nous ont été transmises. Il y avait cinq navires ; l’un était équipé par le roi et peut-être loué aux marchands londoniens Lancelot Thirkill et Thomas Bradley, qui semblent avoir pris place à bord, tandis que les quatre autres étaient des navires de Bristol armés par des marchands de Bristol et de Londres dont nous ignorons l’identité. Parmi les autres compagnons de Cabot, trois noms seulement figurent dans les archives : John Cair « qui s’en va dans l’île nouvelle » (paiement inscrit dans les registres de la Maison du roi, 8–11 avril 1498), Messer Giovanni Antonio de Carbonariis, ecclésiastique milanais (lettre d’Agostino de Spinula au duc de Milan, 20 juin), et « un autre frère Buil » (lettre d’Ayala, 25 juillet). Les navires avaient des provisions pour un an et transportaient des cargaisons de marchandises. L’octroi d’une pension annuelle de £20, qui devait être imputée sur le compte des douanes et des subsides de Bristol (13 décembre 1497) et d’une « récompense » de 66s 8d (8–12 janvier 1498) témoigne de la faveur dont jouissait Cabot auprès du roi ; le mandat visant le premier paiement de la pension fut délivré le 22 février 1498.
Il n’existe aucune relation du deuxième voyage de Cabot, et on ne peut reconstituer la suite des événements que d’après des allusions puisées ici et là. Selon le chroniqueur de Londres, les navires quittèrent Bristol au début de mai : dès le 25 juillet, Ayala avait appris qu’un des vaisseaux, avarié dans une tempête, avait dû rallier un port d’Irlande. Un passage écrit par Polydore Vergil (en 1512–1513) donnerait à entendre qu’il s’agissait du navire de Cabot et que celui-ci aurait continué son voyage par la suite : « John [Cabot] partit cette même année et mit d’abord le cap sur l’Irlande. Puis il continua son voyage vers l’Ouest. On croit qu’il n’a trouvé de nouvelles terres nulle part sauf au fond de la mer, où il a fini par sombrer avec son navire […] étant donné qu’après ce voyage on ne l’a plus jamais revu » (The Anglica Historia of Polydore Vergil, A.D. 1485–1537, traduit par D. Hay (Royal Hist. Soc., Camden ser., LXXIV, 1950), 116–117). Bien que la pension de Cabot ait été versée, pas nécessairement à lui-même, pour chacune des deux années 1497–1498 et 1498–1499 (de la Saint-Michel à la Saint-Michel), on peut considérer comme acquis qu’il n’est jamais retourné en Angleterre, où l’on n’entendit plus jamais parler de lui.
À la mi-septembre 1498, on n’avait reçu à Londres aucune autre nouvelle de l’expédition ; il est très probable, cependant, que si Cabot disparut, par contre, au moins un des autres navires termina le voyage et que la nouvelle en parvint en Angleterre et en Espagne. Les preuves, tant positives que négatives, sont faibles et fragmentaires, mais, réunies, elles constituent un témoignage important. À l’été de 1501, l’équipage portugais de l’un des navires de Gaspar Corte-Real obtint d’indigènes, probablement sur la côte de Terre-Neuve, « un fragment d’une épée dorée », vraisemblablement de fabrication italienne, et deux pendants d’oreilles vénitiens en argent ; or, de toutes les expéditions que l’on sait avoir antérieurement visité cette région, soit celle des marins de Bristol, avant 1494, celle de Cabot en 1497 (qui cette fois-là ne vit aucun habitant), puis celle de Cabot en 1498, c’est bien cette dernière qui semble la source la plus probable de ces objets. Apparemment, le 8 juin 1501, le gouvernement espagnol avait déjà eu vent de l’expédition de Cabot et de sa direction. Ce jour-là, en effet, les souverains accordèrent des lettres patentes à Alonso de Ojeda en vue d’un voyage d’exploration le long des côtes continentales de la mer des Antilles, du Sud au Nord, à partir de Cabo de la Vela, en Colombie, endroit que Ojeda avait atteint, en compagnie de La Cosa et de Vespucci, lors d’une traversée vers l’Ouest effectuée depuis Trinidad en 1499. Il avait maintenant pour mission de « suivre la côte que vous avez trouvée et qui s’étend de l’est à l’ouest, semble-t-il, car elle va vers la région où, avons-nous appris, les Anglais font des découvertes ; et d’aller y planter des poteaux portant les armoiries de Leurs Majestés […] afin de mettre un terme aux explorations des Anglais dans cette direction ». En juillet 1498, Ayala, « ayant constaté la direction qu’ont prise les navires et la durée du voyage », avait prévenu son gouvernement du dessein de Cabot de longer la côte en direction sud-ouest jusque sous les tropiques ; et les lettres patentes d’Ojeda donnent à entendre qu’au moins un des vaisseaux anglais s’était avancé soit dans la mer des Antilles, soit assez loin vers le Sud, le long du littoral nord-américain, pour alarmer les Espagnols. On ne saurait fixer absolument l’étendue de cette pénétration. S’il en existe une preuve cartographique, il faut la chercher dans le littoral dessiné par La Cosa pour la mar descubierto por inglese à l’extrémité ouest de sa « côte anglaise », en direction générale ouest-sud-ouest jusqu’à la hauteur de Cuba. La présentation classique du dessin est peut-être attribuable à la généralisation du copiste et l’absence de noms de lieux n’exclut pas la possibilité que le dessin se fonde sur l’expérience acquise. Bien des historiens ont, de fait, associé ce tracé au voyage de 1498, voyant dans certains de ses détails des lieux géographiques connus (le cap Cod, la rivière Hudson, la rivière Delaware, la Floride). Le plus qu’on puisse dire, c’est que si La Cosa a consigné dans cette carte les résultats d’un voyage d’exploration, cette expédition est sans doute, plus que toute autre, celle que dirigea Cabot en 1498.
Au cours du xvie siècle, la réputation de Jean Cabot fut éclipsée par celle de son fils Sébastien à qui l’on en vint à attribuer, de façon générale, la découverte de l’Amérique du Nord, dont son père était l’auteur. Cette méprise, que Sébastien ne chercha nullement à corriger avant sa mort, survenue en 1557, provenait en partie de la confusion entre l’expédition dirigée par Jean Cabot en 1498 et le voyage entrepris subséquemment par Sébastien pour le compte de l’Angleterre, en partie de l’ambiguïté de certains des documents les plus anciens (y compris ceux qui émanent de Sébastien) relatifs aux voyages des Cabot, et en partie aussi de l’ignorance d’autres sources. Ainsi, le passage de la chronique de Londres qui raconte l’expédition de 1498 parle de son chef comme d’un simple « Vénitien », en qui John Stow, dans The chronicles of England from Brute unto this present yeare of Christ, 1580 (Londres, 1580) et Richard Hakluyt, dans Divers voyages touching the discoverie of America (Londres, 1582), voient Sébastien Cabot, bien que Hakluyt ait reproduit, également dans ses Divers voyages, les lettres patentes délivrées à Jean Cabot et à ses fils en mars 1496. Jusque vers le milieu du xixe siècle, les historiens pouvaient encore attribuer à Sébastien la direction des deux expéditions de son père, identifiant celle de 1498 avec le voyage fait par Sébastien dans les régions arctiques et raconté par celui-ci à Pietro Martire entre 1512 et 1515 et à Ramusio en 1551. Les documents espagnols, vénitiens, milanais et anglais découverts au cours du xixe siècle ont permis à Henry Harrisse (1882 et 1896) de rendre à Jean Cabot le mérite des expéditions de 1497 et de 1498 et à G. P. Winship (1900) d’examiner de nouveau la chronologie de ces événements et de dégager les buts et le trajet du voyage entrepris indépendamment par Sébastien, voyage qui, selon lui, eut lieu en 1508–1509.
Bien que certains historiens du xxe siècle associent les affirmations de Sébastien au sujet de son propre voyage à celui de 1498, les vues exprimées par Winship, puis adoptées et amplifiées par J. A. Williamson et R. Almagià, sont assez généralement acceptées. Elles établissent, de fait, un rapport logique et progressif entre les concepts géographiques et les objectifs des trois voyages. Ainsi que le révèlent sans aucun doute les rares documents qui existent, Jean Cabot partit en 1498 dans le dessein de longer, en direction sud-ouest à partir du lieu qu’il avait découvert en 1497, la côte qu’il croyait être celle de l’Asie orientale. Si, comme la chose semble probable, lui-même ou ses compagnons ont exécuté ce dessein, ils n’ont découvert ni le Cathay ni le moindre passage maritime vers l’Ouest. Que cette « découverte intellectuelle de l’Amérique » ait pu résulter directement du voyage de 1498, cela est fort possible (comme l’indique Williamson), étant donné que les récits subséquents de voyages anglais vers l’Ouest « ne disent plus que l’Asie se trouve de l’autre côté de l’océan. » En 1508, Sébastien Cabot cherchait un passage par le Nord autour de ce continent qui lui barrait la route maritime vers le Cathay.
Il n’existe pas, que l’on sache, de portrait contemporain de Jean Cabot ; un tableau stylisé de lui-même et de ses trois fils a été peint par Giustino Menescardi en 1762 sur le mur de la Sala dello Scudo, dans le Palais des dues, à Venise. Parmi les monuments érigés en Angleterre et au Canada, en 1897, pour marquer le quatrième centenaire de sa découverte, se trouve la Tour commémorative de Cabot à Bristol.
Les sources manuscrites ou imprimées sont extrêmement nombreuses, mais elles sont réunies dans les divers ouvrages cités ci-dessous. Les meilleures collections générales au sujet des Cabot sont celles de Biggar (1911) et de Williamson, et au sujet de Sébastien Cabot, celle de Toribio Medina. D’importants documents ou groupes de documents ont été publiés par Ballesteros-Gaibrois, Gallo, Vigneras et Pulido Rubio.
- Biddle, A memoir of Sebastian Cabot (Philadelphia and London, 1831 ; London, 1832).— Henry Harrisse, Jean & Sébastien Cabot (1882).— Francesco Tarducci, Di Giovanni e Sebastiano Caboto : memorie raccolte e documentate (Venezia, 1892) ; trad. angl., H. F. Brownson (Detroit, 1893).— S. E. Dawson, The voyages of the Cabots in 1497 and 1498, MSRC, XII (1894), sect. ii : 51–112 ; II (1896), sect. ii : 3–30 ; III (1897), sect. ii 139–268.— Henry Harrisse, John Cabot, the discoverer of North America, and Sebastian Cabot his son (London, 1896).— G. E. Weare, Cabot’s discovery of North America (London, 1897).— C. R. Beazley, John and Sebastian Cabot (London, 1898).— G. P. Winship, Cabot bibliography, with an introductory essay on the careers of the Cabots based on an independent examination of the sources of information (London, 1900).— H. P. Biggar, The voyages of the Cabots and of the Corte-Reals to North America and Greenland, 1497–1503 (Paris, 1903) ; Precursors (1911).— Williamson, Voyages of the Cabots (1929).— Ganong, Crucial maps, I.— G. E. Nunn, The mappemonde of Juan de La Cosa: a critical investigation of its date (Jenkintown, 1934).— Roberto Almagià, Gli italiani, primi esploratori dell’ America (Roma, 1937).— Manuel Ballesteros-Gaibrois, Juan Caboto en España : nueva luz sobre un problema viejo, Rev. de Indias, IV (1943) : 607–627.— R. Gallo, Intorno a Giovanni Caboto, Atti Accad. Lincei, Scienze Morali, Rendiconti, ser. VIII, III (1948) : 209–220.— Roberto Almagià, Alcune considerazioni sui viaggi di Giovanni Caboto, Atti Accad. Lincei, Scienze Morali, Rendiconti, ser. VIII, III (1948) : 291–303.— Mapas españoles de América, ed. J. F. Guillén y Tato et al. (Madrid, 1951).— Manuel Ballesteros-Gaibrois, La clave de los descubrimientos de Juan Caboto, Studi Colombiani, II (1952).— Luigi Cardi, Gaeta patria di Giovanni Caboto (Roma, 1956).— Arthur Davies, The “English” coasts on the map of Juan de la Cosa, Imago Mundi, XIII (1956) : 26–29.— L.-A. Vigneras, New light on the 1497 Cabot voyage to America, Hisp. Amer. Hist. Rev., XXXVI (1956) : 503–506 ; The Cape Breton landfall : 1494 or 1497 ? Note on a letter by John Day, CHR, XXXVIII (1957) : 219–228.— Roberto Almagià, Sulle navigazioni di Giovanni Caboto, Riv. geogr. ital, LXVII (1960) : 1–12.— Arthur Davies, The last voyage of John Cabot, Nature, CLXXVI (1955) : 996–999.— D. B. Quinn, The argument for the English discovery of America between 1480 and 1494, Geog. J., CXXVII (1961) : 277–285.— Williamson, Cabot voyages (1962).
Bibliographie de la version révisée :
« The Cabot project » : www.bristol.ac.uk/history/research/cabot.html (consulté le 9 mars 2011). Ce projet international a été lancé en juillet 2009 par le département d’histoire de la University of Bristol, en Angleterre, « afin d’enquêter sur les voyages d’exploration qui partaient de Bristol à la fin du quinzième siècle et au début du seixième – en particulier, ceux entrepris par l’aventurier vénitien Jean Cabot ». Deux des articles publiés par E. T. Jones, chef du projet, résument les recherches récentes : « Alwyn Ruddock : “John Cabot and the Discovery of America” », Hist. Research (Oxford, Angleterre), 81 (2008) : 224–254, et « Henry VII and the Bristol expeditions to North America : the Condon documents », Hist. Research, 83 (2010) : 444–454. Douglas Hunter, dans The race to the new world : Christopher Columbus, John Cabot, and a lost history of discovery (New York, 2011), utilise, pour sa recherche, de l’information trouvée par le Cabot Project.
CABOT, SÉBASTIEN, explorateur et cosmographe italien ; fils de Jean Cabot, il a dirigé une expédition en vue de la découverte d’un passage du Nord-Ouest en 1508–1509 ; décédé en 1557.
Sébastien Cabot est né au plus tard en 1484 à Venise, où son père avait acquis des droits de citoyenneté quelque temps auparavant. Un document vénitien en date du 11 décembre 1484 indique en effet qu’à ce moment-là Jean Cabot avait déjà des fils, sans compter que, dans les lettres patentes anglaises de mars 1496, Sébastien est mentionné comme étant le deuxième de ses trois fils. Sébastien fit quatre déclarations officielles de son âge en Espagne dans les années 1536, 1538 et 1543, donnant alors à entendre qu’il était né respectivement avant 1486, vers 1479, vers 1488 et vers 1483. Si l’on écarte les deux dates extrêmes, ces documents indiquent qu’il naquit peu avant 1484 ; et, ainsi qu’il en informait Pietro Martire d’Anghiera (Peter Martyr) entre 1512 et 1515, il était encore « presque un enfant » (pene infans) quand, avant la fin de 1495, il accompagna son père en Angleterre. On a presque certainement tort de conclure que les trois fils de Jean Cabot qui sont mentionnés dans les lettres patentes de 1496 étaient alors majeurs ; de fait, l’absence de toute mention de leurs noms dans les secondes lettres patentes, qui, en 1498, autorisaient leur père à réquisitionner des navires, indique qu’ils étaient encore mineurs à ce moment-là.
Sébastien Cabot était donc vénitien de naissance et il est mentionné comme tel, tant dans un document anglais de 1505 que dans les déclarations qu’il fit lui-même en Espagne à Pietro Martire avant 1515 et à l’ambassadeur de Venise en 1522. Ce n’est qu’après son retour en Angleterre, en 1548, qu’il demanda la nationalité anglaise, sans doute afin de se protéger contre l’extradition et le retour en Espagne. Le faux récit de sa jeunesse qu’il fit alors circuler est rapporté par Richard Eden (The decades of the newe worlde or west India, 1555) : « Sébastien Cabot m’a dit qu’il était né à Brystowe, qu’à l’âge de iiij. ans son père l’emmena à Venise et qu’il revint en Angleterre au bout de quelques années ; c’est pourquoi on a cru qu’il était né à Venise. »
Quant à la participation de Sébastien au voyage de découverte de son père en 1497, on n’a pas d’autre témoignage que la huitième légende figurant sur sa mappemonde de 1544 (maintenant à la Bibliothèque nationale, à Paris) : « Cette terre a été découverte par Jean Cabot, le Vénitien, et son fils Sébastien Cabot ». Et il n’existe aucune preuve que le fils ait pris part à la seconde expédition de son père, en 1498, à laquelle on en vint à rapporter les déclarations de Sébastien au sujet de son propre voyage subséquent. Cette confusion explique pourquoi on crut à tort, du xvie au xixe siècle, que c’était Sébastien et non Jean Cabot qui avait dirigé les expéditions de 1497 et de 1498 ; d’où également la réaction qui a porté Henry Harrisse (1896), sans autre justification, à condamner chez Sébastien le « peu de souci pour la vérité », en supposant qu’il avait voulu s’arroger le mérite des découvertes de son père.
Le nom de Sébastien Cabot ne figure, de 1501 à 1506, sur aucun des documents relatifs aux opérations du syndicat anglo-portugais connu sous le nom de Company Adventurers into the New Found Lands [V. Fernandes et Gonsales]. Les lettres patentes royales délivrées à la compagnie en 1501 et en 1502 ne portaient nulle atteinte aux privilèges accordés à Jean Cabot et à ses hoirs en 1496 ; car ces privilèges étaient « transmissibles à perpétuité », et Sébastien Cabot devait obtenir, en 1550, une copie authentique du document primitif. Le 3 avril 1505, le roi Henri VII accordait à « Sébastien Caboto, Vénitien » une rente de £20 « en reconnaissance des services fidèles et assidus » qu’il a rendus « dans notre ville et port de Bristowe » et dans ses environs (PRO, E. 159, 20 Hen. VII). Les conditions de cette rente, qui ont pu être inspirées par la nouvelle ou la supposition de la mort de Jean Cabot et, partant, l’annulation de sa pension, ne doivent pas faire croire que Sébastien avait participé aux activités de la compagnie d’aventuriers, non plus, de fait, qu’à aucun autre voyage océanique entrepris pour le compte de la couronne. Il est néanmoins possible, sinon probable, qu’il ait acquis durant cette période l’expérience maritime nécessaire pour commander une expédition en 1508–1509, et que les voyages de la compagnie vers des terres non identifiées aient influé dans une certaine mesure sur ses propres projets.
Au sujet du voyage de Sébastien Cabot, il n’existe aujourd’hui ni document officiel ni récit contemporain. La date du voyage est mentionnée par trois auteurs du xvie siècle, dont l’un connaissait Cabot et s’était entretenu avec lui. Il s’agit de Pietro Martire qui, dans son De orbe novo, Septième Décade (Alcalà, 1530), rédigée en 1524, parle de la découverte du « Bachalaos » par Sébastien Cabot 16 ans plus tôt (« anno ab hinc sexto decimo »), c’est-à-dire en 1508 ou 1509 ; de Marcantonio Contarini, qui déclara au Sénat de Venise, en 1536 (Wien, Oesterreichische Nationalbibliothek, Codex 6 122) que Sébastien Cabot était parti sous le règne de Henri VII et qu’il était rentré en Angleterre après la mort du roi ; et de George Best, dont le récit des voyages de Frobisher (A true discourse, 1578) fixait l’expédition de Cabot à l’an 1508. La validité de ces témoignages identiques pèse plus que les témoignages contradictoires d’autres écrivains du xvie siècle qui, confondant de façon générale le voyage de Sébastien avec ceux de son père, en ont diversement fixé la date à 1496, 1497 ou 1498. Or le voyage commença soit au printemps de 1508, soit (ce qui est moins probable) au printemps de 1509, et se termina à une date postérieure au 21 avril 1509.
L’objectif du voyage et la route suivie ont été décrits plus tard par Sébastien Cabot à diverses personnes, qui les ont rapportés avec de légères variantes. Dans sa Troisième Décade, rédigée en 1515 et imprimée à Alcalà en 1516, Pietro Martire a consigné ce que lui avait relaté Cabot, qui avait été son hôte à Séville ; des détails supplémentaires furent ajoutés par l’éditeur (probablement Giovanni Battista Ramusio) du Summario de la generale historia de l’Indie occidentali ([Venise], 1534), ouvrage fondé sur des renseignements puisés chez Pietro Martire et d’autres auteurs. En 1520–1521, Cabot parla de sa « découverte » à un agent vénitien établi en Angleterre et, en 1522, à Gasparo Contarini, ambassadeur de Venise en Espagne, en des termes que Contarini a rapportés dans sa dépêche datée de Valladolid le 31 décembre 1522. En 1550, Ramusio publia dans son Primo Volume delle navigationi et viaggi une version déformée du voyage, version qu’il tenait d’un anonyme « gentilhomme de Mantoue » qui prétendait l’avoir obtenue de la bouche même de Cabot quelques années auparavant. En 1551, Cabot, qui était alors en Angleterre, correspondait avec Ramusio, qui publia dans le Terzo volume delle navigationi et viaggi (Venise, 1556) un résumé d’une lettre dans laquelle Cabot lui avait fait le récit de son voyage. Et enfin, du vivant de Cabot, dans les années que Cabot passa en Angleterre à partir de 1548, et après sa mort, survenue en 1557, divers Anglais, notamment Richard Eden (1555), Sir Humphrey Gilbert, dans A discourse of a discoverie for a new passage to Cataia (Londres, 1576 ; écrit en 1566), et Richard Willes, dans History of travayle in the West and East Indies […] (Londres, 1577), ont parlé de son voyage et de sa découverte de 1508–1509 en s’appuyant sur ses cartes et ses documents. Parmi d’autres auteurs qui de bonne heure donnèrent des détails, de sources d’ailleurs inconnues, au sujet de ce voyage, on peut citer le chroniqueur espagnol López de Gómara (1552), le Portugais António Galvão (1563) et le Suisse Urbain Chauveton (1579).
Tous ces auteurs indiquent que l’expédition de Sébastien Cabot fut dirigée en premier lieu vers les régions arctiques, bien au nord des côtes que son père avait reconnues en 1497. On doit nécessairement conclure, comme l’ont fait Winship dans Cabot bibliography (1900) et Williamson dans Voyages of the Cabots (1929), que la « découverte intellectuelle de l’Amérique » eut lieu à une date postérieure à 1498, que Sébastien chercha en 1508 un passage maritime au nord du continent et qu’il croyait lui-même avoir découvert un tel passage. Gómara, qui avait peut-être connu Cabot en Espagne, ne craint pas d’affirmer qu’il se proposait « d’atteindre le Cathay par le nord et d’en rapporter des épices en moins de temps que les Portugais ne mettent pour y aller par le sud », et de savoir en outre si les Indes « étaient un pays habitable », c’est-à-dire propre à la colonisation.
Les deux récits les plus explicites du voyage, récits dont les auteurs prétendent s’être renseignés auprès de Cabot lui-même, sont ceux de Pietro Martire (1516) et de Ramusio (1556) ; les variantes qu’on trouve dans d’autres relations proviennent de sources moins sûres. Voici ce que dit Pietro Martire : « Il arma deux navires à ses frais, en Angleterre, et avec trois cents hommes il fit d’abord voile vers le nord assez loin pour que même dans le mois de juillet on pût voir de grandes banquises flottant dans la mer et pour qu’il fît jour presque continuellement ; pourtant la glace fondait et la terre était libre. Il fut donc contraint, comme il le dit lui-même, de mettre le cap vers l’ouest. Puis il poursuivit sa course encore plus vers le sud, à cause de la courbe du littoral, de sorte qu’il se trouvait presque au niveau du détroit de Gibraltar ; il pénétra si avant vers l’ouest qu’il avait l’île de Cuba à sa gauche presque à la même longitude que son navire […] Il baptisa ces côtes du nom de Bacallaos. » Ramusio rapporte des propos que lui tint Cabot : « Il m’a dit que, ayant navigué longtemps vers l’ouest puis un quart vers le nord le long d’îles situées en bordure de ladite terre, à 67º½ de latitude sous notre pôle, le 11 juin, et s’étant trouvé en pleine mer sans rencontrer d’obstacles, il crut fermement qu’il pouvait, par cette voie, pousser jusqu’au Cathay oriental, ajoutant qu’il l’aurait fait si la mauvaise volonté du pilote et des matelots, qui étaient enclins à la mutinerie, ne l’avait contraint à rebrousser chemin. ». Ces récits, auxquels viennent s’ajouter les détails fournis pas Gómara, indiquent que Sébastien partit avec deux vaisseaux (dont l’armement fut probablement payé conjointement par lui-même, le roi et les marchands) et 300 hommes (chiffre invraisemblable), d’un port anglais (dont on ne donne pas le nom), et que, passant par l’Islande et le sud du Groenland, il atteignit la côte du Labrador, d’où il poussa vers le Nord-Ouest jusqu’à 67º½ nord (Gómara, « 58 degrés, bien qu’il ait lui-même dit beaucoup plus » ; Galvão, « 60 degrés »). Là, il se trouva en pleine mer, mais son équipage refusa d’aller plus loin. Il longea alors la côte nord-américaine dans la direction du Sud-Ouest jusqu’à la hauteur de Gibraltar (Gómara : « jusqu’à 38 degrés ») avant de retourner en Angleterre.
Si l’on accepte le récit de Sébastien Cabot, il faut reconnaître qu’il a franchi le détroit d’Hudson jusqu’à l’entrée de la baie d’Hudson. Mais il croyait avoir découvert l’accès du passage nord-ouest vers le Cathay, et les cartes qu’il dessina plus tard et qu’ont décrites des auteurs anglais, notamment Willes (1577), indiquaient un large passage allant vers l’Ouest depuis un point situé entre 61° et 64° nord sur une distance d’environ dix degrés, avant de s’élargir en direction du Sud jusque dans le Pacifique. Ces cartes sont maintenant perdues, mais l’illustration du passage sur le globe établi par Gemma Frisius (1537) conservé au musée de Globus de Vienne, et qui, d’après Willes, le représente de la même façon, nous montre comment Sébastien concevait ce passage dont il s’attribuait la découverte. La recherche d’une route maritime vers le Cathay devait dominer toute sa carrière subséquente au service des Espagnols et des Anglais et nous fournir les mobiles de transactions obscures et tortueuses auxquelles il participa.
Le 1er mai 1512, Cabot fut payé pour avoir exécuté une carte de la Gascogne et de la Guyenne (BM, Add. MS 21 481) et, le même mois, il accompagnait l’armée anglaise qui avait été envoyée en Espagne pour envahir la France. On ne saura jamais s’il espérait obtenir l’aide des Espagnols pour un nouveau voyage d’exploration. En tout cas, il importe de noter qu’en 1511 le gouvernement espagnol avait projeté une expédition « destinée à découvrir le secret de la terre nouvelle » appelée « Terra nova » et que peu après son arrivée, en juin 1512, Cabot se rendit à la cour d’Espagne, à Burgos, où il s’entretint avec ceux qui étaient chargés des affaires coloniales. Le 13 septembre, le roi Ferdinand donnait l’ordre au commandant anglais de lui envoyer Cabot, et, le 20 octobre, celui-ci était nommé capitaine de vaisseau au service de l’Espagne. On lui accorda un congé pour lui permettre de retourner en Angleterre et de ramener sa famille ; il s’établit alors à Séville. En 1515, il devenait « pilote de Sa Majesté ». Bien que le roi l’eût consulté sur les questions de découverte en mars 1514 et que Pietro Martire eût fait mention dans ses écrits, l’année suivante, d’un projet d’expédition qui était prévu pour 1516 « afin de lui permettre de découvrir ce secret de la nature », c’est-à-dire le passage du Nord-Ouest, rien n’indique qu’il ait entrepris un tel voyage pour le compte de l’Espagne. Peut-être la mort de Ferdinand, survenue en janvier 1516, mit-elle fin à ce projet ; en tout cas son successeur, Charles Quint, nomma Cabot, le 5 février 1518, pilote-major de la Casa de la Contratación, poste qu’avait occupé jusque-là Juan Diaz de Solís.
L’abandon par les Espagnols d’un projet de voyage en 1516 explique peut-être pourquoi Cabot conservait d’autres cordes à son arc en demeurant en relations avec les gouvernements anglais et vénitien. Peut-être fit-il un bref séjour à Londres en 1516. En 1531, Richard Eden rapportait qu’un voyage pour le compte des Anglais « jusque dans la terre nouvelle » – voyage qui n’eut d’ailleurs pas lieu – avait été projeté en 1517 « sous la conduite » de Cabot et de Thomas Spert. Quoi qu’il en soit, il a été établi qu’au cours des années 1520 et 1521 Cabot fut associé aux plans élaborés par Henri VIII et le cardinal Wolsey en vue d’un voyage « vers l’île nouvellement découverte ». Cabot (ainsi qu’il le disait lui-même à Gasparo Contarini à la fin de 1522) se vit offrir par Wolsey « des conditions alléchantes pour diriger une armada qu’il allait armer en vue d’un voyage de découverte ». Bien que, dans ses entretiens avec Contarini, il ait prétendu n’avoir accepté cette offre que sous réserve du consentement du roi d’Espagne, on donna à entendre aux compagnies de marchands anglais qui furent invités à commanditer l’entreprise, que Cabot allait diriger l’expédition. C’est précisément ce qui fit hésiter les compagnies londoniennes à se lancer dans cette affaire. Les Drapiers, ayant étudié le projet en mars 1521 de concert avec les Merciers, proposèrent l’emploi d’Anglais de naissance, « capitaines et marins […] expérimentés et connaissant bien ladite île et son voisinage », car ils estimaient qu’il était trop dangereux de risquer des vaisseaux et des marchandises « entre les mains d’un homme qui, sauf erreur, se nomme Sébastien, lequel Sébastien, nous dit-on, n’est jamais allé lui-même dans cette île, même s’il parle de bien des choses que son père et d’autres lui ont racontées il y a longtemps ». Le scepticisme des marchands à l’égard de Cabot ne doit pas nous faire oublier la confiance que lui témoigna Wolsey, qui devait être au courant du voyage de 1508–1509 et des résultats de cette entreprise. Pour des motifs étrangers à notre propos, le projet de 1520–1521 fut abandonné.
Cabot déclara à Contarini, en 1522, qu’il s’était retiré de l’affaire projetée parce qu’il éprouvait du remords de n’avoir pas tenu compte des intérêts de sa « terre natale » (Venise), à la suite d’un entretien à Londres avec un moine vénitien à qui il avait dit « avoir les moyens d’associer Venise à ces entreprises de navigation et de lui indiquer un passage dont elle retirerait des avantages considérables ; c’est la vérité, car c’est moi qui l’ai découvert. » Rentré à Séville, Cabot poursuivit ses démarches par l’entremise d’un citoyen de Raguse, auprès du Conseil des Dix, à Venise, lequel donna l’ordre à Contarini de voir Cabot et, s’il le jugeait à propos, de l’inviter à venir à Venise « exposer son projet ». Lorsque Cabot rendit visite à Contarini au mois de décembre 1522, sur l’invitation de ce dernier, il fut bouleversé de constater que l’ambassadeur vénitien était au courant de ses négociations privées et il le supplia « de garder la chose secrète, car cela pourrait me coûter la vie » ; il refusa de divulguer son plan à quiconque sauf aux Dix, mais consentit à se rendre à Venise avec la permission de l’empereur, « afin de recouvrer la dot de sa mère ». Jusqu’à la fin du mois de juillet 1523, on continua d’échanger des lettres au sujet des dispositions à prendre en vue de la visite projetée. La rupture des négociations est probablement attribuable à la difficulté qu’aurait eue Cabot, en tant que pilote-major, à obtenir un congé à la veille même de pourparlers entre l’Espagne et le Portugal au sujet des Moluques.
Les fonctions de pilote-major, établies lors de la nomination du premier titulaire de ce poste, Amerigo Vespucci, en 1508, comprenaient l’enseignement de la navigation et de la fabrication des instruments, l’examen et l’immatriculation des pilotes, l’étude et la correction des cartes officielles et la compilation de renseignements hydrographiques tirés des journaux des pilotes. Le pilote-major était donc le principal conseiller géographique du gouvernement espagnol pour les questions de navigation outre-mer. Après le retour de la Vitoria, le seul navire qui restât de l’escadre de Magellan, en 1522, on amorça l’échange d’instruments diplomatiques au sujet de l’emplacement des îles des Épices par rapport au prolongement vers l’est de la raya ou ligne de démarcation convenue dans le traité de Tordesillas (1494) conclu entre l’Espagne et le Portugal. Le 15 avril 1524, Cabot et deux autres spécialistes signaient un « Rapport sur la longitude des îles Moluques », et, le 25 avril, Cabot et 12 autres personnes signaient une lettre à l’empereur l’informant de la rupture des négociations entre les membres espagnols et les membres portugais de la commission ou junte des pilotes.
En 1524, un groupe de marchands sévillans se constituaient en compagnie pour le financement d’un voyage de commerce dans le Pacifique par voie de l’Amérique du Sud. En septembre, Cabot, qui s’était vu confier le commandement de l’expédition, obtenait le consentement du Conseil des Indes et l’appui de la couronne sous forme de participation aux frais d’armement des navires et aux dépenses de l’expédition. L’intérêt de Charles Quint pour cette expédition semble avoir différé de celui des promoteurs primitifs, car l’exploration des côtes de l’Amérique du Sud le préoccupait plus que le passage vers les Indes. Au cours de l’année 1525, on acheva les préparatifs du voyage, mais cela n’alla pas sans intrigues nombreuses qui reflétaient les divergences de vues des promoteurs de l’entreprise. La flotte comprenait quatre navires et environ 200 hommes. Cabot, qui conservait son poste de pilote-major dont les fonctions devaient être remplies en son absence par deux suppléants et qui avait obtenu que le supplément de ses émoluments fût versé à sa femme, fut nommé capitaine général, tandis que Martin Méndez était lieutenant général et Miguel de Rodas, pilote du « capitan » ou vaisseau capitaine ; le commandement des autres navires était confié à Gregorio Caro, Francisco de Rojas et Miguel Rifos ; au nombre des passagers se trouvaient le cosmographe Alonso de Santa Cruz et deux Anglais, Roger Barlow et Henry Patiner.
L’expédition « pour la découverte de Tharsis, d’Ophir et du Cathay oriental » partit de Sanlucar de Barrameda le 3 avril 1526, mettant le cap vers le Sud sur les îles Canaries et les îles du Cap-Vert. La route sud-sud-ouest qu’adopta alors Cabot contre l’avis des pilotes les mena dans une zone de calmes et de vents contraires ; il leur fallut plus d’un mois pour arriver en vue de la terre au nord de Pernambuco, puis ils passèrent trois mois à longer la côte jusqu’au cap Frio et consacrèrent ensuite un mois à se rendre de ce cap à l’île Santa Catarina, située au 27e degré sud, où le navire capitaine s’échoua et fut perdu le 28 octobre. Entre-temps, Cabot, s’inspirant de renseignements obtenus de colons portugais et de survivants espagnols d’expéditions antérieures, avait décidé d’explorer la région de la Plata en quête des métaux précieux qu’il croyait exister en abondance dans cette contrée. Méndez, Rojas, Rodas et d’autres officiers qui, soucieux des objectifs commerciaux de l’expédition, s’élevèrent contre cette décision, furent abandonnés dans l’île Santa Catarina. En février 1527, l’escadre de Cabot entra dans le rio de la Plata et on passa cinq mois à en explorer l’estuaire. En août, on construisit au confluent du rio Uruguay et du rio San Salvador un fort qu’on nomma San Salvador et où on laissa les deux plus gros navires. À bord d’un brigantin et d’une galère construite à Santa Catarina, Cabot partit avec quelques-uns de ses hommes à la tête d’un groupe à la recherche d’or ; l’expédition remonta le rio Paraná, construisit le petit fort Sancti Spiritus sur le rio Carcarañá, puis remonta le rio Paraguay. Après avoir perdu 18 hommes dans une embuscade, le groupe retourna à San Salvador, rencontrant en chemin Diego García, chef d’une nouvelle expédition espagnole sur le rio de la Plata. Cabot renvoya un de ses navires en Espagne avec mission d’y présenter ses rapports et ses accusations contre les mutins et de demander de nouveaux approvisionnements ; puis il passa l’hiver de 1528–1529 à San Salvador. Au printemps, il remonta la rivière jusqu’à Sancti Spiritus où, pendant sa brève absence, à l’automne de 1529, les Amérindiens s’étaient emparés du fort et l’avaient pillé ; Cabot recouvra les gros canons et se retira à San Salvador. Il y tint conseil le 6 octobre 1529, et il fut décidé que l’expédition retournerait en Espagne. En compagnie de García, Cabot fit voile jusqu’à São Vicente, où Rojas les rejoignit ; puis après avoir acheté 50 esclaves amérindiens et longé les côtes du Brésil, Cabot mit le cap sur l’Espagne et arriva à Séville le 22 juillet 1530 avec un navire et 24 hommes.
Entre cette date et la fin de l’année, Cabot fut traduit en justice par la couronne, par Rojas et par les parents de Méndez et de Rodas qui avaient tous deux perdu la vie. Accusé d’avoir désobéi aux instructions, commis des actes arbitraires et causé la mort de certains de ses officiers, il fut jugé par le Conseil des Indes et condamné, en mai-juillet 1531, à deux ans d’exil en Afrique et au paiement d’une somme considérable en dommages-intérêts ; il interjeta appel et la cour porta la peine d’exil de deux à quatre ans le 1er février 1532. Pendant ce procès, l’empereur était absent en Allemagne ; à son retour au printemps de 1532, Cabot lui soumit une description de la région du rio de la Plata ainsi qu’une proposition en vue d’un autre voyage à « Tharsis, Ophir, le Cathay oriental et le Cipangu ». On avait saisi son traitement et ses arriérés de solde pour acquitter les dommages-intérêts et les frais de ces procès, mais la peine d’exil ne fut pas appliquée ; et bien qu’on n’ait retrouvé aucune preuve qu’il ait été gracié, il reprit apparemment ses fonctions de pilote-major en 1532. On peut y voir la preuve que Charles Quint était satisfait des résultats géographiques de l’expédition au rio de la Plata (même s’il est exagéré de prétendre, comme le fait J. A. Williamson, que l’empereur fut « le véritable saboteur du voyage vers les îles aux Épices ») et qu’il s’attendait à voir Cabot rendre encore d’autres services.
Le voyage avait néanmoins fait ressortir les faiblesses de Cabot en tant qu’homme d’action : il avait prématurément abandonné le navire capitaine échoué ; devant le mécontentement de ses subordonnés, il avait agi avec précipitation et dans un esprit de vengeance, sans d’ailleurs s’imposer. Mais les reproches qu’on lui fit en tant que navigateur ne semblent pas justifiés.
Le 24 juin 1533, Cabot écrivait au secrétaire du Conseil des Indes au sujet de trois cartes qu’il avait préparées pour l’empereur et d’une méthode permettant de déterminer la longitude d’après les déclinaisons magnétiques. En 1534, la Casa de la Contratación enquêta sur l’examen qu’il faisait subir aux pilotes ; l’enquête dut tourner à son avantage, puisqu’un décret (cédula) du 11 décembre lui ordonna d’examiner des pilotes pour les voyages aux Indes. L’année suivante, Cabot témoigna au procès intenté à la couronne par les héritiers de Colomb ; il déclara alors ne pas savoir si les terres situées au nord du golfe du Mexique constituaient « un continent ». Le 11 mars 1541, à Séville, il passait un contrat avec deux imprimeurs allemands « Lazaro Noremberguer » (Lazaro Aleman ou Cromberger) et « Gabriel Miçel » (Gabriel Witzel ?) pour l’impression d’une mappemonde indiquant les plus récentes découvertes ; il semble que ce contrat ait été renouvelé en 1545, alors que la carte était déjà gravée, bien qu’on n’eût encore obtenu aucun privilège impérial. Il s’agit presque certainement de la grande mappemonde accompagnée de 22 légendes imprimées en espagnol et en latin, dont la dix-septième attribue la carte à Sébastien Cabot et fait mention de l’année 1544 ; cette carte, dont l’unique exemplaire existant est à la Bibliothèque nationale, à Paris, offre le seul exemple du travail cartographique de Cabot. Il est peu probable qu’elle ait été calquée sur le Padrón real ou grande carte espagnole officielle, et il est clair qu’elle est tirée, dans l’ensemble, d’une mappemonde de l’école de Dieppe ; mais la mention, sur la carte même ainsi que dans les septième, huitième et dix-septième légendes, des voyages des Cabot peut fort bien être due à Sébastien, comme d’ailleurs les instructions sur la navigation qui figurent à la dix-septième légende.
Au cours de ces années, Sébastien Cabot, en tant que pilote-major, s’intéressait à la révision du Padrón real et aux problèmes d’établissement de cartes, questions sur lesquelles les opinions des cosmographes et des pilotes espagnols étaient partagées. Ces travaux le mirent souvent aux prises avec les autres pilotes et cosmographes de la Casa de la Contratación, et peut-être perdit-il un peu la confiance de l’empereur. La question la plus controversée à laquelle il fut mêlé fut la proposition formulée en 1544 par le cosmographe Diego Gutiérrez de corriger le Padrón real en y indiquant la latitude par une double gradation. Cabot appuya Gutiérrez et signala de nombreuses erreurs relevées dans le Padrón real ; mais les avis des autres cosmographes l’emportèrent et, en 1545, Cabot se vit contraint de souscrire à la condamnation officielle des réformes proposées par Gutiérrez et d’obliger celui-ci à établir ses cartes conformément au Padrón real.
Plusieurs contemporains de Cabot citent ses vues sur les déclinaisons magnétiques et leurs rapports avec la longitude. Dès 1522, il soumettait à Contarini une méthode « pour déterminer, au moyen de la boussole, la distance entre deux points, de l’est à l’ouest » ; il souligna maintes fois l’importance d’indiquer la ligne agonique comme méridien, sur les cartes ; et il aurait exposé sa thèse au roi Édouard VI d’Angleterre, entre 1549 et 1553. Un autre mode de calcul de la longitude, proposé par Cabot et décrit par Alonso de Santa Cruz, se fonde sur la déclinaison du soleil, observée au quadrant.
Il semble que Cabot était devenu de moins en moins satisfait d’être au service de l’Espagne et dès 1538 on le voit sollicitant un emploi en Angleterre ; selon un mémoire de Sir Thomas Wyatt, ambassadeur en Espagne, il était « désireux, s’il ne pouvait servir le roi [d’Angleterre], au moins de le voir, à titre d’ancien patron. » On ignore quelle réponse lui fit l’Angleterre ; mais il est fort douteux que Cabot soit le « pilote de Séville » dont les services, selon une nouvelle provenant de Londres, auraient été retenus par le roi en 1541. Six ans plus tard, après la mort de Henri VIII, le gouvernement anglais invita apparemment Cabot à entrer à son service ; le 9 octobre 1547, le Privy Council accordait un mandat de £100 « pour le transport d’un certain Shabot, pilote, qui doit venir d’Espagne. » Cabot prenait alors ses dispositions pour quitter discrètement ce pays : le 6 mars 1548 il déléguait ses fonctions de pilote-major à Hernando Blas et à Diego Gutiérrez, le 11 mai il faisait son testament et le 9 juillet on lui accordait un congé de cinq mois « pour aller en Allemagne ». Le paiement de son traitement fut autorisé par des décrets (cédulas) royaux les 19 octobre et 8 novembre 1548 ; mais il est probable que Cabot avait déjà quitté l’Espagne. Le 6 janvier 1549 le roi Édouard VI lui accordait une rente de £166 13s 4d, payable à compter de la Saint-Michel 1548 (peut-être s’agit-il de la date de son arrivée en Angleterre), « pour […] services passés et à venir » ; et, le 11 septembre 1549, Henry Ostryge acceptait un mandat de £100 « pour conduire Sébastien Sabott ».
Dans une communication adressée de Bruxelles au Privy Council le 25 novembre 1549, Charles Quint demandait le retour de Cabot, « homme très nécessaire à l’empereur, dont il est le serviteur et de qui il a obtenu une pension ». À quoi le conseil répondit le 21 avril 1550 que « Cabot […] a lui-même refusé de se rendre en Espagne ou auprès de l’empereur et, puisque c’est là son attitude et qu’il est sujet du roi, il ne serait ni raisonnable ni juste qu’on le forçât à agir contre sa volonté. » Un entretien entre Cabot et l’ambassadeur d’Espagne à Londres ne fut guère plus fructueux ; et une dernière requête, adressée par l’empereur à la reine Marie le 9 septembre 1553, dans laquelle il priait celle-ci d’accorder un congé à Cabot afin de lui permettre de venir en Espagne pour des entretiens, suscita, le 15 novembre 1554, une réponse de Cabot lui-même dans laquelle il s’excusait pour des raisons de maladie ; il ajoutait cependant ceci : « Je voudrais avant de mourir divulguer à votre majesté le secret que je possède. » Ce ne fut pas la seule porte que Cabot laissa ouverte, car, en 1551, il avait correspondu avec Venise, offrant des avis professionnels et s’enquérant une fois de plus de son héritage.
On a le droit de mettre en doute l’affirmation d’Hakluyt lorsqu’il soutient que Cabot fut nommé « Grand pilote d’Angleterre » par Édouard VI. Cabot fut certainement consulté vers 1553 au sujet d’un plan de débarquement anglo-français au Pérou (le « secret » auquel il avait fait allusion dans sa lettre à Charles Quint) ; mais son rôle principal était celui de conseiller des Anglais en matière d’expéditions pour la découverte d’un passage nord-est. Il devint gouverneur de la compagnie constituée au printemps de 1553 et connue plus tard sous le nom de Muscovy Company ; c’est d’ailleurs à ce titre qu’il rédigea, le 9 mai 1553, les instructions du premier voyage organisé par la compagnie, sous la direction de Sir Hugh Willoughby et de Richard Chancellor. Cabot demeura gouverneur après l’octroi d’une nouvelle charte à la compagnie, en 1555, et il aida à préparer l’expédition qui fut lancée en 1556 sous la direction de Stephen Borough. Imprimé par Hakluyt, le récit de Borough rapporte que Cabot (maintenant âgé de près de 74 ans) se rendit lui-même à Gravesend, monta à bord de la pinasse, puis, à une fête qu’il donna à l’auberge pour tous les membres de l’équipage, « se montra plein d’entrain […] et prit part à la danse avec les jeunes et vigoureux marins. »
En février 1557, son successeur au poste de gouverneur de la compagnie était en fonction. En mars, Cabot toucha lui-même sa pension trimestrielle ; en mai, la pension fut renouvelée et octroyée conjointement à Cabot et à William Worthington ou au survivant des deux ; en juin et septembre, quelqu’un toucha la pension au nom de Cabot ; et en décembre, lorsqu’elle fut versée à Worthington seul, « de annuitate sua », Sébastien Cabot devait être mort. Il n’est resté de lui aucun testament postérieur à celui qu’il fit à Séville le 11 mai 1548.
En 1582, Hakluyt (Divers voyages touching the discoverie of America) faisait mention des cartes et des discours de Cabot, « dessinées et rédigés par lui et qui sont sous la garde de […] William Worthington », ainsi que du projet (formulé peut-être par Hakluyt lui-même) de les publier. Ils ne le furent pas, malheureusement, et les seuls écrits de Sébastien Cabot qui soient parvenus jusqu’à nous sont les documents espagnols reproduits par Harrisse (1882 et 1896), par Toribio Medina (1908) et par Pulido Rubio (1950), les documents anglais imprimés par Hakluyt (1589), ainsi que certaines citations indirectes de ses lettres et conversations, conservées par des auteurs du xvie siècle. De ses cartes, la mappemonde imprimée de 1544, avec ses légendes, subsiste en un seul exemplaire, bien qu’il existe aussi un second exemplaire des légendes, en latin et sous forme d’opuscule. Quant à la version de sa carte « établie » (ou gravée ?) par Clement Adams, en 1549, semble-t-il, où le texte des légendes est différent, il en existait des exemplaires dans diverses bibliothèques aux xvie et xviie siècles ; selon la description qu’on en a donnée, la carte révisée en Angleterre, sans doute sous la direction de Cabot, montrait comment celui-ci concevait le passage du Nord-Ouest dont il se croyait le découvreur. Il existait encore des copies de cette carte dans la collection royale vers 1660, mais elles furent probablement détruites dans les incendies du palais de Whitehall en 1691 et en 1697.
Une peinture à l’huile de Sébastien Cabot vieillard, peut-être semblable à celle que Purchas dit avoir vue dans la collection royale de Whitehall avant 1625, a appartenu successivement aux xviiie et xixe siècles, à Lord Errol, à C. J. Harford, de Bristol, et à Richard Biddle, de Pittsburg (Pennsylvanie). Elle a été détruite dans un incendie en 1845 ; les sociétés historiques du Massachusetts et de New York ainsi que le maire et le conseil de ville de Bristol en possèdent des copies, exécutées par J. G. Chapman. Il s’agit d’un portrait stylisé, semble-t-il, exécuté après la mort de Cabot.
Au sujet de la famille Cabot, il ne subsiste que des notices recueillies ici et là. Que Cabot se maria et eut des enfants en Angleterre avant 1512, année où il passa au service de l’Espagne, on en a la preuve dans son voyage à Londres à la fin de cette année-là pour emmener sa femme et sa famille (su mujer y casa) à Séville et aussi dans un passage tiré d’un document espagnol daté du 14 septembre 1514, selon lequel sa femme Juana (Joanna ?), de la paroisse de St. Giles, à Londres, était alors décédée, et enfin dans l’inscription sur un registre anglais d’un legs fait à sa fille Elizabeth, le 7 mai 1516, par son parrain William Mychell, de Londres. Il semble bien que Cabot se remaria en Espagne ; divers documents officiels en date du 25 août 1525 indiquent qu’il avait convolé avec Catalina de Medrano. Des témoins au procès qui suivit le retour de Cabot en Espagne en 1530 indiquèrent dans leur déposition que sa femme était autoritaire et qu’elle s’immisçait dans ses affaires. Elle mourut le 2 septembre 1547. Une fille de Cabot mourut en 1533 ; son nom n’est pas indiqué et on ignore si elle était née en Angleterre ou en Espagne. La mention des « fils » de Catalina de Medrano, relevée dans un seul document remontant à 1525, peut bien n’être qu’une formule officielle. Un document anglais de l’année 1586 dit que Henry Ostrynge, qui amena Cabot en Angleterre en 1548, était son « gendre ». On n’a pu prouver l’existence d’aucun descendant de Sébastien Cabot.
On trouvera dans la bibliographie de Jean Cabot les titres des ouvrages dont on ne cite ici que l’auteur et l’année de publication.— R. Biddle (1831).— H. Harrise (1882).— F. Tarducci (1892).— R. Almagià (1937) ; Commemorazione di Sebastiano Cabota nel IV centenario della morte (Venezia, 1958).— C. R. Beazley (1898).— H. P. Biggar (1903 et 1911).— H. Harrisse (1896).— José Pulido Rubio, El pilota mayor de la casa de la Contratación de Sevilla (Sevilla, 1950).— J. Toribio Medina, El veneciano Sebastián Caboto al servicio de España (Santiago de Chile, 1908).— J. A. Williamson (1929).— J. A. Williamson (1962).— G. P. Winship (1900).
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ELIOT (Elyot, Eliott, Ellyot), HUGH, marchand de Bristol qui, avec Robert Thorne l’aîné, aurait été le découvreur anglais de l’Amérique ; circa 1480–1510.
On ne sait que peu de chose de la vie d’Eliot. Mis en cause dans une action en chancellerie en 1485, il fit du commerce avec la France, l’Espagne et d’autres pays à partir de 1492. Il fut shérif de Bristol en 1500–1501 et y fut mêlé à de nombreux procès jusqu’en 1510. Robert Thorne le jeune prétendit en 1527 que son père et Hugh Eliot avaient été les « découvreurs de la Terre Neuve ». John Dee lut cette affirmation alors qu’il étudiait les droits des Anglais sur l’Amérique du Nord entre 1577 et 1580. Il donna raison à Thorne et ajouta, en s’appuyant sur une autorité inconnue (ou inexistante), que la découverte eut lieu « vers 1494 ».
À part la légende « 1494 » qui figure sur la carte de Cabot de 1544 [V. Sébastien Cabot] et qui est fort contestée, il n’existe aucune preuve qu’un voyage ait eu lieu cette année-là. On croit généralement qu’Eliot et Thorne Accompagnaient Jean Cabot en 1497 et qu’ils firent alors la découverte, parce qu’ils avaient été les premiers à apercevoir la terre. L’affirmation de John Day, en 1497–1498, d’après laquelle les Anglais avaient découvert l’île du Brésil « en d’autres temps », peut sembler les rejeter, en tant que découvreurs indépendants, à une époque antérieure. Par exemple, Eliot a pu participer aux voyages de 1480 et 1481 [V. John Jay et Thomas Croft].
En 1502, Eliot, Robert et William Thorne, son frère, achetèrent un navire, le Gabriel, à Dieppe, peut-être en vue d’une exploration en Amérique. Le nom de Hugh Eliot figurait sur la charte que Henri VII lui accorda, le 9 décembre 1502, ainsi qu’à Thomas Asshehurst, João Gonsales et Francisco Fernandes, pour qu’ils poursuivent les voyages commencés en 1501 vers l’Amérique du Nord par la compagnie anglo-portugaise « Adventurers into the New Found Lands ». Il maintint son activité au sein de la compagnie tant qu’elle dura, y plaçant de l’argent et des navires, mais nous ne savons pas s’il traversa lui-même l’Atlantique. La compagnie fut dissoute en 1505 et il fut par la suite mêlé à des procès en recouvrement de dettes contre Francisco Fernandes. Il fait le pont entre les entreprises américaines de la fin du xve siècle et celles du début du xvie.
THORNE, ROBERT, père, décédé en 1519, et ROBERT THORNE, fils (1492–1532) ; tous deux marchands de Bristol dont le nom est associé aux premiers voyages en Amérique.
Pendant plus de 40 ans à partir de 1479, Thorne, père, entretint activement de Bristol des relations commerciales avec l’Espagne, le Portugal, l’Islande et d’autres pays. En 1501, il fit l’acquisition d’un navire conjointement avec Hugh Eliot ; en 1510, il était membre d’une commission de l’Amirauté pour Bristol ; il devint maire en 1515, mourut à Londres en 1518, fut inhumé en l’église du Temple et laissa une somme d’argent en dotation au profit d’une école de Bristol. Robert, son fils, marchand lui aussi, alla s’établir à Londres puis, peu de temps après 1520, à Séville, où il gagna sa vie comme facteur et marchand. Il contribua financièrement à l’expédition de Sébastien Cabot en 1526. Il revint en Angleterre en 1531 et mourut en 1532, laissant une fortune considérable.
Le jeune Robert Thorne déclara en 1527 que son père « et un autre marchand de Brystow du nom de Hughe Elliot étaient les découvreurs de Terre-Neuve ». Cette déclaration semble avoir été faite de bonne foi, mais son interprétation demeure douteuse. Il s’agit peut-être d’une découverte personnelle, antérieure à celle de Jean Cabot, ce qui n’est pas à exclure si l’on tient compte que John Day avait déclaré dès 1498 que les Anglais avaient fait une découverte au delà de l’Atlantique, « à d’autres époques », probablement en 1481 [V. Croft]. Entre 1577 et 1580, le docteur John Dee fixe la date du supposé voyage Thorne-Eliot aux environs de l’année 1494, bien qu’on puisse douter du bien-fondé de cette affirmation. [V. dans la biographie de Jean Cabot la discussion concernant la carte de 1544 de Sébastien Cabot.] On a cru aussi que Thorne et Eliot avaient pu être des collaborateurs de premier plan lors de l’expédition de Cabot de 1497. Thorne, père, et Hugh Eliot semblent en effet avoir été associés aux voyages de Cabot et fort probablement à ceux de 1501–1505, Thorne, fils, s’intéressait tout spécialement à la recherche d’une route vers l’Extrême-Orient pour le compte de l’Angleterre. En 1527, il rédigea sur les Indes un mémoire « Declaration of the Indies », accompagné d’une carte et les fit parvenir avec une lettre à Edward Lee, ambassadeur d’Angleterre, pour qu’îl transmît le tout à Henri VIII. Il y exposait un plan détaillé pour parvenir en Asie en passant par le Nord de l’Angleterre (il y avait aussi ajouté la déclaration citée plus haut, d’après laquelle son père aurait découvert Terre-Neuve). À son retour d’Espagne, il achevait d’armer un vaisseau pour entreprendre un voyage d’exploration, quand il mourut.
Roger Barlow, A brief summe of geographie, ed. E. G. R. Taylor (Hakluyt Soc., 2nd ser., LXIX, 1932).— G. Connell-Smith, Forerunners of Drake (London, 1954).— G. C. Moore-Sinith, The Withypoll family, Walthamstow Antiq, Soc, Pub., XXXIV (1936).— The great red book of Bristol, III, ed. E. W. W. Veale (« Bristol Record Soc. », XVI, 1951).— The staple court books of Bristol, ed. E. E. Rich (« Bristol Record Soc. », V, 1934).— Précurseurs (Biggar).— D. B. Quinn, The argument for the English discovery of America between 1480 and 1494, Georg. J. CXXVII (1961) : 277–285).— Williamson, Cabot voyages (1962) ; Voyages of the Cabots (1929).
CARTIER, JACQUES, navigateur malouin, premier explorateur du golfe Saint-Laurent en 1534, découvreur du fleuve Saint-Laurent en 1535, commandant de la colonie de Charlesbourg-Royal en 1541–1542, né probablement entre le 7 juin et le 23 décembre 1491 à Saint-Malo (Bretagne) où il décéda en 1557.
Cartier navigue sans doute dès sa jeunesse, mais on ne connaît rien de sa carrière avant 1532. Suivant Lanctot, Cartier aurait fait partie des expéditions de Verrazzano en 1524 et en 1528. Les absences de Cartier qui coïncident avec les voyages du célèbre Florentin, l’objectif que l’on fixe à Cartier en 1534, son point d’arrivée à Terre-Neuve qui correspond au point ultime du voyage de 1524, une carte danoise de 1605 et une affirmation du jésuite Biard dans sa relation de 1614 amènent Lanctot à conclure que Cartier a longé le littoral de l’Amérique du Nord en 1524. Poussant plus loin, il affirme que Cartier, après la mort de Verrazzano, a pris le commandement du navire pour rentrer en France.
Plusieurs objections viennent ébranler cette théorie : si Cartier est absent de Saint-Malo pendant les voyages de Verrazzano, il peut facilement se trouver ailleurs que sur la Dauphine ; en outre, l’expédition part de Normandie et l’on voit mal un Breton, à cette époque, s’associer aux armateurs de Dieppe. Pourquoi, dans ses relations de voyages, Cartier ne fait-il jamais allusion à Verrazzano ou au littoral visité en 1524 ? Quand il compare les indigènes ou les produits du Canada avec ceux du Brésil, pourquoi ne mentionne-t-il jamais ceux du littoral nord-américain ? Si Cartier occupait un poste important à bord de la Dauphine, pourquoi son nom n’apparaît-il pas dans la toponymie verrazzanienne qui rappelle tant de personnes de l’entourage du Florentin ? Pourquoi enfin les cartes françaises qui s’inspirent de Cartier pour la vallée du Saint-Laurent laissent-elles de côté la toponymie verrazzanienne pour adopter systématiquement la toponymie espagnole ? La thèse de Lanctot est intéressante, bien qu’elle reste à prouver et qu’elle n’ajoute rien de certain à la connaissance de Cartier.
Lorsqu’en 1532 Jean Le Veneur, évêque de Saint-Malo et abbé du Mont-Saint-Michel, propose à François Ier une expédition vers le Nouveau Monde, il fait valoir que Cartier est déjà allé au Brésil et à la « Terre Neuve ». De fait, les relations de Cartier comportent plusieurs allusions au Brésil qui ne sont pas que des souvenirs livresques ; quant à Terre-Neuve, Cartier en connaissait les parages : un mois avant son départ, il sait qu’il doit atteindre la baie des Châteaux (détroit de Belle-Isle) et il s’y rendra en droiture comme à une étape familière.
La commission délivrée à Cartier en 1534 n’a pas été retrouvée mais un ordre du roi, en mars de cette même année, nous éclaire sur l’objectif du voyage : « descouvrir certaines ysles et pays où l’on dit qu’il se doibt trouver grant quantité d’or et autres riches choses ». La relation de 1534 nous indique un second objectif : la route de l’Asie. À ceux qui prêtent à Cartier en ce premier voyage une préoccupation missionnaire, Lionel Groulx répond : « L’or, le passage à Cathay ! S’il y a une mystique en tout cela, pour employer un mot aujourd’hui tant profané, c’est une mystique de commerçants, derrière laquelle se profile une rivalité politique. » La relation de 1534 ne mentionne aucun prêtre faisant œuvre d’évangélisation auprès des indigènes ; c’eût d’ailleurs été peine perdue, à cause de la barrière linguistique. Faute d’avoir trouvé le rôle de l’équipage, on peut croire à la présence d’au moins un prêtre : en présentant Cartier, l’évêque Le Veneur s’était engagé à fournir les aumôniers et la relation du voyage fait allusion au chant de la messe.
Cartier part de Saint-Malo le 20 avril 1534, avec 2 navires et 61 hommes. Favorisé d’un « bon temps », il traverse l’Atlantique en 20 jours. Du cap de « Bonne Viste » à la baie des Châteaux, il visite des lieux déjà connus et nommés ; puis il entre dans la baie qu’on lui a désignée comme première étape. À dix lieues de là, à l’intérieur, le port de Brest est un lieu d’approvisionnement en eau et en bois pour les pêcheurs de morues. À 100 milles à l’ouest de Belle-Isle, Cartier rencontre un navire de La Rochelle : il lui indique comment retrouver sa route. Cartier n’est pas encore dans un monde tout à fait inconnu, mais il coiffe de noms les accidents géographiques de la côte nord : île Sainte-Catherine, Toute-Îles, havre Saint-Antoine, havre Saint-Servan où il plante une première croix, rivière Saint-Jacques, havre Jacques-Cartier. Pour la terre qu’il voit, il n’a que le plus souverain mépris : « en toute ladite coste du nort, je n’y vy une charetée de terre », « c’est la terre que Dieu donna à Cayn ». Le 15 juin, il fait route « sur le su » et entre dans l’inconnu. Longeant la côte occidentale de Terre-Neuve et semant des noms français, il parvient à ce qui est aujourd’hui le détroit de Cabot, mais sans constater que c’est un passage, et il vire à l’Ouest.
Il rencontre des îles qui lui paraissent plantureuses par comparaison à Terre-Neuve, dont l’île Brion, où il a peut-être planté une autre croix, et, le 26 juin, il arrive aux îles de la Madeleine, qu’il prend pour le commencement de la terre ferme. Le 29 juin au soir, il aperçoit une autre terre, « de la meilleure tempérance qu’il soict possible de voir, et de grande chaleur » : il découvrait l’île du Prince-Édouard, dont cependant il ne put constater l’insularité.
Puis, il visitera des baies décevantes, ouvertures qui laissent toujours espérer le passage vers l’Asie, mais qui se resserrent à mesure qu’il avance. À la pointe sud de la baye de Chaleurs, il donne le nom de cap d’Espérance « pour l’espoir que abvions de y trouvés passaige ». Du 4 au 9 juillet, il s’y livre à une recherche méthodique, pour constater finalement l’absence de tout passage, ce dont « fusmes dollans et masriz ». Le 14 juillet, il entre dans la baie de Gaspé (demeurée anonyme en 1534). Le séjour prolongé qu’il y fait, jusqu’au 25 juillet, lui permettra d’établir des relations fort importantes avec les Amérindiens.
Ce ne sont pas les premiers indigènes qu’il rencontre. Le 12 ou le 13 juin, il en avait vu à la « terre de Caïn », qui étaient venus de l’intérieur pour chasser le loup marin et en qui on a cru reconnaître des Béothuks, aujourd’hui disparus ; au début de juillet, il en avait aperçu d’autres sur la côte de l’île du Prince-Édouard ; le 7 juillet, dans la baie des Chaleurs, il avait fait la traite avec des indigènes, probablement des Micmacs. Ceux qu’il approche à Gaspé sont des Iroquois laurentiens, venus en grand nombre pour leur pêche annuelle. Cette nation, maîtresse du Saint-Laurent, entre dans l’histoire. Les Iroquois acceptent avec joie de petits cadeaux et l’alliance est conclue dans les danses et l’allégresse. Le 24 juillet, sur la pointe Penouille, Cartier fait dresser une croix de 30 pieds, aux armes de la France. Si la croix de Saint-Servan et celle de l’île Brion servaient plutôt de points de repère, celle-ci est beaucoup plus qu’une balise : l’importance de la cérémonie fait comprendre que la croix marque la prise de possession du pays au nom de François Ier. Le chef Donnacona proteste : il s’approche du bateau avec son frère et trois de ses fils, pour haranguer les étrangers. On feint de lui offrir une hache. Comme il veut la prendre, on retient son embarcation et on force les Iroquois à monter à bord du navire. Cartier les rassure et obtient d’emmener deux fils de Donnacona, Domagaya et Taignoagny, en promettant de les ramener. On festoie, on se quitte dans les meilleurs termes. Avec ces deux Amérindiens, qui pourront un jour servir d’interprètes, Cartier sort de la baie de Gaspé le 25 juillet.
Il aurait pu virer à l’Ouest, mais il vire à l’Est, ne croyant voir dans le détroit large de 40 milles, entre la Gaspésie et Anticosti, qu’une « terre rengée, faisant une baye, en manière de demy cercle ». Cartier rate donc la découverte d’un fleuve qui pouvait le conduire loin à l’intérieur du continent. Jusqu’au 29 juillet, il longe puis contourne l’île Anticosti, qu’il prend pour une péninsule. Du 1er au 5 août, il cherche à voir s’il est dans une baie ou dans un passage pour finalement se rendre compte que la terre « se rabat au surouest ». Encore une fois, il est tout près de la découverte du fleuve, mais le mauvais temps se met de la partie et Cartier choisit de se retirer. Après une rencontre avec des Montagnais à la pointe de Natashquan, il file en droiture sur Terre-Neuve et, le 15 août, il entreprend le voyage de retour.
Le premier, Cartier avait fait le tour du golfe. Peut-être Jean Cabot, les Corte-Real et Fagundes l’avaient-ils vu avant lui, mais aucun document ne l’établit. Découvreur du golfe, dont il dressa la carte, Cartier avait entrevu l’arrière-pays. Certes, ses connaissances géographiques restent limitées : il n’a pas aperçu le passage entre Terre-Neuve et le Cap-Breton, il a pris les îles de la Madeleine pour la terre ferme, il n’a pas découvert l’entrée du fleuve. Pour Cartier, cette mer ne possède qu’une seule issue certaine, le détroit de Belle-Isle, et une autre possible, au nord d’Anticosti, qu’il n’a pas eu le loisir d’examiner.
Découverte d’une mer intérieure, exploration d’un pays nouveau, alliance avec des indigènes venus de l’Ouest, possibilité immédiate de pénétrer plus avant, concours de deux Amérindiens qui apprennent à s’exprimer en français, tout cela rendait profitable une seconde expédition, même si Cartier n’avait encore trouvé ni or ni métaux. Rentré à Saint-Malo le 5 septembre 1534, il reçoit dès le 30 octobre une nouvelle commission pour parachever sa découverte, et François Ier verse 3 000# dans l’entreprise.
En 1534, Cartier n’avait que deux navires et 61 hommes ; en 1535, il a trois navires et un équipage de quelque 110 hommes. À bord de la Grande Hermine, Cartier a pour assistant le maître de nef Thomas Fromont ; il prend avec lui Claude de Pontbriand (fils d’un seigneur de Montréal, du Languedoc), Charles de La Pommeraye, Jehan Poullet, auteur présumé de la relation du deuxième voyage, et quelques gentilshommes. Guillaume Le Marié dirige la Petite Hermine sous le commandement de Macé Jalobert : l’Émérillon a pour chef Guillaume Le Breton Bastille et pour maître Jacques Maingart. L’entreprise a réuni une parenté nombreuse de Cartier et de sa femme, Catherine Des Granches : un neveu, Étienne Noël ; Macé Jalobert, un beau-frère ; Antoine Des Granches, Jacques Maingart et trois autres Maingart, Michel Audiepvre, Michel Philipot, Guillaume et Antoine Aliecte et Jacques Du Bog. Y avait-il des aumôniers ? Le rôle d’équipage présente l’un à la suite de l’autre Dom Guillaume Le Breton et Dom Anthoine. Or le mot Dom était alors réservé aux prêtres séculiers, à moins qu’il ne soit ici l’abréviation de Dominique. En fait, le voyage sera marqué de cérémonies religieuses, mais, lorsque Donnacona et les siens demanderont le baptême (à un moment qu’il est difficile de préciser), Cartier leur répondra qu’il compte, dans un autre voyage, venir avec des prêtres. Peut-être Dom Le Breton et Dom Anthoine étaient-ils déjà décédés ? Il est tout à fait naturel que dans une expédition aussi nombreuse il y ait eu des aumôniers, mais nulle part on a la preuve certaine de leur présence. Sont aussi du voyage Domagaya et Taignoagny. Pendant leur séjour de huit mois et demi en France, ils ont appris le français, mais n’ont pas encore été baptisés.
Parti de Saint-Malo le 19 mai 1535, Cartier se retrouve dans le golfe après une longue traversée de 50 jours. Il reprend tout de suite ses recherches, longeant la côte nord. Pour marquer le chemin, il plante une croix dans un havre, à l’ouest de Natashquan. Il s’arrête dans une baie qu’il appelle Saint-Laurent (aujourd’hui Sainte-Geneviève) dont le nom s’étendra bientôt au golfe, puis au fleuve. Enfin, sur l’indication de ses deux guides indigènes, il franchit l’étape capitale le 13 août. Cartier apprend tout le schème géographique du pays : les Amérindiens lui montrent « le chemin et commancement du grand fleuve de Hochelaga et chemin de Canada », qui va se resserrant à mesure qu’on avance ; de salée, son eau devient douce et provient de si loin qu’on n’a pas souvenance qu’un homme en ait vu la source. Pour Cartier, c’est enfin le passage qu’il cherche.
Tout en examinant les deux rives, Cartier remonte le fleuve. Il aperçoit sur sa droite une rivière « fort parfonde et courante » que ses guides lui disent être le chemin du Saguenay, royaume où l’on trouve du cuivre et sur lequel Donnacona racontera des merveilles. Le 7 septembre, Cartier arrive à l’archipel d’Orléans qui est « le commancement de la terre et prouvynce de Canada », le nom de Canada ne s’appliquant alors qu’à la région actuelle de Québec. Après avoir festoyé avec Donnacona, Cartier choisit de se fixer sur la rivière Sainte-Croix (Saint-Charles), à l’embouchure du ruisseau Lairet. En face s’élève le cap de Stadaconé, site d’une bourgade probablement ouverte à la mode montagnaise, bien qu’elle soit habitée par des Iroquois.
Cartier est impatient de se rendre à Hochelaga. Mais les deux interprètes indigènes ont déjà commencé à intriguer contre les Français. Stadaconé du reste s’inquiète de ce voyage. Donnacona veut s’assurer le monopole du commerce qui va s’organiser, dans l’espoir d’échapper à la domination exercée par Hochelaga sur les Iroquois de la vallée. Par des présents, puis par une mise en scène de sorcellerie, il tente de retenir Cartier. Le 19 septembre, celui-ci part, néanmoins, sur l’Émérillon, mais sans interprètes, ce qui diminuera grandement l’utilité de son voyage. S’arrêtant à Achelacy (région de Portneuf), il contracte alliance avec le chef du lieu. Parvenu au lac qu’il appelle Angoulême (Saint-Pierre), il laisse son navire à l’ancre et continue en barque avec une trentaine d’hommes. Le 2 octobre, il arrive à Hochelaga, ville close et fortifiée à la mode iroquoise, près d’une montagne qu’il nomme mont Royal. La réception est joyeuse et prend même l’allure d’une cérémonie religieuse, les Iroquois présentant leurs malades à guérir. Cartier leur lit l’Évangile selon saint Jean et la Passion du Christ. Sans s’attarder davantage, il visite le saut qui, à l’ouest, bloque la navigation. Les Amérindiens lui expliquent par signes que d’autres sauts barrent la rivière et qu’un cours d’eau, par où on peut atteindre l’or, l’argent et le cuivre du Saguenay, vient du nord se jeter dans le fleuve. Sans pousser son enquête, Cartier quitte Hochelaga dès le lendemain, 3 octobre. Le 7, il s’arrête à l’embouchure de la rivière de Fouez (Saint-Maurice) et y plante une croix.
Quand Cartier revient à Stadaconé, ses hommes sont à se fortifier. Les indigènes simulent la joie de le revoir, mais l’amitié n’y est plus ; de nouvelles intrigues des interprètes provoquent bientôt une rupture complète. Les relations ne reprennent qu’en novembre, dans la défiance réciproque.
Puis, ce fut l’hiver, cet hiver laurentien que les Européens éprouvaient pour la première fois, et qui, par surcroît, fut rigoureux. De la mi-novembre à la mi-avril, les navires furent pris dans les glaces. La neige atteignit quatre pieds et plus. Le fleuve gela jusqu’à Hochelaga. Plus terrible encore que l’hiver, il y eut le scorbut. Il apparut en décembre chez les indigènes de Stadaconé ; malgré la clôture sanitaire qu’on voulut lui opposer, il s’attaqua aux Français. À la mi-février, des 110 hommes de Cartier, il n’y en avait pas plus de 10 en santé ; il en était mort 8, y compris le jeune Philippe Rougemont dont on fit l’autopsie. Et le mal continuait son ravage ; 25 personnes, au total, allaient périr. Cartier et ses hommes allèrent en procession prier devant une image de la Vierge et il promit de se faire pèlerin à Roc-Amadour. Enfin, en questionnant habilement Domagaya, qui avait eu le scorbut, Cartier apprit le secret de la tisane d’annedda (cèdre blanc). L’équipage fut rapidement délivré.
Cartier s’occupait à enrichir ses connaissances, au contact des indigènes. Il est le premier à nous renseigner sur la religion et les mœurs des Amérindiens de la vallée du Saint-Laurent. Le réseau fluvial commence en outre à se dessiner dans son esprit : le Richelieu, alors anonyme, qui vient de la « Floride » ; le fleuve, sur lequel on peut naviguer trois mois ; au nord d’Hochelaga, une rivière (l’Outaouais ou Ottawa) qui conduit à de grands lacs et une « mer doulce » ; grandes routes d’eau qui prouvent que la barrière continentale est beaucoup plus large qu’on l’avait cru. Du fabuleux Saguenay, dont la légende était peut-être une survivance de la tradition norvégienne (à moins qu’il ne s’agisse de la région du Mississipi), Cartier note toutes les merveilles qu’on lui décrit. Ce continent est déjà tellement riche en surprises !
Le printemps venu, on prépare le retour en France. Faute d’un équipage assez nombreux, Cartier abandonne la Petite Hermine. On a cru en 1842 en avoir retrouvé les restes, dont une part fut déposée à la Quebec Literary and Historical Society et l’autre, envoyée à Saint-Malo. Mais, comme l’écrivait N.-E. Dionne, il n’a jamais été prouvé que ces débris étaient bien ceux de la Petite Hermine.
Avant de partir, Cartier veut consolider les positions françaises, déjà favorisées par l’unité ethnique, linguistique et politique de la vallée laurentienne, mais compromises par la conduite de Donnacona et de ses deux fils. Cartier apprend qu’un rival, Agona, aspire au pouvoir. Le plan de la révolution se dessine : éliminer le parti en place au profit d’Agona. Rusé, Cartier profite d’une cérémonie religieuse – l’érection d’une croix en la fête du 3 mai – pour capturer Donnacona, les interprètes et quelques autres indigènes. Il apaise la foule en promettant de ramener Donnacona dans 10 ou 12 lunes, avec de grands présents du roi.
Le 6 mai, il quitte Sainte-Croix avec ses deux vaisseaux et une dizaine d’Iroquois, dont quatre enfants qu’on lui avait donnés l’automne précédent. Dans sa cargaison, une douzaine de morceaux d’or et des fourrures. Passant cette fois entre l’île Anticosti et la Gaspésie, il constate l’insularité des îles de la Madeleine, alors appelées les Araines, et découvre entre Terre-Neuve et le Cap-Breton le passage qu’il n’avait pas aperçu en 1534. Le 16 juillet 1536, il rentre à Saint-Malo, après une absence de 14 mois.
Ce deuxième voyage a rapporté beaucoup plus que le premier : Cartier a découvert un fleuve, par où on peut pénétrer très loin dans le continent ; il a inauguré une nouvelle voie d’accès au golfe ; il a vu les ressources naturelles du Saint-Laurent, il en a connu les habitants ; il rentre avec un vieux chef qui se vante d’avoir visité le pays fabuleusement riche du Saguenay ; et il a de l’or.
Dès son retour, Cartier présente un rapport à François Ier : il lui parle d’une rivière de 800 lieues qui peut conduire à l’Asie et fait témoigner Donnacona. Le roi, enthousiaste, lui donne la Grande Hermine.
Pourtant, le Malouin ne pourra pas reprendre tout de suite ses explorations. La guerre éclate entre François Ier et Charles Quint : la Savoie fit oublier l’Amérique. Que devient Cartier ? Lanctot lui attribue un mémoire de 1538, dans lequel est exposé un plan de colonisation. Mais aucune preuve documentaire ne vient étayer cette thèse. Lanctot a procédé de la même façon pour tenter de rattacher Cartier, d’une façon dramatique, à l’évasion de Gerald Fitzgerald, ce rebelle d’Irlande, qui se qualifie de roi. Un premier rapport d’espion affirme que Cartier s’est rendu en Irlande chercher Fitzgerald, version que Lanctot se hâte d’accepter ; or, dans un second rapport que rédige le même espion après une enquête plus poussée, le rôle de Cartier ne consiste plus qu’à faire au réfugié les honneurs de Saint-Malo.
Ce n’est que le 17 octobre 1540 que le roi délivre à Cartier une commission pour un troisième voyage. Le découvreur est nommé capitaine général de la nouvelle expédition, qui doit se rendre à « Canada et Ochelaga et jusques en la terre de Saguenay », avec des sujets de « toutes qualitez, artz et industrie », dont une cinquantaine d’hommes qu’il est autorisé à tirer de prison ; on fera de l’exploration et on habitera avec les indigènes « si besoin est ». Cartier se prépare : il entreprend de se faire remettre les 50 prisonniers, il demande à Rome certaines faveurs spirituelles et il fait intervenir le roi pour hâter le recrutement de son équipage.
Le 15 janvier 1541, une décision royale vient tout changer : le protestant Jean-François de La Rocque de Roberval reçoit une commission qui le substitue à Cartier à la tête d’une grande entreprise de colonisation. Lanctot a soutenu que Cartier restait sur un pied d’égalité avec Roberval, l’un s’occupant de colonisation, l’autre de navigation. Le texte de la commission est pourtant clair : Roberval est nommé « lieutenant général » du roi, « chef, ducteur, cappitaine » de l’entreprise, avec autorité sur tous ceux qui seront de « ladite entreprise, expedicion et armée », et tous devront faire « foy et serment » de lui obéir ; en outre, dans cette commission, le roi annule celle d’octobre. Cartier devient vraiment le subalterne de Roberval.
En mai 1541, Cartier est prêt, mais Roberval n’a pas encore reçu son artillerie. Comme le roi tient à ce que Cartier appareille tout de suite, Roberval donne au Malouin « pleine autorité de partir » et le charge de le représenter. Cartier fait son testament le 19 mai et fait voile le 23 avec cinq navires, dont la Grande Hermine et l’Émérillon. Un espion espagnol estime l’équipage à 1 500 hommes. Des compagnons de Cartier, mentionnons deux beaux-frères : Guyon Des Granches, vicomte de Beaupré, et le pilote Macé Jalobert ; un neveu, Étienne Noël ; et le maître de nef Thomas Fromont, dit La Bouille, qui mourra au cours de ce voyage. Aucun des Iroquois qu’il a ramenés en 1536 ne rentre au Canada : ils sont tous morts, à l’exception d’une fillette.
Le 23 août 1541, Cartier reparaît devant Stadaconé. Les Amérindiens le reçoivent avec force démonstrations de joie. Cartier leur annonce la mort de Donnacona, mais il affirme que les autres Iroquois vivent en France comme des seigneurs et qu’ils n’ont pas voulu revenir, ce qui dut réjouir Agona. Les relations amicales ne tiennent pas pour autant. L’abandon du site de Sainte-Croix s’explique sans doute par cette défiance réciproque. Cartier remonte le fleuve et se fixe à l’extrémité occidentale du cap, à l’embouchure de la rivière du Cap-Rouge. La colonie porte d’abord le nom de Charlesbourg-Royal. Le site parut beaucoup plus avantageux que le premier ; on y trouvait aussi du cèdre blanc et surtout des pierres qu’on prit pour des diamants (d’où le nom de cap aux Diamants) et « certaines feuilles d’un or fin ».
Le 2 septembre, Cartier charge Jalobert et Noël d’aller, avec deux navires, faire rapport en France ; puis il commence deux forts, l’un au pied du cap, l’autre au sommet. Le 7, laissant la colonie sous les ordres du vicomte de Beaupré, il s’embarque pour Hochelaga, saluant en cours de route son ami le chef d’Achelacy à qui il confie deux garçons pour leur faire apprendre la langue. C’étaient les deux premiers Européens à se mettre à l’école des indigènes. Cartier se propose d’examiner les sauts d’Hochelaga afin de les passer le printemps suivant. Les Amérindiens s’y montrent accueillants comme en 1535, mais Cartier n’a pas d’interprètes. Il ne fait aucun progrès dans la connaissance de l’arrière-pays, en restant aux hypothèses de 1535.
À son retour, Cartier constate que la méfiance des Iroquois s’accentue. Le chef d’Achelacy lui-même l’abandonne. Les Français se mettent en état de défense. Comme la relation de ce voyage s’interrompt brusquement, on ne sait exactement ce qui s’est passé au cours de l’hivernement. Une phrase de cette relation permet de penser qu’il y eut du scorbut, facilement surmonté grâce à la tisane de cèdre blanc ; suivant certains témoignages, les indigènes auraient tenu la colonie en état de siège et se seraient vantés d’avoir tué plus de 35 Français. En juin 1542, Cartier lève le camp.
Au port de Saint-Jean (Terre-Neuve), il rencontre Roberval qui s’amène enfin avec sa colonie et qui lui ordonne de rebrousser chemin. Parce qu’il croit transporter de l’or et des diamants ou parce qu’il ne veut pas affronter de nouveau les indigènes, Cartier profite de la nuit pour filer vers la France, privant ainsi Roberval de ressources humaines et d’une expérience précieuses.
La flotte de Cartier était celle des illusions : le minerai d’or n’était que de la pyrite de fer, et les diamants, du quartz, d’où le proverbe « faux comme diamants de Canada ». On ignore si Cartier fut réprimandé pour son indiscipline ; on remarque, en tout cas, qu’il ne fut pas chargé de rapatrier Roberval en 1543 et qu’on ne lui confia plus d’expédition lointaine.
Au printemps de 1544, ayant à démêler ses comptes de ceux de Roberval, Cartier comparaît devant un tribunal spécial. Il prouve qu’il s’est montré fidèle dépositaire de l’argent du roi et de Roberval et il se fait rembourser près de 9 000#, bien que des marchands soutiennent en 1588 que les Malouins n’ont pas encore reçu ce que Cartier déclarait leur avoir payé.
En 1545 paraît le Brief Récit, relation du second voyage, publié sans nom d’auteur et qui ne porte qu’une seule fois, à l’intérieur du texte, le nom de Cartier. Le navigateur aurait à cette époque écrit un « livre en manière de carte marine », qu’on n’a pas retrouvé. Il reçoit le cordelier André Thevet à qui il donne d’abondants renseignements sur le Canada. On a émis l’hypothèse d’une rencontre dont Rabelais aurait tiré du découvreur de quoi alimenter son Pantagruel. Cette hypothèse reçoit de moins en moins de crédit, et le dernier critique à en faire mention, Bernard G. Hoffman, n’y croit pas du tout.
Désormais Cartier paraît se consacrer aux affaires et à la mise en valeur de son domaine de Limoilou. Il sert de parrain, il témoigne à la cour de temps à autre. Bon vivant, sans doute, Cartier, dans une note d’un registre d’état civil, est associé aux « bons biberons ». Les documents de cette période le qualifient d’ordinaire de noble homme, ce qui le situe dans la bonne bourgeoisie. Il meurt le 1er septembre 1557, probablement âgé de 66 ans.
Il avait épousé en 1519 Catherine Des Granches, fille de Jacques Des Granches, chevalier du roi et connétable de Saint-Malo ; elle meurt en avril 1575. Ils semblent n’avoir pas eu d’enfants. C’est un neveu, Jacques Noël, qui essaiera de poursuivre l’œuvre de Cartier.
On ne connaît aucun portrait authentique de Cartier. Suivant Lanctot, qui a fait une étude spéciale de l’iconographie de Cartier, huit portraits ont été retenus : un croquis d’environ deux pouces sur la carte dite Harléienne attribuée à Pierre Desceliers et postérieure à 1542 ; un dessin sur la carte Vallard de 1547 ; un croquis d’un pouce dans une édition de Ramusio en 1556 ; un portrait édité en 1836 et fait par Léopold Massard d’après le croquis de Desceliers ; un portrait par François Riss en 1839, reproduit par Théophile Hamel* ; un portrait publié par Michelant, tiré d’un dessin qui aurait appartenu à la Bibliothèque nationale et qui serait ensuite disparu ; un médaillon de bois de 20 pouces de diamètre, daté de 1704 et trouvé en 1908 par Clarke dans une vieille maison de la Gaspésie ; enfin, une copie d’un portrait qui appartient à un marquis de Villefranche. Lanctot incline à penser que, de tous ces portraits, le seul authentique serait « le croquis de la carte de Desceliers », les autres n’étant que des décalques plus au moins fidèles ou des représentations fantaisistes.
Les relations des voyages de Cartier posent un problème plus embarrassant encore. La relation du premier voyage a d’abord été publiée en italien par Ramusio en 1565, puis en anglais par Florio en 1580, enfin en français par Raphaël du Petit-Val en 1598 ; c’est ce dernier texte qui servit à Lescarbot. Un manuscrit, conservé à la Bibliothèque nationale (no 841 du fonds Moreau), a été édité par la Quebec Literary and Historical Society en 1843, par Michelant et Ramé en 1867, par H. P. Biggar en 1924, par J. Pouliot en 1934 et enfin par Th. Beauchesne en 1946. Mais ce manuscrit n’est que la copie d’un original aujourd’hui disparu.
La relation du second voyage a été publiée en français dès 1545, mais sans nom d’auteur. Le manuscrit original qui servit à cette édition n’a pas non plus été retrouvé. On conserve à la Bibliothèque nationale trois manuscrits de la relation du deuxième voyage : le no 5 589, le meilleur, celui qu’avait publié Lescarbot et dans lequel Biggar crut retrouver l’original ; le no 5 644, qui est défectueux ; le no 5 653, publié à Québec en 1843 et que d’Avezac a pris pour l’original. Dans une étude récente, Robert Le Blant soutient qu’aucun des trois n’est l’original et que tous trois sont des copies d’un archétype disparu.
Enfin, pour la relation du troisième voyage, nous ne possédons qu’une version anglaise incomplète faite par Hakluyt en 1600 d’après un document aujourd’hui perdu qu’il avait trouvé à Paris vers 1583.
La paternité des relations est un autre problème qu’on ne parvient pas à résoudre. Le récit du troisième voyage, dont on n’a que la version anglaise, ne nous livre aucun indice. Pour celui du deuxième voyage, on a proposé comme auteur Jehan Poullet. Probablement originaire de Dol, en Bretagne, il est mentionné pour la première fois le 31 mars 1535, alors qu’il se présente à une assemblée de Saint-Malo pour déposer la liste des membres de la prochaine expédition. Son nom n’apparaît pas sur cette liste, mais on le retrouve quatre fois dans le Brief Récit, publié en 1545. C’est en 1888 que Joüon Des Longrais avance que Poullet, vu « l’exagération évidente de son rôle dans le Brief Récit » a dû participer à la rédaction, et il ajoute : « Peut-être même en est-il l’auteur ». En 1901, Biggar relance la même thèse. De plus, trouvant une certaine similitude de style entre les récits des deux premiers voyages, Biggar suppose que Poullet est aussi le rédacteur de la relation du premier voyage. En 1949, une autre hypothèse a surgi : Marius Barbeau soutient que Rabelais aurait récrit les relations de Cartier pour les présenter au roi. Bernard G. Hoffman répond qu’elles ne rappellent en rien le style de Rabelais, que la deuxième relation a nécessairement été envoyée au roi dès 1536, que Rabelais n’a pas connu les voyages de Cartier avant 1538, qu’enfin l’hypothèse est sans fondement.
Le problème serait plus simple si on retrouvait les originaux et surtout si on connaissait mieux Cartier. Pour Biggar, il est évident que les relations, telles que nous les connaissons, ont été tirées d’un livre de bord tenu par Cartier et façonnées en un récit littéraire. Or, soutient Biggar, si Cartier pouvait tenir un livre de bord, il était incapable d’un récit littéraire. On n’a toutefois jamais démontré que Cartier n’avait pas les talents littéraires suffisants : prouver qu’il ne les avait pas serait aussi difficile que de prouver qu’il les avait… Pour l’instant, l’auteur des relations est inconnu et le problème demeure entier.
Cartier a longtemps été salué par les historiens de langue française comme le découvreur du Canada. Cartier a-t-il découvert le Canada ? Si l’on entend par Canada celui du xvie siècle, c’est-à-dire la région qui s’étend à peu près de l’île d’Orléans à Portneuf, c’est bien Cartier qui en est le découvreur, mais en 1535. Or le Canada a varié dans ses dimensions géographiques : sous le Régime français, il s’identifie à l’habitat du Saint-Laurent, de la Gaspésie à la région Vaudreuil-Soulanges ; le découvreur de ce Canada est toujours Cartier. Transformé en 1763 en province de Québec, ce Canada devient le Bas-Canada de 1791 et, en 1840, il se fusionne avec l’Ontario pour former le Canada-Uni : jusqu’à la Confédération, ce qu’on appelle Canada ne commence toujours qu’à la Gaspésie. Par conséquent, on pouvait affirmer jusqu’en 1867 que Cartier était le découvreur du Canada : les historiens de langue française avaient encore parfaitement raison. Mais le Canada n’avait pas fini d’évoluer : par la Confédération de 1867, il s’agrandit du Nouveau-Brunswick, et de la Nouvelle-Écosse ; si cette dernière n’a pas été visitée par Jean Cabot, elle l’a été certainement par les Corte-Real et par Fagundes ; elle est sur les cartes bien avant que Cartier franchisse l’Atlantique. Enfin, depuis 1949, année de l’accession de Terre-Neuve à la Confédération, la découverte du Canada tel qu’il est composé maintenant doit être attribuée à cet Italien Cabot passé au service de l’Angleterre.
Même si ses explorations n’ont pas l’envergure des travaux de Hernando de Soto ou de certains explorateurs sud-américains, Cartier figure parmi les grands noms du xvie siècle. Il est le premier à faire un relevé des côtes du golfe Saint-Laurent, à décrire la vie des Amérindiens du Nord-Est de l’Amérique du Nord, et, c’est bien là son plus grand mérite, il découvre en 1535 le fleuve Saint-Laurent qui sera l’axe de l’empire français d’Amérique, la route essentielle par laquelle les explorateurs s’élanceront vers la baie d’Hudson, vers l’horizon mystérieux de la mer de l’Ouest et vers le Mississipi. Découvreur d’un des grands fleuves du monde, Cartier est au point de départ de l’occupation par la France des trois quarts d’un continent.
Les éditions suivantes reproduisent les divers documents relatifs à Cartier connus jusqu’ici : Biggar, Documents relating to Cartier and Roberval.— Hakluyt, Principal navigations (1903–05), VIII : 183–272 (les trois voyages de Cartier).— Jacques Cartier, documents nouveaux, éd. F. Joüon Des Longrais (Paris, 1888).— Précurseurs (Biggar).— À ces documents se rattache le témoignage d’André Thevet, Les singularitez de la France antarctique, autrement nommée Amérique : & de plusieurs Terres & Isles découvertes de nostre temps (Paris, 1558 ; autre éd., Anvers, 1558 ; éd. Paul Gaffarel, Paris, 1878).— Principales éditions des relations de voyages de Cartier : Jacques Cartier, Bref récit ; Brief récit & succincte narration […] (Paris, 1545), reproduit en photostat dans Jacques Cartier et la « grosse maladie » (Pub. du XIXe congrès international de physiologie, Montréal, 1953) ; Voyage de 1534 ; [Cartier et al.], Voyages de découverte au Canada, entre les années 1534 et 1542, par Jacques Quartier, le sieur de Roberval, Jean Alphonse de Xanctoigne, etc. suivis de la description de Québec et de ses environs en 1608, et de divers extraits relativement au lieu de l’hivernement de Jacques Quartier en 1535–36 […] (« Société littéraire et historique de Québec », 1843).— J.-C. Pouliot, La Grande Aventure de Jacques Cartier : épave bi-centenaire découverte au Cap des Rosiers en 1908 (Québec, 1934).— Voyages de Jacques Cartier au Canada, éd. Th. Beauchesne, dans Les Français en Amérique (Julien), 77–197.— Voyages of Cartier (Biggar).— V. aussi J.-E. Roy, Rapport sur les Archives de France relatives à l’histoire du Canada (« Pub. des APC », VI, Ottawa, 1911), 669–672, qui résume l’histoire des différents manuscrits des voyages de Cartier et expose les théories qui ont cours à leur sujet.
Des très nombreuses études publiées sur Cartier, on ne retiendra que les plus importantes ; d’ailleurs, certaines d’entre elles comportent une bibliographie abondante. Citons, dans l’ordre chronologique : N.-E. Dionne, Vie et Voyages de Jacques Cartier (3e éd., Québec, 1934) (la première éd. est de 1889) ; Étude archéologique : le fort Jacques Cartier et la Petite Hermine (Montréal, 1891).— Biggar, Early trading companies.— A.-J.-M. Lefranc, Les Navigations de Pantagruel (Paris, 1905).— [C.-J.-.F. Hénault], Extrait de la généalogie de la maison Le Veneur […], NF, VI (1931) : 340–343.— Marius Barbeau, Cartier inspired Rabelais, Can. Geog. J., IX (1934) :113–125.— Lionel Groulx, La Découverte du Canada, Jacques Cartier (Montréal, 1934).— Gustave Lanctot, Jacques Cartier devant l’histoire (Montréal, 1947) ; recension de cette étude par Lionel Groulx, RHAF, I (1947) : 291–298.— Les Voyages de découverte et les premiers établissements, XVe, XVIe siècles, éd. Ch.-A. Julien (« Colonies et empires », 3e série, Paris, 1948).— Hoffman, Cabot to Cartier, 131–167 en particulier.— Robert Le Blant, Les Écrits attribués à Jacques Cartier, RHAF, XV (1961–62) : 90–103.
Pour la cartographie de Cartier, V. Marcel Trudel, Atlas historique du Canada français des origines à 1867 (Québec, 1961), cartes 14–23.
FROBISHER, sir MARTIN, marin, corsaire, explorateur, né en 1539 ( ?) et décédé en 1594. Il fut le premier Anglais, après les Cabot, à chercher un passage vers l’Asie par le Nord-Ouest.
Il était un des cinq enfants de Bernard Frobisher et de son épouse, fille d’une famille de chevaliers du nom d’York. Quand il arriva à l’âge d’aller à l’école, sa mère, devenue veuve, le confia à son frère, Sir John York, qui occupait alors le poste de maître des Monnaies et qui demeurait à Londres. Les papiers personnels de Frobisher qui sont parvenus jusqu’à nous nous laissent supposer qu’il était peu enclin aux travaux de l’esprit, comme écolier, ou même devenu homme ; cependant, comme Lok le relève dans sa relation du premier voyage, son oncle lui reconnaissait « beaucoup de cœur et de courage, et beaucoup d’endurance physique. » En 1553, Sir John envoya Martin à la Guinée avec l’expédition de Wyndham, dans laquelle Sir John avait investi des fonds ; Martin compta parmi le quart des membres de, cette expédition qui survécurent au voyage. En 1554, il se joignit à une autre expédition commerciale en partance pour la Guinée ; au cours de ce voyage, il fut détenu comme otage, durant quelques mois, par un chef africain.
À partir du retour de ce second voyage en Guinée, et jusqu’en 1573, Frobisher vit grandir son prestige et sa situation sociale, suivant en cela le sort de toute cette classe d’aventuriers, de bretteurs et de casse-cou de l’Angleterre élisabéthaine qui cherchaient fortune dans les carrières de la marine. En 1571, et peut-être l’année ou les deux années qui suivirent, il servit sous les ordres de la reine elle-même dans la campagne qu’elle entreprit pour conquérir l’Irlande. Dans l’intervalle, il s’était occupé de transactions commerciales régulières et aussi de quelques opérations de course, parfois avec et parfois sans lettres de marque, et, bien qu’il ne subit jamais de procès, il fut incarcéré au moins trois fois sous l’inculpation de piraterie ; il est vraisemblable cependant que les chefs d’accusation furent abandonnés devant l’importance du butin dont ses incursions avaient enrichi le trésor royal. Il brillait toujours par le courage et l’audace que son oncle avait déjà notés chez lui ; avec les années, il y avait ajouté une connaissance remarquable de la navigation. En 1569, il fit tant et si bien que les marchands de Rye adressèrent une pétition au Privy Council pour demander que l’on protégeât spécialement contre Frobisher, qui les harcelait sans répit, les vaisseaux français transportant des marchandises de Rye : « aucun de leurs six navires n’était en mesure de tenir tête à Frobisher ». En 1564, d’après les archives du tribunal maritime, « son nom était aussi connu de Philippe d’Espagne et aussi haï par lui que le nom de Hawkins lui-même. »
On ne fait mention, dans aucun document de cette époque, de l’année où l’imagination aventurière de Frobisher le poussa à chercher une route vers l’Ouest par les mers du Nord, un passage nouveau entre l’Angleterre d’Élisabeth, avide d’or, et le Cathay, où étaient les trésors convoités par le monde connu d’alors. Dans la maison de son oncle, avant même d’aller en mer, le jeune Frobisher entendait déjà constamment parler des richesses de l’Orient et des routes qui y menaient. Il était normal que, élevé dans un tel milieu, son oreille et son imagination fussent éveillées par les récits d’un capitaine de l’expédition de Wyndham, un certain Pinteado qui déclarait que, non seulement ce passage existait, mais que lui, Pinteado, avait franchi le détroit en question.
Dès 1561, Frobisher avait dressé pour ses amis une carte où il démontrait que, en passant par le Nord-Ouest, on arriverait facilement en Asie. (G. Best, The fyrst booke of the first voyage of Martin Frobisher … ).
Durant 15 ans, à compter de ce moment, il offrit ses services à tout armateur susceptible de s’intéresser à ce voyage. Incapable, cependant, d’assurer à ses commanditaires éventuels des bénéfices certains, il perdit l’espoir d’obtenir leur appui financier, et c’est à la cour qu’il présenta son projet.
Ambrose Dudley, comte de Warwick, parla de Frobisher à quelques membres du Privy Council qui, en décembre 1574, recommandèrent à la Muscovy Company de lui accorder un permis pour un voyage d’exploration dans le Nord-Ouest. Quand cette compagnie, elle-même engagée par une patente du Privy Council à chercher un passage par le Nord-Ouest, refusa son appui à Frobisher, le conseil donna ordre à la compagnie ou bien de mettre elle-même sur pied une expédition pour cette mission d’exploration, ou d’accorder des lettres patentes à quelqu’un qui s’en occuperait. Entre-temps, le directeur de la Muscovy Company, Michael Lok, avait été conquis par la proposition de Frobisher ; il persuade la compagnie d’accorder à Frobisher, sans plus d’opposition, l’autorisation qui lui permettrait d’explorer la voie du Nord-Ouest.
Lok et Frobisher réunirent la somme de £875 grâce à la générosité de 18 des nombreuses personnes qu’ils avaient sollicitées. Lok consentit à débourser la différence, qui s’élevait à plus de £700. Ils firent construire un bateau, d’environ 20 tonneaux, le Gabriell, et firent l’acquisition du Michaell, un vaisseau de 25 tonneaux environ, ainsi que d’une pinasse de quelque 10 tonneaux. Le docteur John Dee, l’astrologue le plus réputé d’Angleterre sous le règne d’Élisabeth, mathématicien qui avait autrefois pratiqué la magie, passa le printemps de 1576 à bord des bateaux de Frobisher pour instruire l’équipage dans l’art nouveau de naviguer en se basant sur la cosmographie et la mathématique.
Le 7 juin 1576, Frobisher, amiral et pilote de la flotte, mettait à la voile avec ses trois vaisseaux à Ratcliff. Christopher Hall était capitaine du Gabriell, et Owen Griffyn, capitaine du Michaell ; ils avaient en tout, à bord des trois vaisseaux, un équipage de 35 hommes. La reine elle-même salua leur passage à Greenwich. Le 26 juin, ayant été retardés par les vents, ils arrivaient aux îles Shetland et mettaient le cap à l’Ouest.
Le 1er juillet, Frobisher parvint en vue de la côte est du Groenland ; il se crut arrivé à Friesland, île qui figurait alors sur la plupart des cartes du Nord de l’océan Atlantique, mais que nous savons maintenant ne pas exister. [V. l’introduction pour l’explication de la carte des frères Zeno.] Ils ne purent débarquer à cause des glaces et du brouillard le long de la côte. Alors qu’ils étaient encore près du Groenland, la pinasse sombra avec ses quatre hommes d’équipage au cours d’une violente tempête, le Gabriell se mit à faire eau et le Michaell fut poussé au large et séparé du Gabriell. Le capitaine Griffyn, à bord du Michaell, fut si effrayé par les glaces qu’il avait dû affronter qu’il rebroussa chemin et retourna en Angleterre. Revenu à Londres, il rapporta que les autres membres de l’expédition avaient fait naufrage.
Nullement découragé par la perte de son second vaisseau et de sa pinasse, Frobisher poursuivit sa course vers l’Ouest « sachant qu’à la fin la mer doit cesser d’être, et qu’ainsi une terre doit commencer d’exister. » Le 29 juillet, il arriva en vue d’une côte (l’île de la Résolution, sans doute) qu’il nomma la pointe de la Reine-Élisabeth. Au nord de cette terre, il découvrit un grand détroit qui divisait, selon lui, l’Asie, au Nord, de l’Amérique, au Sud. Il fit environ 60 lieues dans ce passage, qu’il nomma, selon le précédent créé par Magellan, en lui donnant son nom : le détroit de Frobisher. Le « détroit » est en fait la profonde baie dans la terre de Baffin qui porte encore le nom de Frobisher.
Vers la fin du mois d’août, les indigènes vinrent vers le vaisseau pour échanger de la viande et des fourrures contre des vêtements et des breloques. Un des indigènes accepta, par signes, de piloter le vaisseau dans la « Mer de l’Ouest ». Frobisher le renvoya à terre avec quelques matelots, pour qu’il se préparât au voyage. Contrairement aux ordres de Frobisher, les cinq hommes d’équipage qui manœvraient l’embarcation touchèrent à un point où on ne les voyait plus du vaisseau. L’embarcation réapparut avec deux d’entre eux, mais retourna vers le rivage : on ne revit jamais ces cinq matelots. Dans l’espoir de leur retour, Frobisher attendit trois jours ; il longea ensuite la côte avec l’intention de s’emparer d’autres indigènes qu’il aurait pu échanger contre ses hommes. Il n’en trouva aucun et, revenu sur ses pas à l’endroit où ses hommes d’équipage étaient disparus, il ne trouva même plus les indigènes qui y étaient à son départ. En désespoir de cause, il décida de retourner en Angleterre. Au moment de quitter le « détroit » de Frobisher, il garda à bord un indigène qui était venu en kayak pour échanger de la marchandise ; on fit voile avec lui vers l’Angleterre.
L’arrivée du Gabriell à Londres, le 9 octobre, fut accueillie avec joie et admiration, non seulement parce qu’on croyait le vaisseau perdu, mais aussi, d’après Lok, à cause de « l’homme étrange et de son embarcation qui parut un tel sujet d’émerveillement à toute la ville et à la partie du royaume qui en apprit l’existence qu’il semble ne s’être jamais produit rien de si prodigieux de mémoire d’homme. » Frobisher reçut « les plus grandes louanges[…] pour l’espoir qu’il apportait de trouver une voie vers le Cathay » (Best), mais son prisonnier mourut peu après, victime d’un refroidissement contracté en mer.
Selon une promesse qu’il avait faite, Frobisher remit à Michael Lok « la première chose qu’il eût trouvée sur la terre nouvellement découverte », un morceau de minerai. Lok l’apporta à trois experts en titrage : tous trois l’identifièrent comme de la marcassite. Un quatrième, un Italien du nom d’Agnello, rendit à Lok trois pincées d’or au lieu des trois morceaux de marcassite qu’il avait examinés. À Lok qui lui demandait comment il avait réussi là où les autres avaient échoué, l’Italien répondit : « Il faut savoir comment flatter la nature ».
La rumeur qu’on avait découvert de l’or fit que les armateurs qui avaient organisé le premier voyage se montrèrent très empressés d’être les commanditaires du second. Ils formèrent, en mars 1577, la Cathay Company, avec charte royale ; Lok en devenait gouverneur et Frobisher recevait le titre de « Grand Amiral ». La reine Élisabeth accorda des crédits de £l 000 à la nouvelle compagnie et mit à sa disposition un navire de 200 tonneaux, l’Ayde.
Le mandat de Frobisher, lors de son deuxième voyage, était selon Best, « de chercher seulement du minerai aurifère, et de remettre à plus tard tout autre voyage d’exploration en vue de découvrir le passage. » Le 31 mai 1577, Frobisher mettait à la voile à Harwich, avec trois vaisseaux et quelque 120 hommes d’équipage ; Charles Jackman, son second, et George Best, son lieutenant de vaisseau, l’accompagnaient à bord de l’Ayde, Edward Fenton et Gilbert Yorke étant respectivement capitaines du Gabriell et du Michaell.
Ils arrivèrent au large du Groenland le 4 juillet, mais ne purent y débarquer à cause des glaces. Le 17 juillet, ils parvinrent à l’île d’où on avait extrait les morceaux de marcassite ; Frobisher trouva cependant les gisements trop pauvres et se rendit, dans son « détroit », jusqu’à une autre île où on commença l’extraction du minerai ; pendant que les cinq mineurs et quelques autres hommes en chargeaient l’Ayde de quelque 200 tonnes, Frobisher partit à la recherche des hommes qu’il avait perdus au cours du voyage précédent : on n’en trouva nulle trace. Avant de quitter la mine, le 23 août, il prit un indigène ainsi qu’une femme et un enfant. Ils moururent tous les trois un mois environ après leur arrivée en Angleterre.
Au cours de l’hiver de 1577–1578, des discussions s’élevèrent au sujet de la fonte du minerai, à la fois entre les actionnaires de la Cathay Company et entre les affineurs. Ces derniers mirent fin aux disputes en annonçant que le minerai était trop pauvre en métal : la compagnie projeta alors un troisième voyage, qui devait se révéler encore plus ambitieux. Frobisher quitta Harwich le 31 mai 1578, à bord de l’Ayde, à la tête d’une flotte de 15 vaisseaux, avec mission d’établir une colonie dans le « détroit » de Frobisher et de rapporter en Angleterre 2 000 tonnes de minerai.
Le 20 juin, Frobisher prenait possession du Groenland (croyant encore qu’il s’agissait du Friesland) au nom de la reine Élisabeth et lui donna le nom d’Angleterre orientale. Le 2 juillet, la flotte arrivait en vue de la terre nouvelle – Meta Incognita, selon le nom que lui avait donné Élisabeth – mais on ne put y descendre à cause des glaces et des vents contraires. Poussés vers le Sud, les Anglais firent environ 60 lieues dans un détroit où ils avaient pénétré par méprise. Frobisher délibéra alors avec ses gens ; il consulta James Beare, capitaine d’un des vaisseaux de la flotte, qui avait, en 1577, dressé une carte de la côte, ainsi que Christopher Hall, son pilote en chef. Frobisher maintint tout d’abord, contre l’avis de Hall, qu’ils se trouvaient bien dans le « détroit de Frobisher ». Il expliqua plus tard qu’il avait espéré, en affirmant que ce détroit nouveau était celui qu’il avait déjà découvert, pouvoir le suivre jusqu’en Chine. Un quart de siècle devait s’écouler avant que George Waymouth, en 1602, et Henry Hudson, en 1610, démontrent que le détroit en question ne menait ni à la mer du Sud, ni à la mer de l’Ouest, comme Frobisher le croyait, mais bien à la mer intérieure appelée depuis baie d’Hudson.
Durant presque tout le mois de juillet, les glaces, les courants marins et les vents contraires empêchèrent la flotte d’atteindre sa destination. Un des vaisseaux sombra, broyé par les glaces, mais son équipage fut rescapé ; l’équipage entier d’un autre vaisseau déserta et retourna en Angleterre. Aux derniers jours de juillet, tous les vaisseaux de la flotte se réunirent dans un petit bras de mer (à l’intérieur du « détroit » de Frobisher), auquel Frobisher avait décerné le nom de la comtesse de Warwick. Frobisher y dirigea des recherches en vue de trouver des gisements de minerai, tandis que, profitant des derniers beaux jours, les marins s’occupaient à réparer les bateaux endommagés. Les mineurs et les affineurs extrayaient et analysaient le minerai, aidés des « messieurs qui, donnant l’exemple, travaillèrent avec cœur et encouragèrent sincèrement les ouvriers à se donner à la tâche » (Best). Parce que la plus grande partie du bois de construction avait été perdue avec le navire qui avait sombré, on renonça à l’un des buts de l’expédition, à savoir l’établissement d’un hivernage. Frobisher fit néanmoins construire, près des mines, une maison de chaux et de pierre, afin qu’on pût observer l’effet de l’hiver arctique sur ce genre de maçonnerie. (En 1861–1862, Charles Francis Hall* trouva l’emplacement où Frobisher avait fait creuser les mines ; il partagea ce qui restait des objets abandonnés entre la Smithsonian Institution et la Royal Geographical Society, mais les deux collections ont été perdues depuis.)
À la fin du mois d’août, les 13 vaisseaux quittèrent le détroit de la Comtesse-de-Warwick avec leur cargaison de minerai. De retour en Angleterre, on poursuivit au moins jusqu’en 1583 les opérations d’affinage pour extraire l’or du minerai ; les affineurs et les actionnaires de la compagnie se virent enfin obligés de reconnaître leur échec. Une grande partie des documents ayant trait à l’organisation et au financement des trois voyages d’exploration arctique de Frobisher ont été conservés dans les archives du procès qui suivit l’échec de la Cathay Company. Si les voyages d’exploration avaient rapporté quelque profit aux actionnaires, les premières archives de la compagnie seraient sans doute aujourd’hui perdues ou détruites.
Frobisher poursuivit sa carrière dans la marine après l’échec de la Cathay Company. À l’automne de 1578, il participa à une campagne qui devait mater une rébellion en Irlande. En 1582, il projeta – sans jamais l’accomplir – un voyage au Cathay par le cap de Bonne-Espérance. En 1585, Sir Francis Drake s’adjoignit Frobisher comme vice-amiral et mena une expédition de course, comprenant 25 vaisseaux, dans les Indes orientales ; la flotte revint en Angleterre en juillet 1586, ayant infligé de lourds dégâts aux établissements espagnols et pris un butin de £60 000. En 1588, Frobisher se vit confier un des postes de commande dans la défense navale de l’Angleterre contre l’Armada espagnole : on le récompensa de ses services dans cette circonstance en le nommant chevalier. Au cours du printemps de 1589, Sir Martin travailla, avec Drake, à harceler les navires marchands espagnols, ce qu’il continua à faire dans des postes de commande jusqu’en 1594. C’est à ce moment que le roi d’Espagne envoya un corps expéditionnaire à Brest pour appuyer une faction qui était en guerre avec le roi de France. Élisabeth dépêcha à son tour des troupes pour prêter main-forte aux Français. Au cours d’un assaut contre un fort défendu par les Espagnols à Crozon, Sir Martin reçut une balle au côté. Il mourut des suites de cette blessure quelques jours plus tard, le 22 novembre 1594, à Plymouth.
On connaît peu la vie privée de Frobisher. Sa première femme, Isabelle, est morte selon toute apparence quelque temps après son troisième voyage dans l’Arctique : en 1591, il épousait Dorothy, veuve de Sir William Widmerpole. Il n’eut pas d’enfants, mais nomma héritier son neveu, Peter Frobisher.
Stefansson a fait un portrait du caractère de Frobisher qui se révèle utile en regard des commentaires peu flatteurs que firent sur son compte quelques-uns de ses contemporains : « On le décrit souvent comme un homme prompt, coléreux ou emporté, mais il semble que ce portrait sommaire repose sur les propos désobligeants dont l’accablait son vieil ami Lok quand leurs projets prenaient une mauvaise tournure. Le brave amiral n’était pas détesté de ses subordonnés, comme en font foi le récit du marin Thomas Ellis, ainsi que divers poèmes écrits par ce dernier et par d’autres à la louange de Frobisher ; son héroïsme, ses exploits dus à sa force physique, son souci de traiter les indigènes avec bonté sont aussi mentionnés dans diverses relations de ses voyages, qui furent rédigées par d’autres membres de ces expéditions. »
Alan Cooke
George Best, A true discourse of the late voyages of discoverie, for the finding of a passage ta Cathaya, by the northweast, under the conduct of Martin Frobisher generall […] (London, 1578), reproduit dans Three voyages of Martin Frobisher, Stefansson ed. (infra), I ; Collinson, ed. (infra) et dans Hakluyt, Principal navigations, VII (1903–05).— Thomas Ellis, A true report of the third and last voyage into Meta incognita : atchieved by the worthie capteine, M. Martine Frobisher, esquire, Anno 1578 (London, 1578), reproduit dans l’édition Stefansson, II et dans l’édition Collinson.— Dionyse Settle, A true reporte of the laste voyage into the west and northwest regions, &c. 1577. worthily atchieved by Capteine Frobisher of the sayde voyage the first finder and generall (London, 1577), reproduit dans l’édition Stefansson, II.— The three voyages of Martin Frobisher in search of a passage ta Cathaia and India by the north-west, A. D. 1576–1578, ed. R. Collinson (Hakluyt Soc., lst ser., XXXVIII, 1867).— The three voyages of Martin Frobisher in search of a passage to Cathay and India by the northwest, A.D. 1576–1578, from the original 1578 text of George Best, ed. Vilhjalmur Stefansson (2 vol., London, 1938), les citations reproduites dans le corps de l’article sont extraites de cette édition.— DNB.— William McFee, The life of Sir Martin Frobisher (New York and London, 1928).— Oleson, Early voyages, 148–154.— Sharat K. Roy, The history and petrography of Frobisher’s “Gold Ore”, Field Museum of Nat. Hist. Pub., 384, Geol. Ser., VII (1937) : 21–38.— E. G. R. Taylor, Tudor geography, 1485–1583 (London, 1930).
BEST (Beste), GEORGE, auteur de relations décrivant les trois voyages que fit Frobisher « à la recherche d’un passage du nord-ouest vers le Cathay et les Indes orientales » ; décédé probablement vers mars 1583/1584.
Il prit part à la seconde expédition (1577) en qualité de lieutenant de Frobisher, et à la troisième (l578) comme capitaine du vaisseau Anne Francis et chef du détachement chargé d’établir un poste dans la « Meta Incognita » de Frobisher et de mieux connaître cette région. On ignore tout de sa carrière, avant les voyages de Frobisher ; on sait toutefois qu’il se donne lui-même comme « un soldat ayant embrassé la carrière des armes » et comme le protégé de Sir Christopher Hatton, favori de la reine Élisabeth, vice-chambellan de Sa Majesté et bailleur de fonds pour les expéditions de Frobisher. Comme c’est à Hatton que Best a dédié ses relations des expéditions de Frobisher, on peut supposer que c’est à la demande de Hatton qu’il a accepté de participer à la seconde expédition de Frobisher « afin d’en rapporter toutes les péripéties avec exactitude ».
Si Best passe à l’histoire, ce sera surtout pour nous avoir laissé des relations qui, tout en étant écrites sans élégance, témoignent d’un grand souci de précision, et aussi pour avoir su tirer de ses études et de ses voyages des conclusions judicieuses et des observations qui ne manquent pas d’étonner par leur étendue et leur exactitude. D’autres contemporains de Frobisher qui ont pris part à ces expéditions ont aussi raconté leurs voyages et décrit les terres explorées, mais seul Best semble avoir su regarder d’un œil attentif et tirer de ses observations des conclusions géographiques, météorologiques et sociologiques dont le temps à confirmé la justesse. Déjà dans ses études de « la science de la Cosmographie et des secrets de la Navigation », qui l’ont aidé à préparer son premier voyage avec Frobisher, il soutenait que ceux qui se rendent dans l’Arctique doivent, pour commencer, cesser de considérer cette région comme une zone glaciale qui serait la contrepartie des zones tropicales ou torrides (croyance fort répandue au xvie siècle). Si l’on comprend bien la forme de la terre et la place qu’elle occupe dans le système solaire, on peut en déduire, selon Best, que la chaleur des tropiques doit se faire sentir en été, dans les régions boréales, lorsque les jours ensoleillés atteignent leur durée maximum et les nuits glaciales leur durée minimum. Ayant observé que les Esquimaux de la terre de Baffin possédaient et employaient des objets de fer, il fut le premier à émettre l’opinion, confirmée par des anthropologues du xixe siècle, que ces indigènes, si nouveaux et étranges qu’ils aient pu sembler à Frobisher et à ses gens, avaient sans doute déjà trafiqué avec des Européens.
Best consacre le dernier chapitre de ses relations des voyages de Frobisher, « A generale and briefe Description of the Countrey, And condition of the people, which are found in Meta Incognita », à une étude fort pénétrante des qualités des indigènes et révèle ainsi un sens de l’observation peu commun au xvie siècle ; il y décrit très minutieusement leur apparence, leurs vêtements, leurs outils, leur comportement entre eux et avec les étrangers ainsi que leurs prouesses comme chasseurs et pêcheurs. Nombre des opinions qu’il avançait alors sur la géographie et la climatologie de l’île sont désormais acceptées. Les descriptions qu’il nous donne de la quantité et de la variété des oiseaux et des animaux à fourrure évoquent une époque d’abondance désormais révolue, mais le temps n’a pas eu raison de « cette petite mouche ou moustique dont la piqûre est si douloureuse », la bête la plus indésirable que Best ait eu à affronter dans ce monde encore inexploré au temps d’Élisabeth.
Best fut tué six ans après son retour en Angleterre, au cours d’un duel avec Oliver St. John, qui devint plus tard le vicomte Grandison. Après les expéditions de Frobisher, il semble qu’il soit retourné au métier des armes sous les ordres de Sir Christopher Hatton. Quelques mois après sa mort, Hatton en parle en le désignant comme « un de mes hommes ». En 1863, Charles Francis Hall* assurait à Best une place dans l’histoire en remettant au peuple britannique des reliques trouvées sur l’île Kodlunarn (que Frobisher appelait l’île de la Comtesse-de-Warrick) et qui provenaient, selon les mots mêmes de Frobisher : « d’un mur assez élevé […] appelé le rempart de Best en l’honneur du lieutenant qui l’a conçu ». (Frobisher, Collinson, 374.) Alan Cooke
Best, A true discourse, reproduit dans Three voyages of Frobisher (Stefansson), I ; dans Hakluyt, Principal navigations (1903–05), VII ; et dans The three voyages ol Martin Frobisher, in search of a passage ta Cathaia and India by the North-West, A. D. 1576–8, reprinted from the first edition of Hakluyt’s Voyages, with selections from manuscript documents in the British Museum and State Paper Office, ed. Richard Collinson (Hakluyt Soc., 1st ser., XXXVIII, 1867).— Harris Nicolas, The life and times of Sir Christopher Hatton, K.G. (London, 1847).
GILBERT (Gylberte, Jilbert), sir HUMPHREY, explorateur de l’époque élisabéthaine qui annexa Terre-Neuve à l’Angleterre, deuxième fils d’Otho et de Katherine Gilbert, de Compton et Greenway, dans le Devonshire, demi-frère (par sa mère) de sir Walter Raleigh et de sir Carew Raleigh ; né vers 1537, mort en 1583.
Gilbert aurait fréquenté Eton ainsi que l’université d’Oxford et, en 1558, il habitait une des Inns of Court, c’est-à-dire une des quatre écoles de droit (la New Inn), à Londres. Il était alors depuis quelque temps au service de la princesse Élisabeth ; celle-ci ne l’oublia pas après son avènement au trône. En 1562–1563, il servit avec des troupes anglaises au Havre-de-Grâce (Le Havre) et l’on croit qu’il rencontra là des Français qui avaient traversé l’Atlantique et qui l’intéressèrent pour la première fois à l’Amérique.
À son retour en Angleterre, il commença à étudier la géographie théorique afin de voir s’il n’existait pas un passage maritime par voie du Nord-Ouest entre l’Amérique et l’Asie. Vers la fin de 1565, il adressa une supplique à la reine la priant de leur permettre, , à lui et à ses frères, d’aller à la découverte d’un tel passage. Il discuta avec Anthony Jenkinson, devant la reine Élisabeth, des mérites des hypothèses rivales au sujet de passages du Nord-Ouest et du Nord-Est, et les deux hommes finirent par convenir d’une collaboration réciproque (qui n’exista cependant, jamais). Le 15 juin 1566, Gilbert avait terminé un traité qu’il finit par intituler « A discourse of a discoverie for a new passage to Cataia », dans lequel il cherchait à démontrer l’existence d’un passage au Nord-Ouest. Bien que savante et parfois ingénieuse, sa géographie est surtout absurde. Il formule cependant des propositions relatives au commerce avec l’Asie, mais il songe surtout à utiliser l’Amérique du Nord en cours de route. Il croyait qu’il y aurait lieu d’établir une colonie ou un comptoir – à mi-chemin, c’est-à-dire à la « Sierra Nevada », dans la partie nord-ouest de l’Amérique, et il croyait que le commerce avec les Peaux Rouges de l’Amérique du Nord pourrait être en soi une affaire avantageuse et profitable.
Gilbert fut officier en Irlande pendant trois ans et demi, député au parlement de l’Irlande en 1569–1570 et, le 1er janvier 1570, le lord député, Sir Henry Sidney, le créa chevalier en reconnaissance des services qu’il avait rendus. Gilbert travailla étroitement avec, Sidney à l’élaboration d’un projet prévoyant la colonisation massive de l’Ulster par des gentilshommes du Devonshire et leurs familles, et prépara également la colonisation du Munster. Bien que l’Ulster et le Munster n’aient pas été colonisés à cette époque, Gilbert n’abandonna pas l’idée d’exploiter de vastes étendues de terre ; cette idée réapparaît plus tard dans ses Projets au sujet de l’Amérique.
En 1570, il rentra en Angleterre où il épousa Anne Aucher, héritière d’une famille du comté de Kent qui devait lui donner non moins de six fils et une fille. Avec John Hawkins, il fut élu député de Plymouth au Parlement en 1571. Il reçut des récompenses de la couronne sous forme de baux et de licences et il participa, à compter de la fin de l’année 1571, à un projet d’alchimie auquel s’intéressait profondément le secrétaire d’État, Sir Thomas Smith ; il s’agissait de changer le fer en cuivre et l’antimoine et le plomb en mercure. Également homme d’action, il commanda un détachement anglais de 1000 hommes qui se porta à l’assistance de gueux de mer hollandais soulevés contre la domination espagnole dans les Pays-Bas. Installé à Flushing de juillet à novembre 1572, il immobilisa une bonne partie des troupes espagnoles sans manifester de qualités militaires bien extraordinaires. Durant quelques années, la reine lui donna très peu à faire ; il se consacra alors à l’étude et à l’élaboration de plans en vue de la réforme du gouvernement de l’Irlande et de l’établissement, en Angleterre, d’un nouveau genre « moderne » d’institution de haut savoir où seraient enseignées les langues vivantes, les sciences et les mathématiques appliquées. Il révisa aussi son « Discourse » sur le passage du Nord-Ouest. À partir de 1574, Michael Lok et Martin Frobisher le consultent au sujet de leurs projets de création d’une compagnie pour l’utilisation du prétendu passage. Gilbert leur donna des conseils et permit que son nom figurât sur la liste des souscripteurs, mais rien de plus ; toutefois, son « Discourse » fut enfin publié en 1576, peut-être sans son consentement.
À compter de 1576, Gilbert est considéré comme une autorité sur l’Amérique et il fait de son mieux pour le devenir. En 1577, il se consacre à l’étude de mesures hostiles à l’égard de l’Espagne – prise d’une grande Antille, capture de la flotte de pêche étrangère à Terre-Neuve (c’est la première fois que son nom est associé à l’île) et sa conversion en une flotte de corsaires –, projet qui ne rallie aucun appui à la cour. Mais un plan plus concret élaboré par Gilbert lui vaut des lettres patentes octroyées par la reine le 11 juin 1578, pour qu’il découvre et occupe au cours des six années à venir une contrée qui ne soit pas déjà possession européenne. L’autorisation qu’il obtint de chasser les intrus qui s’installeraient à moins de 600 milles de son établissement indique clairement que son objectif était bien la côte est de l’Amérique du Nord. Il était autorisé à y détenir lui-même ces terres et à les céder à d’autres, mais, au fait, toutes les terres restaient la propriété de la couronne et la colonie devait être régie par des lois conformes à celles de l’Angleterre.
Gilbert se prépara donc à tirer parti de ses droits nouvellement acquis en organisant une grande expédition outre-atlantique. Il obtint des conseils de l’érudit docteur John Dee, qu’intéressait surtout la découverte de routes vers l’Asie, ainsi que d’Hakluyt l’aîné, qui donna de très sages avis sur l’établissement de colons anglais dans les terres situées entre le 35e et le 40e degré de latitude nord. Nous savons, de plus, qu’il eut des relations étroites avec le secrétaire d’État, Sir Francis Walsingham. En outre, Anthony Parkhurst lui parla probablement des possibilités de coloniser Terre-Neuve. Gilbert s’attendait sans aucun doute à piller les navires espagnols qu’il rencontrerait sur sa route et il préférait passer par les Antilles et remonter la côte américaine vers le Nord. On ne saurait dire, cependant, où il décida de s’établir en fin de compte.
Dès la mi-novembre, Gilbert avait rassemblé à Plymouth une escadre assez puissante composée en tout de dix navires bien armés et montés d’équipages nombreux (175 canons, 570 hommes). Un bon nombre de ces hommes étaient des pirates et quelques-uns, condamnés à mort, avaient été graciés pour accompagner Gilbert. Certains d’entre eux refusèrent, ce qui n’est guère étonnant, d’obéir aux ordres de Gilbert ; Henry Knollys partit donc avec trois des navires en croisière de piraterie pure et simple (au moins un des navires qui restaient l’ayant rejoint plus tard). Les sept autres vaisseaux de Gilbert quittèrent Plymouth le 18 novembre, mais durent bientôt se réfugier dans le port de Cork, car des voies d’eau s’étaient déclarées sur le Falcon et peut-être même sur le navire de Gilbert, l’Anne Ager (ou Anne Aucher), cependant qu’un autre des sept vaisseaux retournait en Angleterre pour le même motif. D’ailleurs le stock de vivres était apparemment insuffisant. Aussi, bien que Gilbert se fût remis en route vers le mois de février 1579, il dut rentrer à Dartmouth à la fin du mois d’avril. Seul le Falcon, commandé par Walter Raleigh et ayant comme pilote le Portugais Simon Fernandez – capturé dans les Caraïbes et cédé à Gilbert après que Walsingham l’eût gracié –, atteignit les îles Canaries et fit ensuite voile vers les Antilles et la côte est de l’Amérique du Nord sous la direction de Fernandez. Mais il n’atteignit pas son but et dut rentrer à Plymouth au mois de mai. L’expédition fut un échec complet. Elle révéla que Gilbert était médiocre organisateur. De plus, celui-ci y engloutit la plus grande partie de sa fortune personnelle ainsi qu’une partie de celle de sa famille.
Gilbert était maintenant heureux de retourner provisoirement au service de la couronne et il servit à bord de trois navires au large des côtes irlandaises de juillet à octobre 1579. Mais il retourna bientôt à ses projets américains. Sa mésaventure de 1578 eut un effet négatif, celui de le détourner de la région sud-est de l’Amérique du Nord vers la Nouvelle-Angleterre et Terre-Neuve. Il arma le Squirrel, petite frégate de huit tonnes, pour une reconnaissance du côté de l’Amérique ; sous le commandement de Simon Fernandez, et monté par un équipage de dix hommes, ce vaisseau se rendit en Amérique du Nord et en revint en l’espace de trois mois, ce qui constitue une réalisation magnifique. Rien n’indique où se fit l’atterrissage ; cependant, les rapports de cette expédition au sujet du pays visité étaient vraiment encourageants. Mais déjà Gilbert s’était laissé convaincre par le docteur John Dee que l’objectif le plus souhaitable serait la rivière Norumbega, ou le « Refugio » de Verrazzano (la baie de Narrangansett, dans le Rhode Island), tandis que John Dee lui-même se portait acquéreur des droits de Gilbert sur toute terre située au nord du 50e degré, y compris la ‘ partie septentrionale de Terre-Neuve, la plus grande partie de la vallée du Saint-Laurent, le Labrador ainsi que le passage du Nord-Ouest, indiqué sur sa carte de 1580. Cela semblerait indiquer que l’objectif de Gilbert se situait plus au Sud. Nous savons peu de choses sur l’activité de Gilbert au cours de la dernière moitié de l’année 1580 et du début de 1581, si ce n’est qu’il s’occupa activement de son rôle de député de Queenborough, dans le comté de Kent, entre les mois de janvier et de mars 1581, et qu’il mit en train les derniers préparatifs de son entreprise américaine à l’été de cette année-là.
À ceux dont il réclamait l’appui, Gilbert faisait valoir surtout qu’il existait de vastes étendues de terre fertile sous des climats hospitaliers qui n’attendaient que d’être occupées par des Anglais et qu’en retour d’une certaine somme d’argent, il leur céderait la propriété de vastes domaines dans ces régions nouvelles. Ce projet plaisait particulièrement aux gentilshommes anglais restés fidèles à l’Église catholique et qui devaient payer des amendes écrasantes comme récusants tant qu’ils refusaient de se conformer aux exigences de l’Église anglicane, mais qui ne voulaient pas s’exiler parmi les ennemis de l’Église sur le continent. Sir George Peckham, de Denham, dans le Buckinghamshire, et Sir Thomas Gerrard, de Bryn, dans le Lancashire, devinrent les chefs de ce groupe et firent de leur mieux pour enrôler leurs coreligionnaires dans l’entreprise de Gilbert. De juin 1582 à février 1583, Gilbert ne leur assigna pas moins de 8 500 000 acres de terre en Amérique ; cette région se trouvait dans le voisinage de la rivière Norumbega et de la baie des Cinq-Îles, située tout près de là ; les catholiques s’engageaient à se rendre en Amérique par leurs propres moyens. De son côté, Gilbert s’efforça de mobiliser les bourgeois et la gentilhommerie du Sud et du Sud-Est de l’Angleterre – la colonie accorda même un monopole commercial à la ville de Southampton –, promettant à certains d’entre eux des terres et à d’autres des droits commerciaux. Les principaux établissements devaient être réunis en un seul régime administratif foncier sous le gouvernement personnel de Gilbert, tandis qu’on allait fonder une société commerciale qui régirait le commerce et établirait les rouages nécessaires pour que les colons continuent à affluer après le départ de Gilbert pour l’Amérique.
Cependant, le groupe catholique fut considérablement affaibli au cours de l’année 1582 par les tentatives de son clergé et d’agents espagnols en vue de dissuader les colons en perspective de participer à cette entreprise, sous prétexte que leur croyance religieuse serait menacée. L’expédition, placée sous des auspices catholiques et primitivement prévue pour le début de 1583, n’eut donc pas lieu. D’ailleurs, Christopher Carleill, beau-fils de Sir Francis Walsingham, sur qui Gilbert avait compté pour obtenir que les autorités ne s’opposent pas à son projet, songeait lui-même à lancer une entreprise semi-indépendante. Avec l’appui des marchands de Bristol et peut-être aussi de la Muscovy Company, il déclarait vouloir établir une centaine d’hommes dans le voisinage du 40e degré de latitude nord, afin de constituer ainsi une base pour la pêche, l’exploitation forestière et le commerce avec les Indiens. Il s’avéra cependant que Carleill était bien disposé à laisser Gilbert partir le premier.
Dans l’intervalle, on avait recueilli une foule de données sur l’Amérique du Nord. Richard Hakluyt, le jeune, reçut pour mission de colliger tous les renseignements possibles, de sources imprimées ou manuscrites, et il publia ses Divers voyages touching the discoverie of America au mois de mai 1582 (nouvelle publication par Hakluyt Soc., 1ère série, VII, 1850), où l’on trouve divers documents, depuis les lettres patentes octroyées à Jean Cabot en 1496 jusqu’au rapport que Verrazzano fit de son voyage de 1524 et au récit de Ribault au sujet de la colonie de Floride en 1562, ainsi qu’aux listes de produits d’Amérique et aux conseils sur la colonisation. Aux mois d’août et de septembre, Walsingham, Peckham et d’autres eurent des entretiens avec David Ingram, Simon Fernandez et un certain John Walker, qui s’étaient rendus en 1580 jusqu’à une baie qui était sans doute l’embouchure de la Penobscot ou la baie de Fundy (baie Française). C’est au cours de l’année 1583 que parurent les récits des voyages d’Ingram, les projets de Carleill, ainsi qu’un poème de Stephanus Parmenius sur le voyage de Gilbert. Il était donc beaucoup question de l’Amérique du Nord dans les écrits de l’époque.
Gilbert connaissait bien la carte de l’Amérique du Nord que John Dee avait minutieusement préparée pour la reine Élisabeth en 1580 et où se trouvaient rassemblées toutes les connaissances alors accessibles aux Anglais ; il possédait aussi une carte circumpolaire que Dee avait préparée spécialement à son intention en 1582–1583. ces cartes influèrent dans une certaine mesure sur ses conceptions géographiques. Dee croyait, en particulier, à l’existence d’un passage à travers l’Amérique du Nord, dans la zone tempérée, par le Saint-Laurent ou la rivière Norumbega (V. Ganong, Crucial maps, IX). La carte de Gilbert fait maintenant partie de la collection Elkins, à la Bibliothèque publique de Philadelphie). On lui remit aussi diverses instructions minutieusement établies pour lui permettre de cartographier la côte et de faire un relevé des ressources naturelles, y compris la flore et la faune, ainsi que des peuplades indiennes (avec croquis), ces divers travaux devant être confiés à un certain Thomas Bavin, dont nous ne savons rien par ailleurs. Le professeur E. G. R. Taylor (Mariner’s Mirror, XXXVII : 48) estimait que William Borough, greffier du conseil de la Marine, avait participé à la rédaction de ces instructions, et que les deux Hakluyt, l’avocat et son jeune cousin le pasteur, y avaient probablement aussi mis la main (V. Roanoke voyages (Quinn), I : 49–54). La découverte de ces instructions porte à croire que Gilbert avait élaboré des projets beaucoup plus avancés, sur le plan scientifique, qu’on ne l’avait alors cru possible, encore que l’ampleur du relevé projeté dépassât probablement de beaucoup les ressources dont il disposait.
Gilbert eut à choisir entre diverses routes qui s’offraient à lui. Il décida, en définitive, de suivre la voie bien connue de la flotte de pêche de Terre-Neuve, c’est-à-dire celle qui menait aux Grands Bancs, puis de faire voile vers le Cap-Breton et de longer ensuite la côte continentale vers le Sud jusqu’à ce qu’il eût trouvé un pays favorable à l’établissement de sa colonie ou atteint le havre verrazzanien de Dee. Il s’attendait de partir au début du printemps de l’année 1583, mais la reine l’exhorta, en tant qu’ « homme noté pour ses mésaventures en mer », à rester en Angleterre. Elle revint toutefois sur sa décision le 16 mars et lui fit parvenir un gage de son estime (« une ancre guidée par une Dame »), mais les préparatifs ne furent terminés qu’en juin. Il avait alors à Plymouth cinq vaisseaux : le Delight de 120 tonnes, appartenant à William Winter, capitaine à bord, ainsi qu’à Sir John, frère aîné de Gilbert, vaisseau principal, sur lequel il devait s’embarquer comme « général » de l’expédition ; le Bark Raleigh, de 200 tonnes, dont le propriétaire et commandant était son demi-frère, Walter Raleigh, jeune homme d’avenir ; le Golden Hind, de 40 tonnes, que possédait et commandait Edward Hayes, dont le récit constitue la plus importante source de documentation sur ce voyage ; le Swallow, de 40 tonnes, commandé par Maurice Browne (vaisseau à l’égard duquel Gilbert n’avait que des titres de propriété plutôt douteux), sur lequel prit place le Hongrois Stephanus Parmenius ; et la petite frégate Squirrel, de 8 (ou 10) tonnes (alors commandée par William Andrewes), sur laquelle Gilbert avait fait son voyage de 1580.
Ils partirent le 11 juin. Mais la malchance s’acharna une fois de plus sur Gilbert, puisque le Bark Raleigh dut rebrousser chemin peu après le départ ; cependant, les autres vaisseaux naviguèrent de conserve et assez lentement jusqu’au 23 juillet, date à laquelle ils se trouvaient à une faible distance de Terre-Neuve, bien que passablement au nord des bancs de pêche. Ils se séparèrent alors dans la brume et le Golden Hind dut redescendre de ce que le capitaine Hayes estima être le 51e degré de latitude nord jusqu’à la baie de la Conception, où il retrouva le Swallow, poussant ensuite jusqu’à Saint-Jean, où il aperçut le Squirrel aux abords du havre, puis, le 3 août, le Delight. L’amiral du port, bien qu’Anglais, avait mobilisé les équipages de 36 navires – portugais, basques et français aussi bien qu’anglais – pour interdire à Gilbert l’accès du port. Les pêcheurs étaient en effet décidés à mettre un terme à la piraterie du genre de celle à laquelle le capitaine du Delight, Richard Clarke, s’était livré contre des navires portugais dans le havre de Saint-Jean en 1582. Gilbert brandit sa commission royale (il s’agissait, évidemment, de ses lettres patentes) et les pêcheurs anglais se désistèrent et permirent à la petite escadre d’entrer dans le port le même jour.
Gilbert était déjà pleinement résolu à prendre possession de Terre-Neuve au nom de la couronne d’Angleterre. Il n’avait pas précisément laissé entrevoir ce projet dans ses déclarations antérieures, bien qu’Anthony Parkhurst eût envisagé cette possibilité en 1578. Pour pouvoir imposer une telle souveraineté, il allait falloir établir à terre un poste armé capable de délivrer des permis aux pêcheurs et d’assigner les lieux de pêché. Gilbert délivra effectivement à chacun des 36 vaisseaux qui se trouvaient dans le havre un certificat l’autorisant à pratiquer la pêche (on a découvert récemment un exemplaire d’un de ces certificats à Séville, Archivo de Indias, Patronato 265, ramo 40), et exigea en retour une taxe en nature prise sur le fruit de la pêche, pour ravitailler ses propres navires qui, maigrement approvisionnés au départ, se trouvaient encore en moins bonne posture après avoir passé sept semaines en mer au lieu des trois ou quatre semaines qu’exigeait normalement le voyage. Le 5 août, Sir Humphrey Gilbert prit officiellement possession de Terre-Neuve et des terres sises dans un secteur de 200 lieues au Nord et au Sud (c’est-à-dire d’environ 37° 35″ nord à 57° 35″ nord). Les marchands et les pêcheurs se rassemblèrent devant sa tente ; on coupa et on lui remit une branche et une motte de gazon comme symboles de ses titres personnels de propriété, et il déclara que ces terres étaient dévolues à la reine à perpétuité. Il promulgua les « lois » à observer – exercice public d’aucun culte sauf celui de l’Église d’Angleterre, aucune opposition (sous peine de punition pour haute trahison), interdiction à quiconque de manquer de respect envers la reine (au risque de se faire couper les oreilles et de voir saisir ses navires et autres biens). Tout l’auditoire accepta ces conditions, ne pouvant faire autrement, et chacun s’estimant sans doute heureux de s’en tirer à si bon compte. On érigea à Saint-Jean un monument officiel – il s’agissait d’un pillier de bois portant les armoiries royales frappées dans le plomb. En outre, Gilbert assigna à certains pêcheurs des chaufauds de séchage à perpétuité (les premiers venus en avaient d’ailleurs déjà obtenus). Toutes ces mesures supposaient une occupation ininterrompue, sans laquelle elles n’auraient eu aucun sens.
Le 4 août, Gilbert alla à terre voir un jardin sauvage rempli de roses et de framboises, où croissaient aussi des pois tendres d’origine anglaise. Après le 5 août, il accompagna des détachements qui tentèrent de se frayer un chemin dans la forêt presque impraticable et il chercha aussi à déceler la présence de minéraux près du rivage et dans les collines de l’intérieur. Son spécialiste en matière de minéraux, un Saxon du nom de Daniel, recueillit du minerai de fer et ce qu’il prétendit être de l’argent ; non sans une certaine ostentation, Gilbert entoura cette découverte du plus grand secret. Hayes et Parmenius firent un relevé du terrain et de ses possibilités. L’état des hommes laissait à désirer et quelques-uns étaient déterminés à ne pas aller plus loin ; le Swallow retourna donc en Angleterre avec les malades et les récalcitrants (y compris les capitaines du Delight et du Squirrel). Selon Hayes, Terre-Neuve et ses richesses avaient pour Gilbert un tel attrait qu’il était résolu à y revenir ; cependant, ses obligations envers ses amis – Peckham et les autres qui espéraient s’établir plus au Sud – le contraignaient de poursuivre son voyage le long du littoral continental afin d’aller prendre officiellement possession des terres prévues, avant l’expiration de ses lettres patentes au mois de juin 1584.
Faisant voile le 20 août avec les trois navires qui lui restaient, Gilbert se rendit au cap Race, au large duquel on prit une certaine quantité de morue, puis il envoya à terre des groupes qui avaient pour mission d’étudier la composition du sol dans la baie des Trépassés et dans la baie de Plaisance (Placentia), avant de mettre le cap sur l’île de Sable le 22 août. À Saint-Jean, ils s’étaient fait indiquer la route à suivre par un pêcheur portugais qui leur avait recommandé de visiter l’île afin d’y recueillir une provision de bovins sauvages et de porcs en liberté (que des Portugais avaient lâchés dans cette île, selon lui, quelque 30 ans plus tôt). Jusqu’au 28, le voyage fut lent et sans incident. Mais Gilbert, qui était à bord du Squirrel, se querella avec Richard Clarke au sujet de la route à suivre et lui fit changer le cap de ouest-sud-ouest à nord-ouest ; William Cox, capitaine du Golden Hind, n’approuvait pas ce changement. Après une nuit venteuse, les navires se trouvèrent en eau peu profonde le matin du 29, et l’équipage du Delight, qui n’était pas sur ses gardes, ne put empêcher le navire d’échouer et de se démembrer rapidement. Richard Clarke réussit à recueillir 15 hommes dans la pinasse du vaisseau, mais tout le reste – Parmenius, le mineur saxon, le minerai, etc.— fut perdu.
Le Golden Hind et le Squirrel « virèrent en direction est-sud-est, raconte Hayes, appuyant vers le Sud et acceptant même le risque d’avancer contre le vent » et parvinrent ainsi à s’en tirer. Bien que George Patterson ait prétendu que les routes partielles mentionnées par Hayes les auraient conduits à la baie de Gabarus plutôt qu’à l’île de Sable, cela n’est pas nettement établi et les routes indiquées prêtent à de nombreuses interprétations. Il semble probable, toutefois, que si les calculs de ces marins étaient exacts, ils passèrent au nord de l’île de Sable et furent pris sur un haut-fond (le banc ouest) qui s’étend vers l’Ouest derrière l’île.
Cette perte démoralisa les équipages des autres navires : ils étaient maintenant bien certains que leurs provisions et leur piètre équipement allaient se révéler insuffisants. Aussi Gilbert, après de longs entretiens avec Hayes et Cox, décida-t-il de retourner en Angleterre le 31 août. Grâce à un vent favorable, ils atteignirent le cap Race en deux jours et furent bientôt en haute mer. Gilbert s’était blessé au pied à bord du Squirrel et le 2 septembre il passa au Golden Hind pour y faire panser sa blessure et aviser aux moyens à prendre pour permettre aux petits navires de naviguer de conserve. Il refusa d’abandonner le Squirrel et les deux vaisseaux commencèrent leur traversée de l’Atlantique. Une forte tempête fut suivie d’une période de beau temps et ils purent franchir une assez bonne distance ; Gilbert monta de nouveau à bord du Golden Hind, causa et blagua avec Hayes, et insista une fois de plus pour retourner sur la frégate, malgré les avertissements de Hayes qui soutenait que celle-ci avait des canons trop lourds et était, par conséquent, dangereuse. À quelque 900 milles du cap Race la mer devint très agitée, « avec des vagues courtes mais hautes comme des pyramides », selon Hayes. Le Squirrel faillit sombrer le 9 septembre, mais réussit à s’en tirer et Gilbert profita d’une accalmie pour héler le Golden Hind. Assis à l’arrière, un livre à la main, Gilbert répétait sans cesse d’une voix forte : « Nous sommes aussi près du Ciel sur mer que sur terre ». On croit qu’il s’agissait de l’Utopia de More et que le passage qui l’avait frappé dans ces circonstances désespérées était le suivant : « Celui qui n’a pas de tombe est couvert par le ciel, et la distance qui nous sépare du ciel est toujours la même où que nous soyons. » Ce sont les dernières paroles de Gilbert – paroles célèbres – que l’on ait rapportées. A minuit les feux de la frégate s’éteignirent ; l’homme de quart s’écria « le général est à la mer », et à ce moment même, selon le récit de Hayes, « la frégate s’abîma dans les flots. » Le Golden Hind continua sa route et atteignit Falmouth le 22, poussant ensuite jusqu’à Dartmouth pour aller porter la tragique nouvelle à Sir John Gilbert.
Pendant le voyage de retour, Hayes avait trouvé Gilbert « tout à fait favorable à la Terre Neuve ». Il était résolu à y retourner en 1584, pendant que Hayes et Cox iraient explorer, plus au Sud, le littoral du continent. Il était en outre très optimiste au sujet de ses chances de former deux escadres, car il croyait que la reine lui prêterait £10 000. Apparemment il se faisait fort de la convaincre, malgré la perte des échantillons de minerai qui se trouvaient à bord du Delight, de l’existence de dépôts d’argent à Terre-Neuve. Ou peut-être se laissait-il mener par son imagination obsédante.
Il est difficile d’évaluer la personnalité de Sir Humphrey Gilbert. Bon soldat, il était de toute évidence plus ingénieux comme tacticien que comme organisateur ou stratège. Il était loin d’être dépourvu d’aptitudes intellectuelles. C’était un homme intrépide et d’une grande détermination. Tant sur terre que sur mer, il savait vraiment se faire obéir de ses hommes. Mais il était cruel ; Thomas Churchyard nous raconte que lorsque des lords irlandais vinrent lui offrir leur soumission, l’allée qui conduisait à sa tente était bordée des têtes de leurs associés. Il lui arrivait d’avoir des accès de rage durant lesquels il frappait violemment les membres de sa famille. Il était homosexuel par intermittence (Sir Thomas Smith dit qu’il n’y avait qu’une façon de calmer sa colère, et c’était de lui envoyer un jeune garçon). Il était vain et il y a lieu de croire qu’il était aussi parfois pompeux. Ses projets et ses rêves pour l’Amérique devinrent une véritable obsession. Sa vision d’une gentilhommerie anglaise transplantée au Nouveau Monde pour exploiter les vastes et nouvelles terres américaines dans un décor féodal n’était pas complètement dépourvue de sens pratique (de fait, elle devait être réalisée plus tard, dans une certaine mesure, au Maryland) ; cependant, ses projets étaient beaucoup trop ambitieux par rapport à ses ressources et la façon dont il disposait de vastes étendues de terre qu’il n’avait même jamais vues dénote chez lui un certain manque de scrupule. Il ne se rendait pas compte que la colonisation, dans les régions tempérées, peut être lente, difficile et coûteuse. Son impatience se manifeste aussi dans ses rapports avec Terre-Neuve. La maîtrise des pêcheries offrait des attraits superficiels, mais nécessitait le maintien d’établissements coûteux sur le rivage (sans compter la difficulté qu’on éprouvait à garder les colons à Terre-Neuve au xviie siècle), et même alors ces entreprises n’allaient pas être nécessairement rentables, puisque les Français et d’autres étrangers pouvaient fort bien rester à l’écart des secteurs dominés par les Anglais, ou bien établir et armer leurs propres postes. Gilbert semble avoir fondé sur des preuves beaucoup trop maigres un excès d’optimisme au sujet de la valeur des richesses minérales de Terre-Neuve. Néanmoins, ses voyages mirent nettement en relief les possibilités de colonisation de l’Amérique du Nord et contribuèrent pour beaucoup à en faire l’un des objectifs permanents de l’Angleterre.
Au début de 1584, Walter Raleigh fit renouveler en sa faveur les lettres patentes de Sir Humphrey Gilbert, excluant toutefois Terre-Neuve des territoires visés par ces lettres, et il envoya divers groupes de colons dans l’île Roanoke, en Caroline du Nord. En principe, Terre-Neuve aurait dû être gouvernée conformément aux ententes détaillées qui avaient été conclues avec Peckham et Sir John Gilbert, mais bien que Sir John y eût envoyé des navires en 1584, il constata que tout système de gouvernement des pêcheries et des pêcheurs serait impraticable ; il ne revint pas à la charge. (Il n’existe pas de récit des événements qui s’y déroulèrent en 1584). Sir George Peckham était toujours en lice, même si ses partisans catholiques l’avaient déserté. Il présenta du mieux qu’il put les événements de Terre-Neuve et les perspectives d’établissement de domaines sur la terre ferme dans son ouvrage intitulé : A true reporte, qu’il termina le 12 novembre 1583 et qui fut publié peu après cette date. Mais bien qu’il cherchât toujours à recruter des souscripteurs au début de 1584, il faisait si peu de progrès que les autorités l’emprisonnèrent de nouveau comme récusant. Après quoi il n’est plus question de lui dans l’histoire de la colonisation.
Christopher Carleill, qui avait sans doute subi l’influence de Gilbert, continua le travail préparatoire commencé par celui-ci. Il projetait d’atterrir au sud-ouest de l’île du Cap-Breton et peut-être même dans le Saint-Laurent. On le tenait au courant de l’activité des Français à cet endroit et il reçut d’autres nouvelles au printemps de 1584 par l’entremise de Richard Hakluyt, le jeune, qui avait maintenant un poste à l’ambassade de Paris. Carleill se rendit jusque dans le voisinage de l’Irlande au début de l’été, mais, pour un motif jusqu’ici inconnu (peut-être avait-il constaté l’insuffisance de ses provisions), il mit ses trois navires au service de l’État dans les eaux de l’Irlande au début du mois d’août et occupa lui-même un emploi militaire dans ce pays pendant environ neuf ans (sauf pour une brève période en 1585–1586 au cours de laquelle il participa au voyage de Sir Francis Drake aux Antilles et visita probablement les eaux terreneuviennes à son retour). Il revint plus tard au projet qu’il avait conçu avec Edward Hayes de coloniser la région des provinces atlantiques et du golfe Saint-Laurent en 1593–1594 [V. Hayes].
Le docteur John Dee s’était proposé de donner suite à la concession que lui avait accordée Gilbert en 1580 en cherchant à obtenir la permission d’aller à la découverte de passages dans les régions septentrionales, mais une invitation a se rendre en Pologne, qu’il accepta au mois de septembre 1583, lui fit renoncer à cette idée. Il abandonna le soin d’y aller (et, apparemment, sa concession) à Adrian Gilbert, le plus jeune frère de Sir Humphrey, qui obtint la permission de partir à la découverte d’un passage dans le Nord en février 1584. C’est là que prirent naissance les grandes explorations de John Davis de 1585 à 1587.
Si on essaya de coloniser l’île Roanoke et si un très fructueux voyage vers le Nord-Ouest fut entrepris dès le xvie siècle, c’est en grande partie aux efforts de Gilbert qu’on le doit. En annexant Terre-Neuve (annexion qui resta une formalité jusqu’en 1610), il incita les Anglais à ne pas se désintéresser de l’industrie de la pêche et il est à l’origine des plans établis par Hayes et par d’autres pour l’administration des pêcheries, plans qui aboutirent en définitive à la fondation des colonies de l’époque de Jacques 1er. Il souligna l’importance de la Nouvelle-Angleterre et des provinces atlantiques comme régions propices à la création d’établissements anglais et, parce qu’il mit au point l’idée de la colonisation par des propriétaires, il influa sur le cours des événements à Terre-Neuve, en Nouvelle-Écosse, dans le Maine et dans le Maryland.
BM, Add. MS 38 823, ff.1–8 (V. : E. G. R. Taylor, Instructions to a colonial surveyor in 1582, Mariners Mirror, XXXVII (1951) : 48–63) ; Lansdowne MS 144, f.384, Dr Thomas Wilson to Captain Augustine Clarke, 10 April 1580.— PRO, H.C.A. 13/23,14 Nov. 1578, Thomas Gager, 20 May 1579, John Webster, 26 May 1579 ; S.P. 12/42, no 23.— Sir Humphrey Gilbert, A discourse of a discoverie for a new passage to Cataia (London, 1576) ; repr. in Voyages of Gilbert (Quinn), I : 129ss. On trouve dans Voyages of Gilbert (Quinn) presque tous les documents concernant ce personnage, ainsi que sa biographie.— Edward Hayes, A report of the voyage and successe thereof, attempted in the yeere of our Lord, 1583. by sir Humfrey Gilbert knight in Hakluyt, Principall navigations (London, 1589), 679–697 ; repr. in 2nd ed. Hakluyt, III (1600) : 143–161 ; Hakluyt Soc. ed. (1903–05), VIII : 34–77.— Index to administrations in the Prerogative Court of Canterbury, ed. C. H. Rudge (« British Record Soc. », LXXVI, 1954), 65, contient l’homologation du testament de Gilbert, oct. 1584.— Peckham, A true report.— Queen Elizabethes Achademy, ed. F. J. Furnivall (« Early English Text Soc. », extra ser., VIII, 1869), 1–12 (The erection of an Achademy in London for educacion of lier Majestes Wardes, and others the youth of nobility and gentlemen [by Humphrey Gilbert ?]).— Sir Humfrey Gylberte and his entreprize of colonization in America, ed. Carlos Slafter (« Prince Soc. », XXIX, Boston, 1903).— Ganong, Crucial maps, IX.— W. G. Gosling, The life of Sir Humphrey Gilbert (London, 1911).— G. B. Parks, George Peele and his friends as “ghost” poets, J. English and Germanic Philology, XLI (1942) : 527–536.— D. B. Quinn, Simão Fernandes, Congresso internacional de historia des descobrimentos Actas, III (1961) : 449–465—Roanoke voyages (Quinn), I : 49–54.— Joan Wake, The Brudenells of Deene (London, 1953).— Portraits : peinture d’un artiste anonyme (peut-être exécutée après la mort de Gilbert), conservée au château de Compton, Devonshire ; gravure de Robert Boissard (d’après un portrait perdu) dans Baziliωlogia (1618), gravée de nouveau pour Henry Holland, Herwologia anglica (1620) (V. : Engraving in England in the sixteenth and seventeenth centuries: a descriptive catalogue, intro. by A. M. Hind (2 vol., Cambridge, 1952–55), I : xxiv, 187–192).
HUDSON, HENRY, navigateur, explorateur et, en un sens, fondateur à la fois de la ville de New York et de la Hudson’s Bay Company ; circa 1607–1611.
Les origines et la jeunesse de Hudson restent obscures. Lorsqu’il apparaît dans l’histoire, en 1607, il est déjà d’âge mûr et de renommée internationale. Cette année-là, au service de la English Muscovy Company, il cherche une route directe vers la Chine par le pôle Nord. Il ne réussit qu’à établir le record de « la latitude la plus septentrionale » et à rapporter des observations qui serviront à la création d’un poste de pêche à la baleine au Spitzberg. En 1608, pour le compte des mêmes armateurs, il partit à la recherche d’un passage du Nord-Est par l’Atlantique russe ; ce fut un échec complet.
Le fait que ses compatriotes, à la suite de ses insuccès, furent convaincus que ce genre d’entreprise était impossible indique bien la réputation de dévouement et de compétence que Hudson s’était acquise. Se décourageant moins facilement, les directeurs de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales lui demandèrent de faire une nouvelle tentative du côté du Nord-Est. Il partit en 1609 sur le Half Moon avec un équipage formé de Hollandais et d’Anglais (notamment un ancien camarade de bord, le peu commode Robert Juet). Arrivé à la banquise au delà du cap Nord, à l’extrémité de la Norvège, l’équipage se révolta et refusa d’aller plus loin. Le capitaine dut donc virer de bord et chercher une route vers la Chine par l’Amérique du Nord. Il remonta la rivière Hudson (découverte en 1524 par l’Italien Verrazzano) jusqu’à Albany et il montra les possibilités commerciales qu’offrait ce cours d’eau intérieur. À son voyage de retour, il fit escale dans un port anglais ; il y reçut du Privy Council l’ordre de ne pas retourner aux Pays-Bas ni de se remettre au service d’une puissance étrangère.
Cette interdiction n’inquiéta pas l’explorateur, puisqu’il trouva un emploi immédiat chez ses compatriotes. Son dernier voyage, bien qu’infructueux, avait ranimé l’espoir de trouver ailleurs un vrai passage pour la Chine. Sir Thomas Smith, fondateur et premier gouverneur de la East India Company et de la Northwest Passage Company, trésorier de la Virginia Company ; Sir Dudley Digges, jeune homme riche, intéressé aux explorations ; et M. (plus tard Sir) John Wolstenholme, du Yorkshire, célèbre promoteur d’explorations, financèrent, de concert avec un certain nombre de marchands, une nouvelle expédition, dont Hudson reçut le commandement. Il devait pousser ses recherches vers le détroit de Davis [V. John Davis], dans une région qui, évoquant le nébuleux détroit d’Anian, semblait lui offrir les meilleures chances de succès.
Le Discovery était monté par un équipage plus nombreux et plus mêlé que celui que commandait Hudson lors des voyages qu’il avait entrepris précédemment en partant de ports anglais. Il engagea Juet en qualité de second. C’est un signe de faiblesse de la part de l’explorateur, qu’il n’ait pas pu refuser ce poste important à un homme dont il connaissait parfaitement le caractère désagréable. C’est peut-être pour moins dépendre du vieux fauteur de troubles qu’il enrôla, mais seulement comme matelot, Robert Bylot. Ce dernier était un excellent navigateur et, comme il allait le montrer, un homme d’un courage flegmatique, mais indomptable. Hudson prit à son bord quatre civils : Edward Wilson, chirurgien (à ne pas confondre avec William Wilson, promu plus tard au grade de maître d’équipage et l’un des principaux conspirateurs contre son capitaine), Abacuk Pricket, serviteur de Sir Dudley Digges, Thomas Wydowse (ou Woodhouse), mathématicien qui devait probablement aussi sa place à Digges, et (à l’insu des armateurs) un certain Henry Greene. Ce dernier était un jeune homme débauché, déshérité par sa famille, gens à l’aise qui habitaient le Kent ; Hudson l’avait protégé et maintenant, avec sa bonhomie et son manque de jugement caractéristiques, il le prenait à son bord et lui promettait, en dépit de la fausse situation du jeune homme, de lui verser les gages de matelot au retour du voyage. Greene avait une certaine instruction ; il se peut que Hudson, manifestement naïf dans tout ce qui n’était pas son métier, ait cru trouver en lui le pendant de John Janes, l’ami de John Davis et l’auteur des récits pittoresques de quelques-uns de ses voyages.
Le Discovery partit de Londres le 17 avril 1610 et, à la suite d’une traversée heureuse jusqu’en Islande, fit escale dans une baie afin de laisser reposer l’équipage en attendant que les champs de glace en direction de l’Ouest se dispersent. C’est là qu’apparurent les premiers signes de discorde. Greene, qui était arrogant et doué d’une grande force physique, se querella avec Edward Wilson et le battit si brutalement que « nous eûmes grand peine à rembarquer le chirurgien ». Cet incident indigna fort l’équipage, mais Hudson couvrit son protégé et rejeta le blâme de la bagarre sur Wilson. On avait repris la mer lorsque, étant ivre, Juet, qui, à l’instar du chirurgien, détestait les prétentions du jeune parvenu, déclara publiquement que Hudson avait enrôlé Greene pour espionner les officiers et les hommes d’équipage. En entendant cette accusation, le capitaine entra dans une violente colère, et on eut de la difficulté à le dissuader de retourner en Islande et de renvoyer le vieil officier au pays à bord d’un navire de pêche. Tel fut le prélude peu digne et peu encourageant d’une période d’épreuves que seules une soumission et une harmonie impeccables auraient pu rendre acceptables. Vers la fin de juin, on aperçut l’île de la Bonne-Fortune (plus tard île de la Résolution) qui marquait à droite le détroit de Davis et à gauche le détroit d’Hudson.
Le détroit d’Hudson n’a pas été découvert par celui qui lui a donné son nom. À son troisième voyage à Meta Incognita (1578), Frobisher y était entré par erreur et, à ce qu’il affirme, y avait navigué 60 lieues. Toutefois, Sir Martin était un navigateur médiocre – du moins de l’avis de son capitaine, Christopher Hall – et il était connu pour ses exagérations, même à une époque où l’on exagérait facilement. Les pilotes expérimentés accordaient plus de poids aux observations de Davis (en 1587) et aux résultats du voyage du capitaine Waymouth ; celui-ci, en 1602, avait tenté le passage du détroit, mais l’opposition de son équipage l’avait contraint à virer de bord et à rentrer en Angleterre. En 1606, John Knight s’était approché de l’entrée du détroit, mais il avait péri mystérieusement sur les côtes du Labrador.
Il existe de plus vagues prétentions à cette découverte bien avant la revendication de Frobisher. D’après G. M. Asher, historien du xixe siècle, Sébastien Cabot connaissait le détroit d’Hudson ; sur la foi d’anciennes cartes, sans l’appui d’aucun document digne de confiance, Asher attribue aux navigateurs portugais l’honneur d’avoir franchi le détroit et d’être allé jusque dans la baie. Plus récemment, J. A. Williamson voit également en Sébastien Cabot un précurseur. Les mieux renseignés des contemporains de Hudson ne partageaient pas du tout cette façon de voir. Luke Fox écarte toutes les prétentions antérieures pour affirmer que ce fut Davis et Waymouth qui, pense-t-il, « ouvrirent à Hudson la voie de son détroit ». En l’absence d’un témoignage irrécusable, il est plausible de conclure que les navigateurs portugais et anglais connaissaient l’existence du détroit et avaient cherché à tâtons autour de l’embouchure orientale, tandis que Hudson fut le premier à avoir l’audace et la détermination de s’engager sur la piste et de la suivre sans hésiter où qu’elle pût le conduire.
Une observation ambiguë de Pricket laisse entendre que le capitaine avait l’intention de remonter le détroit de Davis vers le Nord – croyant qu’il trouverait une mer libre de glace à une latitude plus élevée – lorsque son navire, pris par la marée, fut entraîné au sud de l’île de la Résolution dans les eaux encombrées de glaces du détroit d’Hudson. Une fois là, il n’osa pas faire voile arrière de peur que son équipage épouvanté et divisé n’insistât pour abandonner complètement une si périlleuse entreprise. Sur un vaisseau assailli par les glaces, ballotté par les marées dans des parages inexplorés et, craignait-on, parsemés de récifs, les hommes crurent leur dernière heure venue ; Hudson lui-même, comme il l’avoua par la suite à Pricket, fut sur le point de se laisser abattre.
Près de l’île Akpatok, quand l’équipage se révolta à l’instigation de l’implacable Juet et réclama à grands cris qu’on virât de bord, le charpentier Philip Staffe resta fidèle à son capitaine qui, mêlant les objurgations aux supplications, parvint à ramener à l’obéissance ses compagnons indisciplinés. Pilote avisé, Hudson ne manqua aucune occasion de marquer des points de repère des deux côtés du détroit ; à la suite d’un voyage en zigzag de six semaines, passant entre le cap Wolstenholme, en territoire québécois, et l’île Digges (ainsi baptisés en l’honneur des commanditaires de l’expédition), il entra dans la baie même qui porte son nom.
Dans le « larger discourse » de Pricket, qui fournit plutôt des aperçus pittoresques sur le voyage qu’un relevé cohérent, Hudson apparaît surtout aux moments où la tension à bord était particulièrement aiguë. Pourtant, il dut faire preuve de beaucoup de patience et de fermeté pour affronter avec son navire les dangers multiples du détroit, lesquels, deux siècles plus tard, devaient causer une si forte impression à Franklin* et à Parry*, qui cependant s’y attendaient. Il avança lentement, ne faisant que dix milles par jour en moyenne, dans une atmosphère de « tristesse indescriptible », propre à aviver les craintes superstitieuses de ses compagnons les mieux disposés. La conquête du détroit confère à Hudson une grandeur que sa folie et ses bévues ultérieures ne réussiront pas à détruire.
Hudson jeta l’ancre près de l’île Digges, mit la barque à l’eau et envoya Pricket à terre en compagnie de Bylot et de Greene. À leur retour, ils rapportèrent avoir aperçu quantité de gibier à plume et l’herbe la plus belle qu’ils aient vue depuis leur départ de l’Angleterre. Pricket exhorta le capitaine à y passer deux jours pour délasser son équipage et refaire ses provisions épuisées ; mais Hudson, convaincu qu’il avait répété l’exploit de Magellan et qu’il était maintenant dans le Pacifique, rejeta cet avis d’un ton maussade. Juet, en se moquant méchamment, prétendait non sans raison que Hudson était un visionnaire dénué de sens pratique, qui comptait atteindre les îles aux Épices à la Chandeleur.
Ayant mis le cap au Sud, Hudson profita de l’accroissement de son prestige pour se venger des mutins qui avaient presque fait échouer son expédition à l’île Akpatok. Juet fut traduit devant l’équipage (dangereux précédent), fut convaincu d’incitation à la désobéissance et cassé de son grade d’officier. C’est Robert Bylot qui reçut le poste et la solde qu’il comportait. Le maître d’équipage, pour le même motif, perdit ses fonctions. William Wilson le remplaça et partagea la solde de son grade avec John King, individu loyal, mais ignorant, que ses compagnons étaient enclins à mépriser. Hudson eut la faiblesse de s’excuser auprès des hommes qu’il avait punis et de leur promettre que, si leur conduite à venir était satisfaisante, « il s’occuperait d’eux et oublierait leurs torts ».
La popularité qui avait enhardi le capitaine à s’affirmer de la sorte fut de courte durée. En octobre, le navire était dans la baie qui recevra plus tard le nom de Thomas James et qui ressemble à « un labyrinthe sans fin ». Manquant du courage nécessaire pour avouer son échec de ce côté-là, Hudson perdit quelques semaines à chercher une sortie vers le Sud et dut hiverner dans le coin sud-est de la baie – probablement à l’embouchure de la rivière Rupert. Son irritation, qui était bien naturelle, était partagée par ses hommes qui se voyaient privés des récompenses qu’on leur avait promises pour la découverte d’un passage ; en outre, ils s’attendaient à un hiver très dur, encore qu’ils ne pussent en prévoir toute la rigueur.
L’imprudence de Hudson contribua à aggraver cet état de mauvaise humeur étouffée. Vers cette époque, mourut John Williams, le canonnier ; selon la coutume, on vendit ses effets à l’enchère sur le gaillard d’avant. Il s’y trouvait une robe de drap gris, vêtement que tous les hommes convoitaient sous la menace imminente d’un hiver presque arctique. Hudson déplut grandement en se l’appropriant et en la passant à Greene, son protégé, qui n’avait ni argent ni salaire assuré pour garantir le remboursement de sa dette.
Hudson, une semaine auparavant, avait rejeté avec impatience l’idée de Staffe qui voulait bâtir sur le rivage un abri pour l’équipage ; celui-ci reçut maintenant l’ordre d’en construire un. Staffe s’exclama que le temps était devenu trop froid et qu’il « ne voulait ni ne pouvait entreprendre pareil travail ». Hudson, qui s’était montré indulgent envers des délinquants brutaux et endurcis, révéla sa faiblesse en manifestant une extrême sévérité à l’égard d’un homme d’une fidélité à toute épreuve. « Il alla le [Staffe] chercher dans sa cabine pour le frapper, l’abreuvant d’injures et menaçant de le pendre. » Deux ou trois jours plus tard, grâce au caractère loyal de Staffe et, peut-être aussi, aux remords du capitaine un peu trop vif mais généreux, la querelle s’apaisa et la maison fut construite. Mais, dans l’intervalle, l’insolent Greene avait fait voir le mépris qu’il nourrissait à l’égard de Hudson en témoignant à Staffe des amabilités particulières. Le capitaine, irrité, lui reprit sa robe qu’il remit à Bylot et, reprochant à Greene des fautes qu’il avait lui-même tolérées, il le menaça de retirer sa promesse de lui payer un salaire.
Le Discovery était fort mal approvisionné en vue des longs mois qu’il faudrait passer avant de rentrer au pays. Pricket, qui était bien placé pour le savoir, affirme que Hudson aurait pu recevoir une plus grande quantité de vivres, mais qu’il avait refusé avec son optimisme bien caractéristique ; il voulait probablement éviter de charger son navire en prévision du danger que présenterait la navigation dans les glaces. Bien que les perdrix et d’autre gibier d’eau vinssent augmenter la ration réduite, plusieurs hommes souffrirent du scorbut au cours de l’hiver. Vers l’époque de la débâcle, les explorateurs reçurent la visite d’un Amérindien qui, après avoir été bien reçu, prit congé en promettant par signes de revenir « après un certain nombre de nuits ». Les voyageurs ne le revirent jamais. En désespoir de cause, Hudson prit la barque et alla à la recherche des indigènes afin d’obtenir de la viande. Il découvrit leur établissement, mais les Amérindiens refusèrent de communiquer avec lui et mirent le feu à la forêt afin de garder les visiteurs importuns à distance. Le produit de la pêche fut désappointant et l’incertitude qui régnait au sujet de la quantité des vivres en réserve contribuait à accroître les craintes de l’équipage.
Greene, moins facile à apaiser que Staffe, s’efforçait de discréditer Hudson auprès de ses hommes. Pricket affirme que lui et William Wilson, personnage grossier, mais résolu, complotèrent de voler la chaloupe et de déguerpir – histoire incroyable à moins que ces vagabonds aguerris aient projeté, non pas de retourner au pays, mais de se joindre aux Amérindiens et de vivre comme eux. Tant que Bylot demeurait fidèle, Hudson était à l’abri de toute mutinerie immédiate ; en effet, Juet était jugé incapable de conduire le navire jusqu’en Angleterre ; seuls Hudson et Bylot pouvaient ramener leurs compagnons de ces régions désertes. Or, vers cette époque, on ignore pour quelles raisons, Hudson confia le poste de second à John King, homme servile et ignare. Greene, Wilson et Juet pouvaient maintenant machiner en toute sûreté la perte du capitaine, assurés qu’ils étaient de l’appui ou de la neutralité de Bylot.
Le voyage de retour commença le 12 juin 1611. Hudson partagea entre ses compagnons ce qu’il prétendit rester de provisions, les prévenant qu’ils devraient s’en contenter jusqu’à l’arrivée à l’île Digges. Les hommes étaient sûrs qu’il se gardait une réserve, mais ils ne pouvaient qu’en conjecturer la quantité. Une attitude franche à cet égard aurait encore pu le sauver.
Le soir du 23 juin, le navire étant alors abrité derrière l’île appelée plus tard du nom de Charlton par Thomas James, qui y passera l’hiver de 1631 –1632, Greene et William Wilson entrèrent dans la cabine de Pricket pour l’informer de leur intention de se mutiner et d’abandonner dans une embarcation le capitaine avec les hommes les plus débiles, qui souffraient encore des méfaits du scorbut ; ce serait la façon de s’assurer un supplément de vivres qui permettrait de survivre. Après avoir protesté faiblement, le domestique, apeuré, obtint des meneurs et de leurs complices qu’ils jurent « de ne rien faire que pour la gloire de Dieu et pour le bien du projet en cause, et de ne causer de mal à personne » (il n’explique pas l’interprétation qu’il donnait à ce serment), puis il abandonna toute opposition. Au point du jour, Hudson, son fils John, Wydowse et cinq autres marins sont appréhendés et poussés par-dessus bord dans la chaloupe. Dédaignant de se sauver la vie en collaborant à un tel crime, Staffe suivit volontairement son capitaine dans la barque. Les mutins coupèrent alors l’amarre de la chaloupe et naviguèrent un certain temps vers le Nord avant de mettre en panne pour piller le navire. Ils trouvèrent des vivres cachés, mais qui ne constituaient pas une réserve considérable pour un équipage de 21 hommes. Pendant qu’ils étaient occupés à cette tâche, la chaloupe apparut ; les plus compatissants voulaient qu’on reprenne les malheureux abandonnés à bord. Mais l’intransigeance de Wilson l’emporta : l’équipage hissa les voiles et s’éloigna « comme devant un ennemi ».
Grâce à sa force de caractère et au prestige de sa naissance, Greene affirma son autorité sur ceux qui restaient. Il ravala l’infortuné Juet et rendit à Bylot le poste de second. Pricket apprit alors que Greene avait d’abord eu l’intention de l’abandonner avec les autres et qu’il devait la vie aux conspirateurs plus prudents qui voyaient en lui l’homme capable d’obtenir leur grâce par l’intermédiaire de son maître, Sir Dudley Digges. Le malheureux serviteur espérait prouver son innocence grâce au stratagème hypocrite du serment ; mais Greene déjoua habilement ses plans ; il donna à Pricket les apparences d’avoir été l’un des principaux conspirateurs en l’installant, bien malgré lui, dans la cabine de Hudson et en le préposant à la garde des vivres.
Bylot conduisit le navire directement à l’île Digges, ce qui n’était pas un mince succès de navigation, puisque la course détournée qu’on avait faite dans la baie James, l’automne précédent, avait brouillé la direction à l’estime. Dans l’île, ils rencontrèrent des Esquimaux dont ils avaient vu seulement des traces à leur voyage d’aller ; Greene comptait obtenir d’eux quelque nourriture. Avec une témérité incroyable il alla à terre avec quelques compagnons et, sans être armés, ils s’aventurèrent parmi les indigènes craintifs et soupçonneux. Ceux-ci les attaquèrent ; Greene se battit avec courage, protégeant la retraite de ses camarades à l’aide d’un manche de pic cassé ; une flèche le frappa à mort au moment où il grimpait dans la barque ; William Wilson et un autre homme furent blessés mortellement. Les survivants désespérés s’installèrent dans une autre partie de l’île et se procurèrent assez de gibier à plume pour assurer leur subsistance pendant le voyage de retour. Juet mourut en route et les survivants faillirent périr de faim. Alors que tous ses compagnons étaient prostrés dans l’indifférence du désespoir, Bylot, par son habileté, sa patience et son courage imperturbable réussit de justesse à atteindre le Sud de l’Irlande où on obtint de l’aide pour les ramener à Londres.
On ne sait rien du sort ultime de leurs victimes. Par la suite, des visiteurs passant par la baie James – Thomas James, Radisson* et d’autres – découvrirent des vestiges qu’on imagina avoir été laissés par Hudson et ses hommes. Le complot qui leur coûta la vie paraît d’autant plus odieux qu’il n’a pas eu souvent son pareil. Les explorateurs polaires ont maintes fois risqué et, au moins en une occasion, ont trouvé la mort pour tenter de sauver des camarades invalides. Sans doute, vu les privations qu’ont endurées les huit survivants, on peut supposer que l’équipage du Discovery, s’il eût été au complet, aurait péri de misère. Mais c’est là un point de vue discutable. En effet, Pricket ne mentionne aucune privation excessive entre l’abandon de Hudson et la deuxième escale du navire au cap Digges. On peut présumer que les 21 membres de l’équipage auraient tous survécu jusque-là ; de même, ces 21 hommes, sous une direction plus avisée que celle de Henry Greene, auraient très bien pu ne pas s’exposer à la perfidie des indigènes et faire des provisions pour le retour. Pareil succès de survie n’aurait rien eu de plus remarquable que la traversée de John Davis rentrant de la Patagonie, 20 ans plus tôt.
Nous sommes surtout redevables au « larger discourse » d’Abacuk Pricket pour le récit des incidents de cette célèbre expédition et des derniers épisodes de la vie de celui qui la commandait. On a naturellement douté de sa véracité. Il avait à sauvegarder non seulement sa propre réputation, mais aussi celle de ses camarades encore en vie ; ceux-ci auraient pu lui rendre la monnaie de sa pièce s’il avait osé témoigner contre eux. Dans ces conditions, les critiques s’inquiètent de ce qu’il ait épargné les vivants et ait reporté le poids de ce crime à peu près entièrement sur les morts. Pourtant son histoire est plausible et cohérente d’un bout à l’autre ; les passages douteux de son récit ne manquent pas de pièces à l’appui. Nous savons que Greene avait mauvaise réputation avant le début du voyage ; un fragment heureusement conservé du journal de Thomas Wydowse confirme le portrait que Pricket fait de Juet : homme déloyal et fauteur de troubles invétéré. À propos du bandit Wilson, il y a des traits de fermeté et de réalisme que Pricket, qui n’était pas Shakespeare, n’a pu inventer. La fin tragique de Hudson est probablement rapportée aussi fidèlement que tout compte rendu historique qui dépend principalement d’un seul document originel dont l’auteur n’est pas complètement désintéressé.
Compte tenu des réserves précitées, la relation de Pricket reste pittoresque et convaincante. Sans grande aptitude pour la géographie, il avait pourtant, comme son collègue puritain Bunyan, le don de l’observation exacte et de l’expression vivante ; il fournit les éléments nécessaires à une juste appréciation de l’explorateur auquel il avait lié son sort. Hudson était un homme courageux, capable de concevoir et de poursuivre un dessein ; malheureusement, ces dons étaient gâtés par l’absence d’une qualité plus ordinaire : il ne savait pas commander. Il n’avait ni la force brutale de Sir Francis Drake ni la robuste bonhommie de John Davis ; grâce à ces qualités, ces deux capitaines pouvaient plier les hommes à leur volonté aux heures de danger et d’incertitude. Il montra peu de jugement dans le choix de ses favoris ou dans l’appui qu’il leur accordait. De là vient qu’il eut surtout des difficultés avec ses officiers, comme son pendant plus récent, William Bligh. Il y avait sûrement parmi l’équipage des hommes d’une solide honnêteté du genre de Philip Staffe ; autrement le voyage aurait probablement pris fin lors du premier geste de révolte de Juet à l’île Akpatok. Hudson devait également avoir une bonne part d’énergie morale et de puissance de conviction pour avoir survécu à cette crise et rallié à lui, en vue d’un nouvel effort, son équipage pris de panique.
Par ce qu’il a accompli, Hudson occupe un rang très élevé dans le groupe des navigateurs des Îles britanniques qui ont tant contribué à agrandir la carte du sous-continent canadien. Seuls Parry et Franklin peuvent se comparer à lui pour la façon dont il dépassa ses devanciers et l’ensemble de ses propres découvertes ; toutefois, Parry avait l’appui d’un état-major nombreux et bien formé, ainsi que d’un équipage bien discipliné ; Franklin devait plus aux voyages de Hearne* et de Mackenzie*, que Hudson aux vagues découvertes de Cabot et des navigateurs portugais. Les succès de ces derniers, quoique méritoires, ont été peu utiles et n’ont guère contribué à ouvrir la voie à leurs successeurs. À lui seul, Hudson fraya un chemin sur les 400 milles du détroit qui porte son nom et ouvrit à la navigation la vaste mer intérieure qui s’étend au delà. De plus, son effort gigantesque donna à ses compatriotes un élan tel que, à peine cinq ans après sa disparition, la carte sommaire de la baie était à peu près complète et Baffin pouvait affirmer, avec une certitude raisonnable, que c’était une mer fermée qui n’avait aucun débouché navigable du côté de l’Ouest. Ce n’est pas la faute de Hudson si les Anglais se montrèrent alors moins entreprenants que les Hollandais qui l’avaient d’abord pris à leur service, et s’ils laissèrent passer un demi-siècle avant de commencer l’exploitation commerciale de sa dernière et magnifique aventure.
Ironie du sort, l’importance même de la réussite de Hudson servit à protéger les huit survivants du Discovery, qui étaient au moins coupables d’avoir contribué à sa perte. En tête de ces conjurés, il y avait Robert Bylot ; il prétexta qu’il n’avait eu aucune part dans la mutinerie ; cette justification aurait eu moins de poids devant une cour criminelle que le fait incontestable d’avoir été nommé à un poste de commandement par les mutins sitôt le crime commis. Le service signalé qu’il avait rendu en sauvant l’expédition et ses archives, sans compter ceux qu’il pouvait rendre comme pilote dans des expéditions à venir pour chercher un passage au delà de la baie, semblaient justifier un acquittement. Mais alors on ne pouvait guère en user sévèrement avec les autres. Aussi, bien que les huit mutins, ou quelques-uns d’entre eux, aient été incarcérés pendant quelque temps et que le tribunal maritime ait poursuivi des enquêtes pendant un certain nombre d’années, on ne trouve aucune mention de poursuite judiciaire avant 1618, date à laquelle Pricket (qui entre temps avait pris part à l’expédition de Button à la baie d’Hudson), Edward Wilson et deux de leurs anciens compagnons subirent une sorte de procès devant le tribunal maritime. Étant donné le laps de temps et les circonstances atténuantes, les autorités désiraient manifestement terminer le procès par un acquittement. On traduisit quatre inculpés devant le tribunal, non pas sous l’accusation de mutinerie, car alors l’issue n’eut fait aucun doute, mais pour motif de meurtre – or, ce n’était pas un meurtre d’avoir abandonné à la dérive des marins expérimentés, près d’une côte qui n’était ni aride ni inhabitée. Ils furent tous quatre acquittés.
- H. Neatby
- M. Asher a recueilli le récit d’Abacuk Pricket et d’autres documents de l’époque relatifs à Hudson dans son livre Henry Hudson, the navigator: the original documents in which his career is recorded, collected, partly translated, and annotated (Hakluyt Soc., XXVII, 1860).— Llewellyn Powys, Henry Hudson (London, 1927) : excellente biographie qui, en plus d’une bibliographie étendue, reproduit les documents (inconnus au temps d’Asher) relatifs au procès de Pricket et de trois autres mutins.— DAB.— DNB.— Dodge, Northwest by sea, 114–129.— C. R. Markham, A life of John Davis, the navigator, 1550–1605, discoverer of Davis Straits (London, 1889).— L. H. Neatby, In quest of the North West Passage (Toronto, 1958), 14–29.— Oleson, Early voyages, 163–166.— Voyages of Foxe and James (Christy).— The voyages of William Baffin, 1612–1622, ed. C. R. Markham (Hakluyt Soc., 1st ser., LXIII, 1881).
CHAMPLAIN, SAMUEL DE, dessinateur, géographe, explorateur, fondateur de Québec en 1608, lieutenant du lieutenant général Pierre Du Gua de Monts de 1608 à 1612, du lieutenant général Bourbon de Soissons en 1612, du vice-roi Bourbon de Condé de 1612 à 1620, du vice-roi de Montmorency de 1620 à 1625, du vice-roi de Ventadour de 1625 à 1627 ; commandant à Québec en 1627 et 1628, entre la démission de Ventadour et la création de la Compagnie des Cent-Associés ; « commandant en la Nouvelle-France en l’absence » du cardinal de Richelieu de 1629 à 1635 ; membre de la Compagnie des Cent-Associés ; né probablement à Brouage, en Saintonge (Charente-Maritime), décédé à Québec le 25 décembre 1635.
On ne sait rien de la date de la naissance de Champlain : il serait né vers 1570, peut-être en 1567, ou plus tard, vers 1580. On a voulu voir en lui un fils de pauvres pêcheurs ou d’un capitaine de la marine, ou même un bâtard d’une grande famille. Hanté par l’énigme de cette origine, Florian de La Horbe a voulu la dénouer à la façon d’un Alexandre Dumas : Champlain serait ce Guy Eder de La Fontanelle, illustre soudard qui, condamné à être rompu vif, aurait échappé au châtiment pour reparaître, homme rangé, sous le nom de Champlain. En vain cherchons-nous dans cette thèse une preuve sérieuse qui nous fasse douter de l’histoire traditionnelle : ce n’est là qu’un fort mauvais roman policier.
Nous ne savons pas si Champlain fut baptisé catholique ou protestant : son prénom biblique, qui en Saintonge n’était guère donné que dans les familles protestantes, et la ville huguenote qu’était alors Brouage rendent probable la naissance protestante de Champlain. Sa lutte contre la Ligue catholique ne prouve rien, car l’opposition à la Ligue était le fait de monarchistes catholiques ou protestants ; ne prouve rien non plus son choix d’une épouse protestante. S’il est né protestant, Champlain est passé très tôt au catholicisme, comme le jésuite Paul Le Jeune, né huguenot et devenu plus tard catholique. Quoi qu’il en soit, lorsqu’il commence en 1603 sa carrière canadienne, Champlain est catholique, comme le prouve la doctrine qu’il explique alors aux Amérindiens de Tadoussac.
D’après son contrat de mariage, Champlain serait fils « de feu Anthoine de Champlain, vivant capitaine de la Marine, et de dame Marguerite Le Roy ». Nous ne savons rien d’autre de ses parents et il reste encore à élucider le mystère de cet « oncle Provençal » qui joue un rôle important dans les débuts de la carrière de l’explorateur. Champlain était-il noble ? Le peu que nous connaissions de sa famille ne nous éclaire pas plus que le nom qu’il porte : l’édition de 1603 donne « Samuel Champlain », et la dédicace à l’amiral Montmorency est signée « S. Champlain », alors que dans le privilège de cette même édition on écrit « Sieur de Champlain », tout comme dans le contrat de mariage en 1610 et les éditions de 1613, 1619 et 1632. Toutefois, la particule ne prouve rien, car la noblesse ne s’établit que par filiation noble ou par lettres. Faute de ces dernières (qu’elles n’aient pas existé ou qu’elles se soient perdues), il faut recourir avec beaucoup de prudence aux titres que Champlain prend ou se laisse donner. Dans le contrat de mariage de 1610, on le dit « noble homme », qualité qu’on donnait aux roturiers importants. Dans un acte notarié de 1615, Champlain est qualifié d’écuyer ; or, seuls les nobles avaient droit à ce titre, bien qu’en pratique plus d’un bourgeois se le laissât donner. Puis, dans un engagement de 1617, on le dit noble homme, comme aussi dans un document de 1621 ; mais, dans un acte notarié de 1625 et, en 1626, lors de l’insinuation de cet acte, Champlain retrouve son titre d’écuyer ; bien plus, dans la liste officielle des Cent-Associés de 1627, dressée avant que le roi remette à la compagnie des lettres d’anoblissement pour 12 associés roturiers, on qualifie encore Champlain d’écuyer. S’il était possible d’ignorer les documents de 1617 et de 1621, on pourrait conclure que Champlain, noble homme en 1610, a pu accéder à la noblesse avant 1615 ; en ce cas, la promotion se situerait en 1612, lorsque Champlain devient lieutenant d’un vice-roi ; on voit mal un Bourbon de Condé se faire représenter en Nouvelle-France par un simple roturier qui reçoit des pouvoirs étendus que seul un noble peut en principe exercer. C’est là une hypothèse. Il faudra, pour l’étayer plus solidement, la découverte de nouveaux documents.
De la carrière pré-canadienne de Champlain, nous savons peu de choses sûres. Il a pu exercer un art nécessaire au géographe, celui de peintre ou de dessinateur. Un factum des environs de 1613, rédigé par les marchands malouins, note à propos du Champlain de 1603 : « [A ce voyage,] ayant été seulement comme passager, sa profession de peintre le conviant, avecques le lucre, de veoyr ledict pays ». De fait, Champlain fut un excellent dessinateur : on lui attribue les dessins fort heureux du Brief discours (ils semblent originaux alors que le texte n’est qu’une copie). Et les cartes qu’il dessinera de la Nouvelle-France, surtout celle de 1632, sont d’une magnifique facture.
Il a dû commencer jeune à naviguer, puisqu’il déclare à la reine en 1613 qu’il a été attiré par l’art de la navigation dès son « bas âge ». Il affirme en 1632 qu’il a servi contre la Ligue dans l’armée de Henri IV jusqu’en 1598, avec le titre de maréchal des logis ; quand les troupes espagnoles, entretenues en Bretagne par Philippe II, quittent Port-Blavet (Port-Louis, dans le Morbihan), Champlain s’embarque avec elles. D’Espagne, à ce qu’il affirme au roi en 1630 et en 1632, il poursuit jusqu’aux Indes occidentales un voyage qui le retient deux ans et demi. On constate sa présence à Cadix en juillet 1601, puis il rentre en France.
Champlain écrit par deux fois qu’il a voyagé dans les Indes occidentales : on ne voit pas pourquoi on devrait rejeter cette déclaration d’un homme qui termine sa carrière. Ce qui est venu compliquer le problème, c’est une œuvre que Champlain n’a jamais publiée mais qu’on lui attribue, le Brief discours des choses plus remarquables que Samuel Champlain de Brouage a reconneues aux Indes occidentales. Claude de Bonnault et Jean Bruchési ont été les premiers à mettre en doute l’authenticité de cet écrit et, partant, la sincérité de Champlain. Une étude récente de L.-A. Vigneras repense le problème en retenant quelques hypothèses : Vigneras constate que le Brief discours donne parfois un itinéraire incompatible avec celui de l’armada de Coloma, que Champlain est sensé avoir accompagnée ; il faut en outre, continue Vigneras, « faire les plus grandes réserves sur les prétendus voyages à Mexico, Porto-Bello et Carthagène ». Comment expliquer les erreurs grossières que contient le Brief discours ? Selon Vigneras, Champlain n’aurait pas fait son voyage (ou tout son voyage) avec la flotte de Coloma ; encore, il aurait rédigé le Brief discours d’après des renseignements recueillis en Espagne, sinon d’après les papiers du fameux « oncle Provençal » ; ou bien il n’aurait raconté son voyage qu’à une époque où sa mémoire n’était plus fidèle.
Pour être juste à l’égard de Champlain, il faut d’abord retenir qu’il n’a jamais publié ce Brief discours : cette œuvre n’est pas de lui ou, si elle l’est, il ne l’a pas jugée digne de paraître. Autre remarque : ce qu’on a publié sous le nom de Champlain, et seulement à partir de 1859, n’est pas l’original, mais une copie. Dans quelle mesure cette copie est-elle fidèle ? La même aventure est arrivée à la relation de Verrazzano que l’on ne connut longtemps que par une copie tronquée et parsemée d’erreurs. Il a fallu la découverte du manuscrit Cèllere pour que les historiens rendent enfin à Verrazzano son juste mérite. Jusqu’à ce que l’original soit retrouvé, on n’a pas le droit de verser le Brief discours au dossier de Champlain.
Rentré d’Espagne, Champlain jouit d’une pension à la cour de Henri IV. C’est alors que le commandeur Aymar de Chaste, titulaire du monopole commercial de la Nouvelle-France, invite Champlain à suivre François Gravé Du Pont qu’il envoie en expédition. Le 15 mars 1603, à Honfleur, Champlain monte à bord de la Bonne-Renommée comme simple passager. Il n’exerce aucune fonction précise ; il n’est pas encore capitaine de la marine. Lorsqu’il publie sa relation, à son retour, aucun titre ne suit son nom. Est-il géographe du roi, comme le saluera Lescarbot dans un sonnet de 1607 ? Nulle part Champlain ne porte ce titre et personne d’autre que Lescarbot ne le lui donne ; rien n’établit que Champlain, tout en agissant en géographe, ait occupé le poste officiel de géographe du roi. Il s’embarqua en simple observateur en 1603 et sa présence en ce voyage serait passée inaperçue s’il n’avait publié sa relation ; il est d’ailleurs le seul à nous raconter ce voyage.
Le 26 mai, les navires de Gravé Du Pont arrivent à Tadoussac ; Champlain y assiste aux « tabagies » (fêtes des indigènes) au cours desquelles les Algonquines dansent nues et les Algonquins prennent part à des concours de vitesse couronnés de présents. Pendant la traite, du 26 mai au 18 juin, Champlain étudie à loisir les mœurs des indigènes. Il leur sert même un cours de religion. Le 11 juin, il remonte le Saguenay sur quelque 12 lieues : il se fait décrire tout le bassin hydrographique, apprend l’existence d’une mer salée au nord et, sans en déduire, comme tous les voyageurs intéressés, qu’il s’agit de la mer d’Asie, il conclut avec une assurance qui nous étonne : « c’est quelque gouffre de ceste mer qui desgorge par la partie du Nort dans les terres ». En 1603, sept ans avant la découverte anglaise, Champlain devine en quelque sorte la baie d’Hudson.
Fêtes et traite terminées, Gravé entreprend le 18 juin la montée de ce fleuve que Champlain appelle encore, comme du temps de Cartier, rivière de Canada. Champlain l’accompagne ; il ne découvre rien. Ce qui est nouveau pour lui ne l’est pas pour les Français de son temps : Levasseur, en 1601, a donné au fleuve les traits définitifs que nous lui connaissons et sa carte fait mention des toponymes de Tadoussac, Québec et Trois-Rivières. Ce voyage de 1603 nous vaut toutefois une description plus détaillée et plus nette du fleuve que celle des relations de Cartier. En passant à Québec, où se déroulera son destin, Champlain demeure assez indifférent, se contenant de remarquer que si les terres étaient cultivées, elles seraient aussi bonnes que celles de France. C’est à Trois-Rivières que le futur colonisateur commence à se révéler : il y voit un lieu propre à une « habitation », mais qui n’est alors reliée, dans son esprit, qu’à la sécurité de la route des fourrures. Champlain ajoute-t-il à la toponymie ? C’est lui probablement qui baptise la chute Montmorency. Il nomme Saint-Pierre le lac Angoulême. Il remonte le Richelieu jusqu’aux rapides de Saint-Ours, et obtient des indigènes une bonne description du haut de la rivière. Pas plus heureux que Cartier, il reste bloqué par les rapides d’Hochelaga (Montréal). En questionnant les indigènes, il reconstitue de façon surprenante le réseau des Grands Lacs (y compris la chute Niagara) avec des mesures qui correspondent souvent à la réalité, mais il se laisse persuader que la mer d’Asie n’est pas loin.
Revenu à Tadoussac le 11 juillet, il se rembarque avec François Gravé Du Pont pour Gaspé où il séjourne de 15 au 19. Jours de relâche qui lui permettent d’obtenir un aperçu général de la région ; il entend parler de l’Acadie où il souhaite trouver le chemin de l’Asie et des mines qu’y cherche Sarcel de Prévert. Ces deux possibilités acadiennes, le chemin d’Asie et les mines, fascinent Champlain, en 1603, plus que le Saint-Laurent. À le lire, on pressent que l’Acadie dispensera peut-être du Saint-Laurent et que, si les Français reviennent, ce sera surtout pour courir après les promesses de cette mystérieuse Acadie.
Quand Champlain rentre en France, le 20 septembre, il apprend que de Chaste est mort. Il présente au roi une carte du Saint-Laurent (qu’on n’a pas retrouvée), lui fait un « discours » de ce qu’il a vu et publie sa relation Des sauvages, dont le privilège est du 15 novembre. Le protestant de Monts, qui succède à de Chaste, n’a vu du Saint-Laurent que Tadoussac : il veut trouver un pays plus chaud. Par la propagande qu’il fait pour l’Acadie en 1603, Champlain a sa part de responsabilité dans l’abandon temporaire du Saint-Laurent en faveur de l’Acadie. Invité par de Monts et autorisé par Henri IV qui le charge, parait-il, de faire rapport sur la découverte, Champlain s’embarque de nouveau en mars 1604 ; il n’a toujours aucun titre officiel, mais le rôle qu’il va jouer, les travaux qu’il va laisser montrent que, sans en avoir le titre, il fait fonction de géographe.
Au début de mai 1604, arrêt au Port-au-Mouton, sur le littoral est de l’Acadie. De Monts charge Champlain de choisir un pied-à-terre pour la colonie en attendant de trouver un site qui réunisse les meilleures conditions. Champlain part donc le 19 mai, contourne le cap de Sable, entre dans la baie Sainte-Marie où il choisit un port pour le navire principal, remarque des mines, ajoute à la toponymie et rentre au Port-au-Mouton au bout de trois semaines. De Monts se rend mettre son navire en sécurité dans la baie Sainte-Marie et l’on part en barque explorer la baie Française (nom donné par de Monts à la baie de Fundy). On visite d’abord une baie que Champlain nomme Port-Royal (Annapolis Royal, N.-É.), on va au fond de la baie Française chercher les mines de Prévert, on examine l’embouchure de la rivière Saint-Jean puis, comme il faut se loger temporairement, de Monts s’arrête à l’île Sainte-Croix (île Dochet, dans la rivière Sainte-Croix) qui est le choix de Champlain : le site et la belle saison semblent en faire le meilleur endroit. De Monts adopte l’habitat dispersé et Champlain se construit un logis en commun avec MM. d’Orville et Pierre Angibault, dit Champdoré.
Avant l’hiver, Champlain se livra à l’exploration. Après une autre recherche de mines dans la baie Française, il redescendit le 2 septembre le long du littoral, afin de chercher le site idéal d’une demeure permanente. Il entra dans la rivière Penobscot et essaya d’atteindre la Kennebec, sans toutefois pouvoir dépasser Pemaquid. Dans ce voyage d’un mois, il parcourut quelque 150 milles et pénétra jusqu’à 50 milles dans les terres par la rivière Penobscot. Sans être le premier Européen à visiter cette région, il nous en donna la première description précise. Il revenait plutôt déçu de ce qu’il avait vu.
L’hivernement à Sainte-Croix, en 1604–1605, fut désastreux à cause du scorbut et de la rigueur exceptionnelle du froid. Ravitaillé au printemps par Gravé Du Pont, de Monts se remit en quête d’une région plus favorable et avec lui, le 17 juin 1605, Champlain reprit la route du Sud. Le premier juillet, ils pénétrèrent dans la rivière Kennebec et continuèrent vers le Sud, visitant divers points du littoral : baie des Sept-Îles (Casco Bay), baie de Chouacouët (Saco Bay), Cap-aux-Îles (Cape Ann), baie des Îles (baie de Boston), port Saint-Louis (baie de Plymouth) ; enfin, le cap Blanc (Cape Cod) qu’il doubla pour s’arrêter à Mallebarre (Nauset Harbour). Après un parcours d’environ 400 milles, il retourna à Sainte-Croix sans avoir trouvé le site idéal d’une colonie. Mais, bien que Gosnold et Weymouth l’eussent précédé en quelques points de ce littoral, le géographe Champlain nous laissa une cartographie si précise qu’il mérite le titre de premier cartographe de la Nouvelle-Angleterre.
En attendant de trouver mieux, de Monts transporte sa colonie à Port-Royal : l’expérience fait adopter, cette fois, le quadrilatère fermé, et on s’installe dans un certain confort. Champlain, pour sa part, s’aménage un cabinet de travail parmi les arbres, construit une écluse pour se conserver des truites ; il prend « un singulier plaisir » au jardinage. À Port-Royal, le rôle de Champlain est toujours celui du simple observateur. Quand de Monts rentre en France, ce n’est pas Champlain qu’il désigne pour commander en son absence : c’est d’Orville d’abord, puis Gravé Du Pont. Avant l’hiver, Champlain repart, sans succès, à la recherche de mines. L’hivernement de 1605–1606, même attristé par le scorbut, est moins pénible que le précédent. Au cours de l’été 1606, survient Jean de Biencourt de Poutrincourt avec une nouvelle recrue (dont l’avocat Marc Lescarbot et le pharmacien Louis Hébert) et remplace Gravé Du Pont, mais Champlain demeure un troisième hiver. En septembre 1606, Poutrincourt cherche à son tour vers le Sud le site d’une colonie permanente ; Champlain l’accompagne. Au lieu de filer tout de suite au cap Blanc, on s’attarde à revoir des lieux connus ; c’est seulement en octobre, donc très tard, que l’on dépasse l’étape de Mallebarre, mais le port Fortuné, où l’on s’arrête, est la scène d’un massacre de Français ; on revient donc sans avoir pu dépasser Martha’s Vineyard. Ce voyage ajoute peu à la toponymie : Champlain laisse son nom à une petite rivière, la Nashpee, à l’est du Rhode Island.
L’hiver de 1606–1607 fut des plus joyeux : température agréable, nourriture et vin en abondance. Champlain contribua à la bonne humeur en fondant l’ordre de Bon Temps, sorte de chevalerie de la gaieté dont les membres devaient tout à tour assurer du gibier pour la table et entretenir la joie. En mai 1607, on apprit que le privilège de commerce était révoqué : de Monts donna ordre à sa colonie de rentrer en France. Avant de partir, toutefois, Champlain retourna dans la baie Française à la recherche d’une mine de cuivre, mais ne trouva que des pépites. Quand, le 11 août 1607, Champlain, s’embarqua pour Canseau (Canso), il en profita pour reconnaître le détail de la côte et en faire la carte. Et c’est ainsi qu’en 1607, grâce à lui, tout le littoral atlantique, du Cap-Breton jusqu’au sud du cap Blanc, se trouva cartographié et affichait une toponymie française. Les Anglais, revenus en 1607 pour hiverner dans la Kennebec, n’ont rien fait de comparable dans ce domaine.
L’entreprise acadienne rompue, qu’allait devenir Champlain ? En 1603, il avait influencé de Monts dans le choix de l’Acadie plutôt que du Saint-Laurent ; il semble bien avoir été le responsable, en 1608, du retour au fleuve. Cette fois, il recevait la première fonction officielle de sa carrière canadienne : il devint le lieutenant du sieur de Monts. Le 13 avril 1608, il partit une troisième fois pour la Nouvelle-France ; il arriva le 3 juin à Tadoussac, où il n’était pas venu depuis cinq ans. C’est sur une barque, et non à bord du Don-de-Dieu, qu’il remonta le fleuve pour fonder une Habitation, le 3 juillet, à la « pointe de Québec ». « Dès mon arrivée, écrit-il, j’employai une partie de nos ouvriers à abattre [les arbres] pour y faire nostre habitation, l’autre à scier des aix, l’autre fouiller la cave & faire des fossez » ; il fit construire, avec un magasin pour les vivres, trois corps de logis, le tout entouré de fossés de 15 pieds et d’une palissade de pieux. Québec commençait son histoire.
Quelques jours plus tard, Champlain échappe à un complot que dirige le serrurier Jean Duval, qui l’a accompagné en Acadie. Pour éprouver la terre, Champlain s’occupe de semer du blé et du seigle ; il plante des vignes, fait du jardinage. Comme le premier hivernement d’Acadie, celui de Québec est marqué par une forte crise de scorbut : des 25 hivernants, il en meurt 16, dont le chirurgien Bonnerme [V. Duval]. Ravitaillé au printemps de 1609 par Gravé Du Pont, Champlain part le 28 juin à la découverte du pays des Iroquois ; il entre dans la rivière des Iroquois (Richelieu) où il est déjà venu en 1603 ; aux rapides de Chambly, ne prenant avec lui que deux Français, il poursuit en amont avec des Algonquins, des Hurons et des Montagnais, parvient à un grand lac auquel il laissera son nom.
Le soir du 29 juillet, à Ticonderoga (Crown Point, N.Y.), on rencontra les Iroquois et, le lendemain, commença la bataille : au moment du choc, les alliés ouvrirent leurs rangs, Champlain s’avança, fit feu de son arquebuse et tua deux chefs ennemis ; un coup tiré dans les bois par un compagnon produisit la panique chez les Iroquois. Champlain prenait part pour la première fois en Nouvelle-France à des opérations militaires : sans être le responsable du long conflit franco-iroquois, puisque les Français avaient contracté avant 1603 une alliance offensive, il consolidait le prestige des Français : pour honorer Champlain, les alliés lui réservèrent une paire d’armes et une tête d’ennemi… Par son voyage d’exploration, Champlain élargissait la carte de la Nouvelle-France et inaugurait une route qui allait rester pendant deux siècles une voie stratégique pour des Européens ; se fût-il attardé jusqu’en septembre et eût-il descendu quelques milles vers le Sud, il eût rencontré l’Anglais Henry Hudson, qui introduisait dans cette région la domination hollandaise.
Après sa victoire, Champlain laisse le commandement de Québec à Pierre Chauvin de La Pierre et rentre en France avec Gravé Du Pont : le 13 octobre 1609, il est à Honfleur d’où il va faire rapport à de Monts et au roi. Sans réussir à faire renouveler son monopole, de Monts forme société avec des marchands de Rouen : ceux-ci soutiendront l’Habitation de Québec, mais à condition qu’elle serve d’entrepôt pour la traite ; faute de mieux, pendant quelque temps, Québec sera exclusivement un hangar à fourrures. Après un faux départ et une maladie d’un mois, Champlain se rembarque avec des artisans, le 8 avril 1610, et reparaît à Québec dès le 28 avril, après un voyage d’une rare rapidité.
Les alliés attendaient Champlain pour une autre expédition contre les Iroquois. Ils s’étaient donné rendez-vous à l’entrée du Richelieu ; les Iroquois y étaient déjà, et bien barricadés. Champlain mena l’attaque, quoique blessé par une flèche qui lui « fendit le bout de l’oreille & entra dans le col » ; on donna l’assaut et les Iroquois s’enfuirent. Ce fut le dernier triomphe de Champlain sur cet ennemi. À la suite de ce combat, Champlain confia au chef Iroquet un jeune homme, Étienne Brûlé, qui voulait apprendre l’algonquin ; en otage, il accepta le Huron Savignon, qui voulait voir la France. Avant son départ, Champlain constata que la traite était, cette année-là, ruineuse pour ceux qui le soutenaient, et il apprit que Henri IV avait été assassiné. En cette triste conjoncture, il quitta Québec le 8 août 1610, laissant 16 hommes sous les ordres de Jean de Godet Du Parc [V. Claude de Godet] ; il fut à Honfleur le 27 septembre.
Sans y faire aucune allusion dans ses écrits, Champlain accomplit au début de l’hiver un geste important : le 27 décembre 1610, âgé d’au moins 30 ans, il signe un contrat de mariage avec une jeune fille de 12 ans, Hélène Boullé. À cause du jeune âge de la future, il est spécifié que le mariage ne s’effectuera qu’après deux ans. Les fiançailles ont lieu le surlendemain et, le 30 décembre, la bénédiction nuptiale est donnée aux époux en l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois, à Paris. De la dot promise (6 000#), Champlain touche 4 500# la veille, ce qui est un précieux appoint pour son entreprise.
Il reprend la mer le 1er mars 1611 et arrive à Québec le 21 mai. Obligé par la faute des Amérindiens de renoncer à son projet d’une exploration du Saint-Maurice, il va au sault Saint-Louis (Lachine) ; en attendant l’arrivée des indigènes traiteurs, il débarque et, 31 ans avant la fondation de Montréal, il cherche dans cette île « une place pour y bastir » ; il arrête son choix sur ce qui sera la pointe Callières, endroit où des Amérindiens, au temps de Cartier, ont labouré. Il fait « déffricher le bois de ladite place Royalle pour la rendre unie, & preste à y bastir » ; d’une terre grasse, il fait édifier dans un îlet voisin une muraille de dix toises de long par trois ou quatre de haut « pour voir comme elle se conserveroit durant l’yver ». Il remarque une île où il serait possible de « bastir une bonne & forte ville » et lui donne le nom de Sainte-Hélène en l’honneur de sa femme. Les projets montréalais de Champlain n’iront jamais plus loin. Enfin, le 13 juin, des Amérindiens descendent des pays d’en haut et c’est après les pourparlers que Champlain exécute une prouesse propre à augmenter son prestige auprès des indigènes : avec eux, il franchit les rapides en canot, ce que Brûlé est le seul Blanc à avoir fait avant lui. Dès son retour à Québec, il fait des réparations à l’Habitation, plante des rosiers, charge du « chesne de fente » pour en faire l’essai en France. Il arrive à La Rochelle le 10 septembre 1611.
Parce qu’ils ne parviennent pas à obtenir un monopole, les associés du sieur de Monts ne veulent plus soutenir l’entreprise de Québec ; de leur côté, les Malouins réclament la liberté du commerce en se prévalant des découvertes de Cartier, ce qui amène Champlain à comparer son travail à celui du célèbre pilote de Saint-Malo : il est juste, soutient-il, « que nous jouissions du fruit de nos labeurs ». Il rédige des mémoires, publie une carte (c’est la première qui nous ait été conservée), supplie le roi d’intervenir. Enfin, le 8 octobre 1612, Louis XIII désigne pour son lieutenant général en Nouvelle-France Charles de Bourbon, comte de Soissons, qui, dès le 15 suivant, choisit Champlain comme lieutenant pour continuer l’œuvre de Québec. Champlain reçoit le pouvoir de commander au nom du lieutenant général, d’établir « tels Capitaines & Lieutenants que besoin sera », de « commettre des officiers pour la distribution de la Justice, & entretien de la police, reglemens & ordonnances », de faire des traités avec les indigènes ou de leur faire la guerre, d’arrêter les marchands qui ne seront point de l’association. Il a aussi le devoir de « trouver le chemin facile pour aller par dedans ledit païs au païs de la Chine & Indes Orientales », de faire la recherche de mines de métaux précieux et de les exploiter. Or, peu après, meurt Bourbon de Soissons. Le roi transmet la charge à Henri de Bourbon, prince de Condé, qui, le 22 novembre, confirme Champlain en ses mêmes fonctions. Les partisans de la liberté du commerce vont quand même priver Champlain de l’appui d’une association de marchands ; ils essaieront par tous les moyens d’empêcher que Champlain ne publie sa commission. Champlain n’en viendra à bout que sur l’intervention personnelle du roi.
L’automne de 1612 avait ainsi apporté à Champlain une importante promotion. Depuis 1608, année qui marquait son premier accès à une fonction officielle, il n’avait été que le lieutenant d’un lieutenant général assez peu influent, le sieur de Monts ; en octobre 1612, il devenait le lieutenant d’un grand personnage, le comte de Soissons, qui semble bien n’avoir porté, à cette époque, que le titre de lieutenant général ; mais en novembre suivant, Champlain devint le lieutenant d’un vice-roi, le prince de Condé. De plus, il obtenait les véritables pouvoirs d’un gouverneur, sans en avoir toutefois le titre ni la commission.
Quelque temps après, il ajouta à sa réputation en publiant ses Voyages (récit qui va de 1604 à 1612), dont le privilège est daté du 9 janvier 1613.
Le 6 mars de la même année, sur le navire de François Gravé Du Pont, il quitte Honfleur avec son assistant, le sieur L’Ange ; le 29 avril, il arrive à Tadoussac où il affiche sa nouvelle commission ; après un bref arrêt à Québec, il est au saut Saint-Louis le 21 mai. Comme en 1611, la traite est de peu de profit. Dégoûtés des procédés des marchands contrebandiers, les indigènes ne sont venus qu’en petit nombre. Champlain décide alors de pousser l’exploration jusqu’au pays des Hurons : avec un guide amérindien et quatre hommes (dont ce Nicolas de Vignau qui, en 1612, s’est vanté à Paris d’avoir vu la baie d’Hudson en remontant la rivière des Outaouais), Champlain se met en route le 27 mai. Il est le premier Européen à nous décrire cette rivière des Outaouais (Ottawa), qui sera pendant deux siècles la grande route commerciale de l’Ouest canadien. Au delà des chutes Chaudière, pour éviter des rapides et un long détour de la rivière, il va par les terres, d’un lac à un autre (c’est dans l’un de ces lacs, le Green Lake, qu’on a retrouvé en 1867 un astrolabe daté de 1603, attribué à Champlain, mais sans preuves convaincantes). Il rejoint la rivière au pied de l’île aux Allumettes. En juin, il est chez Tessouat (circa 1603–1613) qu’il a connu à Tadoussac, et il invite les Algonquins à quitter leurs terres au sol pauvre pour s’établir au saut Saint-Louis ; ils acceptent à condition que les Français y construisent un fort, article déjà au programme immédiat de Champlain. Par contre, ils essaient de dissuader Champlain de se rendre jusque chez les Népissingues. Les Algonquins, qui s’enrichissent du droit de passage qu’ils exigent des Amérindiens traiteurs, veulent empêcher les Français d’aller plus en amont ; au cours d’une enquête à laquelle ils soumettent Vignau, ils l’amènent à déclarer que ce qu’il a dit au sujet de la mer du Nord est faux. Cela met fin au voyage de Champlain. Au bord du lac aux Allumettes, il dresse une croix avec les armes de France et redescend la rivière avec un fils de Tessouat. La route française de l’Ouest est inaugurée.
Le 26 août suivant, Champlain est déjà de retour à Saint-Malo. Vers la fin de cette année 1613, il fait paraître le récit du voyage qu’il vient de faire, en même temps qu’une carte de la Nouvelle-France (elle ne comporte qu’une addition à la précédente : le haut de la rivière des Outaouais). À Fontainebleau, où il est allé faire rapport au roi, il forme en 1614 une société avec les Marchands de Rouen et de Saint-Malo pour le soutien de l’entreprise canadienne ; cette compagnie, qui lie les associés pour 11 ans, porte le nom de Compagnie des Marchands de Rouen et de Saint-Malo et aussi celui de Compagnie de Champlain, à cause du rôle important du lieutenant du prince de Condé. Malgré une tentative des Rochelais pour s’accaparer la traite de Tadoussac, le commerce est excellent en 1614. Champlain peut caresser les plus beaux espoirs. Préoccupé aussi de favoriser la vie religieuse, Champlain, appuyé par Condé et par Louis Houel, secrétaire du roi, obtient quatre récollets, dont Denis Jamet, leur premier supérieur au Canada, et la compagnie s’offre à les nourrir. Avec eux, Champlain s’embarque à Honfleur le 24 avril 1615 et, dès son arrivée à Tadoussac, le 25 mai, il part pour le saut Saint-Louis afin de rencontrer les indigènes. Lié par des promesses répétées de les aider contre les Iroquois, et intéressé à pousser plus avant ses « découvertures », Champlain, avec deux Français, dont l’un fut peut-être Étienne Brûlé, entreprend le 9 juillet 1615 son grand voyage au pays des Hurons. Il remonte la rivière des Outaouais, dépasse cette fois l’île aux Allumettes, atteint la rivière Mataouan ; puis, par le lac des Népissingues (Nipissing) et par la rivière des Français, il parvient au grand lac Attigouautau (lac des Hurons) qu’il appelle mer Douce. Le 1er août, il arrive enfin chez les Hurons, dans un pays dont la beauté et la fertilité l’émerveillent.
Le rendez-vous militaire est à Cahiagué (sur le lac Simcoe) ; il s’y rend à petites étapes, visitant les villages que ferment des palissades de bois. Après avoir envoyé une délégation de 12 guerriers hurons – auxquels s’est aussi joint Brûlé – prévenir les alliés andastes au sud de l’Iroquoisie, l’expédition se met en marche le 1er septembre. Par un pays où les arbres semblent avoir été plantés par plaisir, on franchit le lac Ontario à son extrémité orientale ; à 14 lieues de là, on cache les canots et on s’enfonce à l’intérieur des terres. Le 10 octobre, après avoir suivi la rivière Onneiout (Oneida), on se trouve en présence d’un fort iroquois (en un lieu situé sur le côté est du lac Onondaga ou, selon une thèse sérieuse, à Nichols Pond, près de Perryville, N. Y., au sud du lac Oneida).
C’était un fort défendu par 4 palissades de 30 pieds, muni de galeries en parapet où les Iroquois avaient aménagé des gouttières pour éteindre le feu. Champlain fut contraint par l’impatience des alliés à précipiter l’attaque. Il dut recourir à la stratégie du siège des villes fortes : cavalier pour tirer à l’intérieur de la place, mantelets pour couvrir les assiégeants, bois pour enflammer la palissade. Les Hurons manquaient de discipline, le désordre fit échouer l’assaut et Champlain fut lui-même blessé de deux flèches à une jambe, dont l’une dans le genou. Au bout de trois heures, il fallut se désister. Les alliés attendirent en vain jusqu’au 16 octobre le secours des Andastes ; ne voyant rien venir, ils commencèrent leur longue retraite ; à cause de son genou, Champlain fut porté quelques jours, garrotté dans un panier au dos d’un Huron, comme « un petit enfant en son maillot ».
Il désirait revenir à Québec, mais les Hurons tenaient à ce qu’il hiverne parmi eux : il accepta, bien malgré lui. Il partit bientôt avec eux à une grande chasse au cours de laquelle, comme le prêtre Aubry en 1604, il s’égara dans la forêt, poursuivant d’un arbre à l’autre un oiseau étrange : sans boussole, vivant de gibier et dormant sous un arbre, il erra pendant trois jours avant de rejoindre enfin la troupe par hasard. La chasse terminée, on arriva à Cahiagué le 23 décembre ; il y passa la Noël et le Jour de l’an ; le 5 janvier 1616, il retrouva le récollet Le Caron à Carhagouha. Dès le 15, Champlain se rendit, avec le récollet, visiter les Pétuns (au sud de Nottawasaga Bay), puis les Cheveux-Relevés (Outaouais, au sud de la baie Georgienne), visitant les bourgades et invitant les indigènes à venir à Québec. Il profita de cet hiver « pour considerer leur pays, mœurs, coustumes, & façon de vivre » : il nous en a laissé une description détaillée qui est une somme ethnographique de la Huronie. Cependant, il ne put guère se renseigner sur l’Ouest mystérieux : à cause des guerres, les Hurons avaient peu voyagé de ce côté.
Enfin, le 22 mai 1616, Champlain quitta le pays des Hurons ; 40 jours plus tard, il retrouva au saut Saint-Louis Gravé Du Pont, qui le croyait mort. Aux Hurons, Champlain affirma de nouveau son projet de construire une habitation au saut Saint-Louis et ils s’engagèrent à venir y habiter. Le 11 juillet, il était à Québec : il agrandit l’Habitation, fit couper du blé pour le montrer en France. Il s’embarqua le 20 juillet et fut à Honfleur le 10 septembre.
C’était pour y apprendre que le prince de Condé venait d’être arrêté : ce « qui me fit juger que nos envieux ne tarderoient gueres à vomir leur poison », écrivit-il. De fait, le maréchal de Thémines se fit donner la charge de vice-roi : Champlain demeura quand même lieutenant et les associés allèrent jusqu’à montrer un zèle soudain à l’égard de la colonie, mais le tout « s’en alla en fumée » et, quand Champlain voulut, en 1617, s’embarquer à Honfleur, l’associé Daniel Boyer lui signifia qu’il n’était plus le lieutenant du vice-roi. Champlain partit quand même pour la Nouvelle-France où il ne fit qu’un bref séjour (ce voyage de 1617 a été mis en doute, mais il demeure possible, même si nous retrouvons Champlain à Paris le 22 juillet).
En février 1618, il tente un grand coup en adressant deux mémoires, l’un au roi et l’autre à la Chambre du Commerce, qui donnent tout le programme de Champlain. Il écrit au roi que, par la Nouvelle-France, on pourrait « parvenir facilement au Royaume de la Chine et Indes orientales, d’où l’on tireroit de grandes richesses » ; la douane que l’on percevrait à Québec sur toutes les marchandises en provenance ou à destination de l’Asie « surpasseroit en prix dix fois au moins toutes celles qui se lèvent en France » ; on s’assurerait un pays de « près de dix-huict cens lieues de long, arrousé des plus beaux fleuves du monde » et l’on établirait la foi chrétienne parmi une infinité d’âmes. Pour asseoir solidement la Nouvelle-France, Champlain propose qu’on établisse à Québec, dans la vallée de la rivière Saint-Charles, « une ville de la grandeur presque de celle de Sainct-Denis, lacquelle ville s’appellera, s’il plaict à Dieu et au roy, Ludovica » ; un fort dominerait cette ville ; un autre serait construit sur la rive sud du fleuve, un troisième à Tadoussac. On mènerait au pays 15 récollets, 300 familles de 4 personnes et 300 soldats ; le roi enverrait quelqu’un de son conseil pour « establir et ordonner des loix fondamentales de l’estat » et une justice gratuite.
Ce programme civilisateur était fait pour plaire au roi ; Champlain intéresserait les grands entrepreneurs en énumérant les richesses qu’on pourrait tirer du pays ; ce « grand commerce infaillible » comprendrait les articles suivants : pêcheries de morues, de saumons, d’esturgeons, d’anguilles et de harengs ; huiles et barbes de baleines ; bois « de haulteur esmerveillable » ; gomme, cendres, goudron ; racines à teinture, chanvre ; mines d’argent, de fer, de plomb ; toiles, pelleteries, pierres de valeur, vignes, bétail enfin, profits à tirer du « chemin raccourcy pour aller à la Chine » par le Saint-Laurent. En gros, Champlain estimait les revenus annuels à quelque 5 400 000#. Dans cette évaluation, les produits de l’agriculture comptaient bien peu (car la France ne pouvait être intéressée à nos produits agricoles) ; les fourrures n’étaient là que pour 400 000# : comme le fit Talon, dans la suite, Champlain ne souhaitait pas que toute l’économie du pays repose sur le seul article des fourrures et nous remarquons que cet estimé de Champlain est assez près de ce qu’elles rapporteront en moyenne chaque année. Champlain rêvait donc d’un pays à économie diversifiée. Programme de vaste envergure ! C’est en 1618 que nous trouvons tracée pour la première fois une grande politique de colonisation.
La Chambre du Commerce s’en trouve tout de suite convaincue : le 9 février 1618, elle demande au roi qu’on donne à Champlain les moyens d’établir en Nouvelle-France 300 familles par an et qu’on assure aux associés le monopole du commerce des fourrures ; le 12 mars 1618, le roi enjoint aux associés d’assister Champlain « des choses requises & necessaires » pour l’exécution du commandement qu’il a reçu et de « faire tous les ouvrages qu’il jugera necessaires pour l’establissement des Colonies que nous desirons de planter audit pays ». Muni de l’appui du roi, Champlain s’embarque le 24 mai 1618, avec son beau-frère Eustache Boullé, âgé de 18 ans ; il arrive à Tadoussac le 24 juin suivant. À Québec, trois jours plus tard, il constate que la culture a fait du progrès, mais il doit se rendre à Trois-Rivières juger le meurtre de deux Français par deux Montagnais en 1616 ou, plus probablement, en 1617. Champlain préfère « couller ceste affaire à l’amiable, & passer les choses doucement », afin de s’attacher les indigènes. La traite finie, Champlain se rembarque pour Tadoussac le 26 juillet, avec l’espoir de revenir l’année suivante « avec bon nombre de familles pour peupler ce pays » ; il est à Honfleur le 28 août.
Or, en France, les procès allaient leur train : les États de Bretagne obtinrent du Conseil du roi la liberté du commerce ; Champlain parvint à la faire révoquer. Les associés se refusaient jusque-là à assurer le peuplement, craignant de n’avoir plus les fourrures que par l’intermédiaire des habitants et d’être chassés ensuite par ceux qu’ils auraient eux-mêmes établis ; mais ils comprirent qu’il fallait donner suite au devoir de peuplement : le 21 décembre 1618, Champlain leur fit signer un état par lequel les associés s’engageaient à mener et entretenir à Québec 80 personnes, avec animaux et graines de semence ; de plus, le 24 du même mois, Champlain toucha une pension de 600# que lui assurait le roi ; et le 14 janvier suivant, il reçut les 1 500# qui étaient dues sur la dot de sa femme. Tout semblait en bonne voie de réussite. Mais voici que, à l’instigation de Boyer, les associés voulurent restreindre Champlain à l’exploration et confier le commandement de Québec à Gravé Du Pont. Champlain refusa : « ils pensoient avoir le gouvernement à eux seuls, & faire là comme une Republique à leur fantaisie » ; il revendiqua son droit de commander à Québec et de s’adonner aux découvertes s’il le jugeait à propos. Sûr de son fait, il partit pour Rouen avec sa femme afin de s’embarquer pour Québec. Il montra la lettre du roi et les articles signés par les associés, et prouva qu’il était le lieutenant du prince de Condé. En vain : les associés refusèrent tout net, le bateau partit et Champlain rentra à Paris plaider sa cause au Conseil du roi : « Nous voila à chicaner ». Un arrêt le confirma en son commandement (« lequel arrest je leur fais signifier en plaine Bourse de Roüen »), mais le voyage de 1619 était quand même raté. Pendant ces loisirs forcés, Champlain avait rédigé le récit de ses Voyages de 1615 à 1618, dont le privilège de publication est du 18 mai 1619.
Redevenu libre en octobre 1619, le prince de Condé cède ses droits de vice-roi à Henri II, duc de Montmorency, amiral de France ; celui-ci confirme Champlain en sa charge et nomme le sieur Dolu, grand audiencier du royaume, intendant pour mettre la société « en meilleur estat de bien faire ce qu’elle n’avoit fait ». Le 7 mai 1620, Louis XIII écrit à Champlain pour lui recommander de maintenir le pays en « mon obeissance, faisant vivre les peuples qui y sont, le plus conformement aux loix de mon Royaume, que vous pourrez ». À partir de ce moment, Champlain se consacrera exclusivement à l’administration du pays ; il ne fera plus de grands voyages de découverte, sa carrière d’explorateur a pris fin.
En ce printemps de 1620, Champlain repartit pour la Nouvelle-France, cette fois avec sa femme (âgée d’environ 22 ans), dont c’était la première traversée ; ce fut malheureusement une « fascheuse traverse ». Rendu à Québec en juillet, Champlain fit lire en public sa commission et prit possession du pays au nom du vice-roi de Montmorency. Il entreprit des réparations : il pleuvait dans l’Habitation et le magasin tombait en ruines ; malgré la répugnance des associés, il fit commencer le fort Saint-Louis, sur la falaise sud du cap aux Diamants : les travaux durèrent tout l’automne et tout l’hiver. À la mi-mai 1621, il apprit que la traite avait été remise aux de Caën et qu’il devait s’emparer des marchandises de l’ancienne société ; aux commis qui s’inquiétaient, Champlain permit de continuer la traite en attendant. Or, en juin, Gravé Du Pont, qui était de l’ancienne société, survint en même temps que les de Caën ; un conflit était imminent, Champlain se fortifia. On parlementa avec les uns et les autres, mais sur ces entrefaites, on apprit que le roi permettait la traite aux deux compagnies pour cette année ; Guillaume de Caën n’en voulut pas moins saisir le vaisseau de Gravé et Champlain descendit à Tadoussac pour « rendre justice » ; de Caën saisit le vaisseau puis, se ravisant, prétexta que l’embarcation n’était pas suffisamment armée et la rendit à François Gravé. Ce conflit et la rivalité des deux compagnies étaient bien significatifs de l’état d’instabilité de la colonie, et on avait par ailleurs diverses plaintes à faire entendre : le 18 août 1621, avec la permission de Champlain, une assemblée générale des habitants chargea le récollet Le Baillif d’aller, à titre de député, présenter en France les griefs du pays. Dans le mémoire qu’il présenta au roi, nous retrouvons les mêmes arguments que Champlain avait fait valoir en 1618, y compris le passage de l’Asie. Le récollet soumettait les demandes suivantes : l’exclusion des huguenots, la fondation d’un séminaire pour Amérindiens, plus de puissance dans l’exercice de la justice, une défense militaire plus forte, une augmentation de la pension de Champlain. Le roi répondit en fusionnant les deux compagnies, sous la direction des de Caën : ceux-ci s’engageaient à nourrir six récollets et à établir six familles ; quant à la pension de Champlain, elle était augmentée. Peu après cette assemblée générale, dont Champlain ne souffle mot dans ses écrits, étaient publiées à Québec, le 12 septembre 1621, les premières ordonnances. Les textes de cette première législation de la Nouvelle-France n’ont pas été retrouvés.
Législateur, Champlain s’applique aussi à jouer un rôle politique auprès des Amérindiens. Afin de « commencer à prendre quelque domination sur eux », il réussit à leur imposer un chef de son choix, Miristou, et il est convenu que désormais seul sera élu celui qui plaira aux Français ; et les Amérindiens, convaincus par Champlain de se fixer et de cultiver la terre, commencent à défricher près de Québec au printemps de 1622 ; de plus, en juin, Champlain reçoit la visite d’Iroquois venus en pourparlers de paix ; il convainc ses alliés des avantages de la paix et les amène à envoyer quatre des leurs en Iroquoisie ; il poursuit ses efforts de pacification lorsqu’en juillet 1623, à l’embouchure du Richelieu, il apaise une querelle entre Hurons et Algonquins, et pardonne à un Amérindien coupable d’avoir tué des Français.
Le progrès matériel de la colonie le préoccupe aussi. En août 1623, il se rend visiter les prairies du cap Tourmente où il fait faire 2 000 bottes de foin et il songe dès lors à faire de l’endroit « un lieu propre pour la nourriture du bestial ». En novembre, il aménage un chemin pour rendre plus facile l’accès au cap aux Diamants. Au cours de l’hiver 1623–1624, il tire les plans d’une nouvelle habitation, assemble les matériaux, fait couper et traîner le bois. Il pose la première pierre le 6 mai 1624. Le 15 août, la construction étant « bien advancée », Champlain quitte Québec avec sa femme (qui n’y reviendra plus). Le premier octobre, il débarque à Dieppe, d’où il se rend à Saint-Germain faire rapport au roi.
La vice-royauté change encore de mains : Montmorency se démet en faveur de Henri de Lévis, duc de Ventadour. Le 15 février 1625, Champlain est confirmé par Ventadour dans sa fonction de lieutenant du vice-roi et reçoit comme lieutenant son beau-frère Boullé. Ventadour charge Champlain de « commettre des officiers pour la distribution de la Justice, & entretien de la Police, Reglemens & Ordonnances », et l’encourage à chercher le chemin de la Chine. Ce dernier objectif semble de moins en moins intéresser Champlain, ou bien il n’a plus le loisir de s’en occuper. Après un séjour d’un an et demi en France, Champlain se rembarque le 15 avril 1626. Il est à Québec le 5 juillet. Il y trouve les Jésuites, arrivés l’année précédente sur l’invitation des Récollets. Champlain fait Compléter l’Habitation et, malgré les de Caën et les associés, décide de raser le fort pour en faire un plus grand. Pour ceux qui veillent à l’élevage et aux foins, il dirige personnellement la construction d’une habitation au cap Tourmente : deux corps de logis et une étable à la façon de Normandie. Poursuivant sa politique de paix, au printemps de 1627, il empêche les alliés de déclarer la guerre aux Iroquois en envoyant un ambassadeur français en Iroquoisie, mission qui se terminera toutefois par une tragédie.
Ce fut en 1627 également que le cardinal de Richelieu, après avoir supprimé la charge d’amiral et obtenu la démission du vice-roi de Ventadour, prit la Nouvelle-France sous sa juridiction immédiate. Il établit la Compagnie des Cent-Associés, dont Champlain devint tout de suite membre. Ce nouveau régime apporta à Champlain une promotion : depuis 1612, il était lieutenant d’un vice-roi qui, malgré son rang, n’avait pas la haute direction des affaires de France. Mais le 21 mars 1629, Champlain devint le lieutenant et le représentant de Richelieu lui-même : les textes de cette époque le qualifient de « commandant en la Nouvelle-France en l’absence » de Richelieu. Il atteint ainsi le sommet de sa carrière. Car, si Champlain a exercé les fonctions de gouverneur et si les Relations lui en donnent le titre, il n’a cependant jamais reçu de commission de gouverneur.
L’instauration de la Compagnie des Cent-Associés laissait espérer à Champlain tous les succès, mais, en attendant, la colonie continuait de vivoter. Au début de 1628, Champlain nota un événement qui a son importance. Il nous apprend que, le 27 avril, la terre « fut entamée avec le Soc & les bœufs », travail qui, auparavant, devait se faire à bras d’hommes. Ce progrès survenait un an après la mort de Louis Hébert. Les secours annuels tardant à arriver et la famine se faisant sentir, Champlain fit préparer une barque pour renvoyer du monde à Gaspé. Au début de juillet, on apprit que les Anglais avaient pillé l’habitation du cap Tourmente puis, le 10, des Basques apportèrent une sommation des Kirke. Québec était fort mal en point : chaque personne était réduite à 7 onces de pois par jour et il ne restait que 50 livres de poudre à canon. Sûr de l’arrivée prochaine des secours, Champlain joua le Gascon : prétextant que « bonne mine n’est pas défendüe », il répondit aux Kirke qu’il était bien pourvu : « nous attendons d’heure à autre pour vous recevoir ». Les Kirke n’insistèrent pas, mais prirent les dispositions pour bloquer tout secours. Le 8 juillet, ils avaient intercepté le premier envoi de la Compagnie des Cent-Associés, une flotte de 4 navires qui portaient environ 400 personnes. Québec se trouva réduit à l’extrême nécessité. On s’évertua à trouver des moyens de subsistance ; on alla jusqu’à piler les pois pour en faire de la farine et augmenter ainsi la « boüillie ».
Comme les secours n’arrivent pas davantage au printemps de 1629, Champlain envoie encore des gens à Gaspé pour avoir moins de monde à nourrir, et ceux qui restent se mettent à la culture pour avoir de quoi subsister l’hiver suivant. Or, le 19 juillet, des vaisseaux anglais paraissent derrière la Pointe-Lévy, une chaloupe vient présenter une sommation des Kirke. Cette fois, Champlain ne peut payer de mine. Il est contraint de livrer Québec, après avoir obtenu dans la capitulation les meilleures conditions possibles. Le 24 juillet, il quitte Québec. En descendant à Tadoussac, on rencontre un vaisseau d’Émery de Caën : Champlain, qui fait le voyage avec les Kirke, reçoit l’ordre de descendre sous le tillac et la bataille s’engage entre Anglais et Français ; puis, le général anglais fait sortir Champlain et l’oblige à servir d’intermédiaire : de Caën annonce alors qu’il apporte du secours en attendant la venue de Razilly et que la paix doit être faite entre la France et l’Angleterre : les Anglais n’en veulent rien croire. Arrivé à Tadoussac le 1er août, Champlain doit y faire un séjour prolongé : il a l’occasion de semoncer vertement Étienne Brûlé et Nicolas Marsolet qui se sont mis au service de l’ennemi, et il essaie en vain d’obtenir la permission d’emmener en France les Montagnaises Charité et Espérance, qu’il avait adoptées.
Voyageant à bord d’un navire anglais, Champlain arrive à Londres le 29 octobre. Il se rend tout de suite chez l’ambassadeur de France et lui démontre que la prise de Québec a eu lieu deux mois après la signature de la paix ; il présente l’original de la capitulation, des mémoires et une carte du Canada (cette carte n’a pas été retrouvée). Au début de décembre, il est de retour en France après une absence de plus de trois ans et demi. Il rencontre les membres de la compagnie, Richelieu et le roi lui-même, et les presse de hâter la restitution de la Nouvelle-France. En 1630, il soumet au roi un appel qui reprend les arguments de 1618 : l’importance d’un pays immense, son utilité « tant pour le commerce au dehors, que pour la douceur de la vie au dedans », le « grand & admirable negoce » qui se fera si on découvre le chemin de la Chine, le « nombre infiny de peuples sauvages » à convertir ; il énumère la longue variété des ressources de la Nouvelle-France et, après l’expérience des années 1628 et 1629, il ajoute une idée nouvelle : obliger les Français « à la culture de la terre, avant toutes choses, afin qu’ils ayent sur les lieux le fondement de la nourriture, sans estre obligez de la faire apporter de France ». Dès avril 1630, Louis XIII décide de demander la restitution du pays, mais les négociations vont traîner en longueur : il faudra attendre le traité de Saint-Germain-en-Laye, en 1632. Or, quand tout est réglé, c’est Émery de Caën qui, le 4 mars 1632, est nommé provisoirement commandant de Québec et, le 20 avril suivant, Isaac de Razilly se voit offrir la lieutenance de la Nouvelle-France : il refuse parce qu’il juge Champlain plus compétent, et enfin, le 1er mars 1633, Champlain est de nouveau chargé de commander en Nouvelle-France en l’absence de Richelieu.
Qu’a-t-il fait pendant ce séjour de trois ans en France, à part ses démarches pour hâter la restitution de la colonie ? On le retrouve à Brouage le 27 septembre 1630, lorsqu’il y fait la vente de deux maisons. Le 13 février 1632, Champlain et sa femme se font une donation mutuelle de leurs biens. Au cours de 1632, il publie les Voyages de la Nouvelle-France, qu’il dédie à Richelieu. Cet ouvrage contient une rétrospective historique depuis 1504, ses propres voyages de 1603 à 1629 et une relation de ce qui s’est passé en 1631 ; il y joint une carte de la Nouvelle-France et son Traitté de la marine et du devoir d’un bon marinier.
Champlain reparaît à Québec le 22 mai 1633 après une absence de près de quatre ans. Peu après son arrivée, il fait construire aux frais de la Compagnie des Cent-Associés une chapelle « à l’honneur de nostre Dame » : ce sera Notre-Dame-de-la-Recouvrance, près du fort, sur le cap aux Diamants (on en a retrouvé les fondements en 1958, à l’intérieur du quadrilatère que forment les rues du Fort, Buade, du Trésor et Sainte-Anne).
Le 15 août 1633, il écrit à Richelieu pour le prier de mettre fin à la traite anglaise de Tadoussac et de lancer une grande offensive contre l’Iroquoisie. Il lui écrit de nouveau le 18 août 1634 pour faire rapport : j’ai relevé les ruines de Québec, accru les fortifications, construit une habitation à 15 lieues en amont de Québec sur un îlot, nommé Richelieu, d’où l’on peut commander le fleuve ; j’en ai fait commencer une autre à Trois-Rivières. Il aurait pu ajouter qu’il venait d’envoyer Jean Nicollet en mission de paix et de découverte chez les riverains des Grands Lacs. Il souhaite qu’on extermine les Iroquois ou qu’on les fasse « venir à la raison ». Ce document, qui est le dernier que nous possédions de Champlain, est optimiste : le zèle de la compagnie à remplir ses obligations et l’arrivée de ces nombreuses familles en 1634 ont donné à Champlain « de nouveaux courages ».
En 1635, sa santé décline rapidement ; ce qui explique sans doute que, sans rien savoir de ce qui s’est passé à Québec au début de l’hiver, Paris désignera un successeur à Champlain dans la personne de Charles Huault de Montmagny le 15 janvier 1636. En octobre 1635, Champlain est pris de paralysie. C’est alors que, dans un geste typique de cette époque et oubliant les engagements déjà conclus avec sa femme, Champlain institue la Vierge Marie son héritière, laissant ainsi ses meubles et sa part de la compagnie à l’église Notre-Dame-de-la-Recouvrance. Ce testament, confirmé à Paris en 1637, sera cassé deux ans après à la demande d’une cousine germaine, Marie Camaret.
Assisté jusqu’à ses derniers instants par le jésuite Charles Lalemant, Champlain, le 25 décembre 1635, mourut ou plutôt, selon l’expression savoureuse du père Paul Le Jeune, « prit une nouvelle naissance au Ciel ». Aux obsèques solennelles, le père Le Jeune prononça l’oraison funèbre : « je ne manquay pas de sujet », dit le jésuite ; « s’il est mort hors de France, son nom n’en sera pas moins glorieux à la Postérité » ; peut-être cela fut-il le thème du discours. Champlain fut ensuite inhumé provisoirement dans un lieu anonyme pour être plus tard (probablement en 1636, après que Montmagny eut agrandi l’église) transporté dans une chapelle qui fut construite en annexe à l’église et qui prit d’abord le nom de chapelle de Monsieur le Gouverneur, puis celui de chapelle de Champlain. Détruite par un incendie en 1640 en même temps que l’église et la résidence des Jésuites, cette chapelle fut tout de suite rebâtie, mais on n’en entend plus parler après 1664 et elle n’existe plus, semble-t-il, en 1674. On suppose que les corps qu’elle recouvrait furent transportés sous la nouvelle église paroissiale (aujourd’hui Notre-Dame de Québec) : depuis les travaux qu’on a faits dans le sous-sol en 1877, il paraît désormais impossible de retrouver les restes de Champlain.
Champlain a beaucoup écrit, mais, dans son œuvre abondante et si riche en détails, il n’a rien dit de sa vie privée : il s’est tu sur ses origines, sa conversion (s’il est né protestant), son mariage et son épouse. Une seule fois il nous a parlé, et brièvement, d’une maladie qu’il a subie. Par contre, on ne sait guère que par ses écrits l’évolution de sa carrière : de 1607 à 1625, nous ne connaissons de Champlain que ce dont il a parlé lui-même. Quand les Relations des Jésuites apparaissent, Champlain est un homme bien en place qu’on respecte et qu’on ne critique pas ; de sorte qu’elles n’ajoutent à la biographie du personnage que des traits officiels. Dans ces conditions, il est difficile de se faire de Champlain une image conforme à la réalité.
De son œuvre écrite, nous pouvons dégager quelques traits dominants. Un trait physique d’abord : une nature saine, robuste, nerveuse. Il semble bien n’avoir jamais souffert du scorbut, ni en Acadie ni à Québec ; les longs voyages sur mer (à partir de 1603, il traverse l’Atlantique 21 fois), les expéditions hasardeuses, le séjour chez les indigènes ne paraissent aucunement l’affecter ; indomptable, il court tous les risques pour s’assurer du prestige : par exemple, il saute en canot les rapides de Lachine. Les qualités morales reflètent cette santé et cette énergie. Ardent à tout voir, à tout connaître, il est partout dans la découverte, qu’il s’agisse d’examiner un port, d’étudier un sol ou une tribu, de chercher une mine ; observateur, c’est en poursuivant un oiseau étrange qu’il s’égare dans les forêts de la Huronie. Il est tenace à atteindre son but : quand de Monts se désiste, c’est lui qui, malgré les plus odieuses tracasseries, tient tête à ces marchands qui se refusent à toute colonisation. C’est d’ailleurs dans ce conflit qu’est tout le drame de la carrière de Champlain. On s’attendrait, par conséquent, à trouver en lui un homme intraitable, dur aux autres : au contraire, il est jovial, aimant le bien boire et le bien manger, fondateur de l’ordre de Bon Temps ; il se comporte envers les indigènes avec la plus parfaite bonhomie, les faisant rire constamment, usant du pardon à leur égard dans des circonstances qui nous étonnent : il aime mieux se les attacher que les punir. Cette bonté caractéristique ne l’empêchera cependant pas de décocher à l’occasion quelques traits (comme il le fait à l’adresse de Lescarbot) ou de manœuvrer avec habileté pour appliquer une politique de domination : il obtient des indigènes qu’ils ne choisissent pour chef que celui qui aura été l’élu des Français.
Champlain est un homme religieux. Son zèle se manifeste, par exemple, lorsque, en 1615, sur son intervention, les Récollets s’amènent en Nouvelle-France. Il se manifeste aussi dans les écrits, mais ici il importe de faire des distinctions : il nous faut d’abord mettre à part les dédicaces qui, à cause de leur style, ne peuvent être de Champlain (et c’est dans une de ces dédicaces que l’on met le salut d’une âme au-dessus de la conquête d’un empire) ; il faut ensuite distinguer entre les œuvres des débuts et la dernière. Les écrits de 1603 à 1619 n’offrent rien de caractéristique au point de vue religieux : d’ailleurs, le Champlain d’Acadie, préoccupé surtout de la découverte de mines, n’a rien d’un apôtre et, en l’absence de prêtre au cours de l’hiver 1606–1607, ce n’est pas lui qu’on choisit pour faire le catéchisme, mais Lescarbot. Il faut attendre l’édition de 1632 pour constater dans les œuvres de Champlain un souci évident d’apostolat ; c’est l’époque où, selon les Relations, Champlain mène une vie d’homme dévot, se faisant lire la vie des saints au souper, présidant à l’examen de conscience et aux prières qu’on fait le soir en commun. Il serait toutefois ridicule de vouloir ranger les écrits de Champlain auprès des lettres d’une Marie de l’Incarnation [V. Guyart] ou à côté de l’œuvre de Mgr de Laval* : Champlain n’a rien d’un mystique.
Champlain n’a de l’humaniste ni le souci de peindre l’homme, ni la méditation profonde, ni le style raffiné. C’est un homme d’action, géographe et ethnographe, qui raconte ce qu’il a fait et ce qu’il a vu comme on rédige une œuvre d’information. Certes, on regrette que Champlain n’ait pas eu le souci de nous décrire cette société des débuts de la Nouvelle-France avec sa mentalité, ses institutions, et cela est d’autant plus regrettable que Champlain est, pour les 15 premières années de Québec, l’unique source de renseignements. Mais il nous a laissé, écrits avec force détails techniques et parfois dans un style pittoresque, un inventaire géographique de l’Acadie, du Saint-Laurent et des Grands Lacs, une somme de l’ethnographie amérindienne et des annales aussi précieuses que les Relations des Jésuites.
Que voulait Champlain ? En réunissant des phrases cueillies ici et là et en insistant sur le goût de Champlain pour le jardinage, on a voulu voir en lui le fondateur d’une colonie agricole : on pourrait tout aussi bien, par le même mauvais procédé, faire de Champlain un homme consacré tout entier à la recherche des mines… Le programme de Champlain, il est dans les mémoires de 1618 : l’agriculture y apparaît comme élément de soutien, car la colonie doit évidemment se nourrir autant que possible de ce que peut produire le pays ; mais Champlain, réaliste, sait que la France n’aurait que faire d’une colonie agricole ; il fait constamment valoir que la grandeur de la France dépend du « grand commerce infaillible » d’une colonie dont toutes les richesses naturelles seraient exploitées. C’est dans cette perspective des grandes affaires, et non dans une perspective agricole, que Champlain est, avant Talon, notre premier grand colonisateur.
Champlain a été l’homme aux projets sans cesse renaissants : en Acadie, il comptait découvrir plusieurs mines et le chemin de l’Asie ; dans le Saint-Laurent, il voulait aussi trouver le chemin de l’Asie et installer à Québec un poste de douane entre l’Europe et la Chine ; il s’était proposé d’ériger une habitation à Montréal ; il voulait déménager dans la vallée du Saint-Laurent les Algonquins de l’île aux Allumettes et même les Hurons ; il avait en son programme de 1618 d’établir une grande ville, Ludovica, sur les bords de la rivière Saint-Charles. Il n’a pas réalisé ces projets, mais il lui reste le mérite beaucoup plus grand d’avoir établi la Nouvelle-France. Si, malgré l’indifférence des autorités, il ne s’était pas entêté à maintenir la présence française dans le Saint-Laurent, on peut supposer que, les étrangers ayant occupé l’espace vide, il n’y aurait pas eu de Nouvelle-France. De plus, c’est lui qui a édifié le grand réseau de la traite des fourrures et qui a assuré l’emprise des Français sur les tribus montagnaises, algonquines et huronnes. Assurément, lorsqu’il meurt, la colonie du Saint-Laurent est peu de chose (150 habitants, alors que Boston, vieille de 5 ans, en a déjà 2 000), mais grâce à Champlain, les bases sont en place. Au point de départ de l’histoire continue du Canada, nous trouvons Champlain ; il en est volontairement et par principe à l’origine ; on doit saluer en lui le fondateur du Canada.
Nous ne connaissons aucun portrait authentique de Champlain. On a répandu une image que l’on a déclarée véritable, mais, comme l’a démontré Biggar, elle représente un contrôleur des Finances peu scrupuleux, Particelli d’Émery. Selon Lanctot, ce « portrait d’un homme adipeux et veule, est une fabrication qui insulte au soldat et au marin, énergique et vigoureux » que fut Champlain. Celui-ci s’est représenté dans une gravure qui illustre la victoire du lac Champlain en 1609, mais les traits de sa figure sont beaucoup trop imprécis, et il n’est pas sûr que le graveur se soit proposé de donner une image fidèle. À force d’ingénieuses déductions, le biographe Bishop suppose que Champlain était maigre et nerveux, d’une taille inférieure à la normale ; il reste à retrouver le visage…
Les œuvres de Champlain, d’abord éditées en 6 volumes en 1870 à Québec, par l’abbé C.-H. Laverdière [Champlain, Œuvres (Laverdière)], ont été rééditées, de 1922 à 1935, par H. P. Biggar à Toronto, dans la Champlain Society [Champlain, Œuvres (Biggar)]. Cette dernière édition, qui est bilingue, comprend 6 volumes et une chemise de cartes ; c’est l’édition que nous avons surtout utilisée. Elle contient le Brief discours, le Des sauvages de 1603, les Voyages de 1613, le Quatriesme voyage, les Voyages de 1619, les Voyages de 1632 et le Traitté de la marine ; l’éditeur a aussi publié en appendice des documents jusque-là inédits, qui vont des années 1610 à 1619 et 1629 à 1634.
AN, V6, 62, no 13 ; Col. C11A, 1, F3, 3.— [Samuel de Champlain], Champlain, éd. Marcel Trudel (« Classiques canadiens », V, Montréal et Paris, 1956), 7–13.— [Samuel de Champlain], Les Voyages de Samuel Champlain, saintongeois, père du Canada, éd. Hubert Deschamps (« Colonies et Empires », 2e série, 1951), 1–45.— Documents inédits, éd. Joseph Le Ber, RHAF, III (1949–50) : 594–597.— Documents inédits : séjour de Champlain à Brouage en 1630, éd. Marcel Delafosse, RHAF, IX (1955–56) : 571–578.— Inédit sur le fondateur de Québec, éd. A.-Léo Leymarie, NF, 1 (1925) : 80–85.— JR, (Thwaites), IV, V, VI et IX.— La Minute notariée du contrat de mariage de Champlain, éd. Emmanuel de Cathelineau, NF, V (1930) : 142–155.— Lescarbot, Histoire (Tross), II, III.— Sagard, Histoire du Canada (Tross), III, IV.
Les études sur Champlain sont très nombreuses : nous ne signalons ici que celles qui offrent un intérêt particulier. Sur le voyage aux Indes : Claude de Bonnault, Encore le Brief discours : Champlain a-t-il été à Blavet en 1598 ?, BRH, LX (1954) : 59–69.— Jean Bruchési, Champlain a-t-il menti ?, Cahiers des Dix, XV (1950) : 39–53.— Marcel Delafosse, L’Oncle de Champlain, RHAF, XII (1958–59) : 208–216.— Jacques Rousseau, Samuel de Champlain, botaniste mexicain et antillais, Cahiers des Dix, XVI (1951) : 39–61.— L.-A. Vigneras, Encore le capitaine provençal, RHAF, XIII (1959–60) : 544–549 ; Le Voyage de Samuel Champlain aux Indes occidentales, RHAF, XI (1957–58) : 163–200.
Sur l’astrolabe de Champlain : Charles Macnamara, Champlain’s astrolabe, The Canadian Field Naturalist, XXXIII (1918–19) :103–109.— A. J. Russell, On Champlain’s astrolabe[…] (Montréal, 1879).
Sur les portraits de Champlain : H. P. Biggar, The portrait of Champlain, CHR, I (1920) : 379s.— Lanctot, Histoire du Canada, I : 207.— V. H. Paltsits, A critical examination of Champlain’s portraits, BRH, XXXVIII (1932) : 755–759.
Sur le tombeau de Champlain : Silvio Dumas, La Chapelle Champlain et Notre-Dame-de-Recouvrance (« SHQ, Cahiers d’histoire », X, 1958). Pour le testament, découvert en 1959 : Robert Le Blant, Le testament de Samuel Champlain, 17 novembre 1635, RHAF, XVII (1963–64) : 269–286.
De brèves études récentes : Lucien Campeau, Les Jésuites ont-ils retouché les écrits de Champlain ?, RHAF, V (1951–52) : 340–361.— Florian de La Horbe, L’Incroyable Secret de Champlain (Paris, 1959).— A. Tessier, France nouvelle ou simple colonie commerciale, Cahiers des Dix, XXII (1957) : 43–51.— A. Z. Zeller, The Champlain-Iroquois Battle of 1615 (Oneida, N.Y., 1962). Enfin, deux biographies importantes : Morris Bishop, Champlain : the life of fortitude (New York, 1948).— Dionne, Champlain.
Sur la date de naissance de Champlain : Jean Liebel, on a vieilli Champlain, RHAF, XXXII (1978), 229–237.
Bibliographie de la version révisée :
Samuel de Champlain, Premiers Récits de voyages en Nouvelle-France, 1603–1619, Mathieu d’Avignon, édit. (Québec, 2009).– D. H. Fischer, le Rêve de Champlain, Daniel Poliquin, trad. ([Montréal], 2011).
NICOLLET DE BELLEBORNE, JEAN, interprète et commis de la Compagnie des Cent-Associés, agent de liaison entre les Français et les Indiens, explorateur, né vers 1598, probablement à Cherbourg (Normandie), de Thomas Nicollet, messager postal ordinaire du roi entre Cherbourg et Paris, et de Marie de Lainer, noyé près de Sillery le 27 octobre 1642.
Nicollet arriva au Canada en 1618, au service de la Compagnie des Marchands de Rouen et de Saint-Malo. Comme Marsolet et Brûlé, on le destinait à vivre parmi les Indiens alliés afin qu’il apprît leur langue, leurs coutumes et explorât les régions qu’ils habitaient. On ne sait rien de son éducation ni de son tempérament, sauf cette remarque du père Vimont, en 1643 : « son humeur & sa memoire excellente firent esperer quelque chose de bon de luy ».
Champlain, lors de ses explorations, était entré en relations avec les Algonquins de l’Outaouais (Ottawa) supérieur. On présume que, désireux de consolider une alliance à peine ébauchée, c’est lui qui chargea Nicollet, l’année de son arrivée, de se rendre hiverner à l’île aux Allumettes. Cet endroit était le centre de ralliement de la grande famille algonquine commandée par Tessouat (mort en 1636). L’île était située en un lieu stratégique sur l’Outaouais, la route des fourrures. Il importait, dans l’intérêt du commerce, que les tribus qui vivaient sur les bords de l’Outaouais fussent amies des Français. Nicollet resta deux ans à l’île aux Allumettes, s’acquittant fort bien de sa mission. Il apprit le huron et l’algonquin, vécut la vie précaire des indigènes, s’initia à leurs coutumes et explora la région. Les Algonquins ne tardèrent pas à le considérer comme l’un des leurs. Ils le firent capitaine, lui permirent d’assister à leurs conseils et l’emmenèrent même chez les Iroquois négocier un traité de paix.
Nicollet revint à Québec en 1620. Il rendit compte de sa mission et en reçut une nouvelle : entrer en rapport avec les Népissingues qui vivaient sur les bords du lac du même nom. Ces Indiens occupaient chaque année une place plus importante dans le commerce des fourrures, se posant en intermédiaires entre les Français et les tribus indiennes de l’Ouest et de la baie d’Hudson. Nicollet devait consolider leur alliance avec les Français et veiller à ce que leurs fourrures ne prennent pas la route de l’Hudson.
Dès l’été 1620, Nicollet se rendit chez les Népissingues. Neuf années durant, il allait vivre parmi eux. Il avait sa cabane à part et un magasin. Le jour, il commerçait avec les Indiens des différentes tribus qui se rendaient sur les bords du lac des Népissingues (Nipissing) et lés interrogeait sur leur pays ; le soir, il notait par écrit ce qu’il avait recueilli. Ces mémoires de Nicollet, malheureusement perdus aujourd’hui, nous sont parvenus indirectement par les Relations. Le père Paul Le Jeune, qui a pu les consulter, s’en inspira pour décrire les mœurs des Indiens de cette région.
Lors de la prise de Québec par les Anglais en 1629, Nicollet, fidèle à la France, se réfugia au pays des Hurons. Il contrecarra tous les plans des Anglais pour amener les Indiens à commercer avec eux.
Nicollet parut à Trois-Rivières et à Québec en 1633. Il demanda la permission de s’établir à Trois-Rivières à titre de commis de la Compagnie des Cent-Associés. On accéda volontiers à son désir. Cependant, avant d’assumer ses nouvelles fonctions, il fut prié, sans doute par Champlain, d’entreprendre un voyage d’exploration et de pacification chez les Gens de Mer, appelés aussi Puants, Ounipigons ou Winnebagoes. Ces Indiens vivaient au fond de la baie des Puants (Green Bay), entourés de tribus algonquines avec qui ils étaient en froid au sujet du commerce des fourrures. Une alliance entre les Gens de Mer et les Hollandais de l’Hudson était à craindre. Il fallait rétablir la paix au plus tôt dans cette région. Nicollet devait en profiter aussi pour vérifier les renseignements qu’il avait recueillis concernant la mer de Chine qui, selon les Indiens, était à proximité de la baie des Puants. Aussi Nicollet se munit-il, avant son départ, d’une robe de damas de Chine, toute parsemée de fleurs et d’oiseaux multicolores.
Nicollet se mit en route durant l’été de 1634, probablement à la mi-juillet. Il suivit la route traditionnelle de l’Outaouais, bifurqua à l’île aux Allumettes en direction du lac des Népissingues puis descendit la rivière des Français pour atteindre le lac des Hurons. Chemin faisant, il recruta une escorte de sept Hurons. Il se dirigea vers Michillimakinac, pénétra dans le lac Michigan et atteignit la baie des Puants. Revêtu de sa robe de damas, il sema un moment l’épouvante parmi les Winnebagoes, qui le prirent pour un dieu. Il réunit 4 000 ou 5 000 hommes, groupant les différentes tribus de l’endroit qui, dans la fumée des calumets, conclurent la paix.
Nicollet avait atteint le premier objectif de son voyage. Malheureusement, il n’avait pas trouvé la mer de Chine. En vain descendit-il la rivière aux Renards jusqu’à un village de Mascoutens, situé à trois jours de la rivière Wisconsin, affluent du Mississipi. Une percée vers le Sud, en direction de la rivière des Illinois, ne fut guère plus fructueuse. Sans doute déçu du succès partiel de sa mission, il revint à Québec à l’automne de 1635. Il n’en reste pas moins qu’il fut le premier Blanc à explorer la région du Nord-Ouest américain actuel.
Nicollet s’installa définitivement à Trois-Rivières, en qualité de commis de la Compagnie des Cent-Associés. Il reçut une « concession de 160 arpents de bois en commun avec Olivier Letardif dans la banlieue le 23 mai 1637 ». Ce serait à la même époque qu’il aurait obtenu, en copropriété avec son beau-frère Letardif 1, le fief de Belleborne, situé probablement dans les plaines d’Abraham, à Québec. Il épousa, en octobre 1637, Marguerite, fille de Guillaume Couillard et de Guillemette Hébert, qui lui donna un garçon et une fille. Cette dernière, prénommée Marguerite, devint la femme de Jean-Baptiste Legardeur* de Repentigny, membre du Conseil souverain. Jus qu’à sa mort, Nicollet apparaît comme une figure dominante du bourg de Trois-Rivières. Les ser vices signalés qu’il a rendus à la colonie, sa con naissance des langues et des coutumes indiennes lui valurent le respect de tous.
Les Relations des Jésuites font souvent l’éloge de sa conduite exemplaire : à l’encontre de la plupart des coureurs de bois de son temps, Nicollet aurait toujours vécu suivant les principes de sa religion. Pourtant, il eut en 1628 une fille naturelle née probablement d’une Népissingue. En 1633, il demanda à rester à Trois-Rivières, « pour mettre, rapporte le père Le Jeune, son salut en assurance dans l’usage des sacrements ». Sa plus grande joie, dans les moments de loisirs que lui laissaient ses fonctions, était de servir d’interprète aux missionnaires et d’enseigner la religion aux Indiens.
Nicollet mourut prématurément à Québec en 1642. Il remplaçait temporairement le commis général de la compagnie, son beau-frère Letardif, quand on lui demanda de se rendre au plus tôt à Trois-Rivières pour délivrer un prisonnier iroquois que les Hurons s’apprêtaient à torturer. La chaloupe qui le transportait vers Trois-Rivières fut renversée par un fort coup de vent, près de Sillery. Ne sachant pas nager, il se noya.
ASQ, Documents Faribault, 7 ; Registre A, 560s. (porte la signature de Nicollet).— Champlain, Œuvres (Laverdière), V, VI.— JR (Thwaites), VIII : 247, 257, 267, 295s. ; XXIII, 274–282 ; passim.— C. W. Butterfield, History of the discovery of the north-west by John Nicolet in 1634, with a sketch of his life (Cincinnati, 1881).— Godbout, Les Pionniers de la région trifluvienne.— Auguste Gosselin, Jean Nicolet et le Canada de son temps (Québec, 1905).— Lionel Groulx, Notre grande aventure : l’empire français en Amérique du Nord (1535–1760) (Montréal et Paris, [1958]).— Gérard Hébert, Jean Nicolet, le premier Blanc à résider au lac Nipissing (La Société historique du Nouvel-Ontario, Documents historiques, XIII, Sudbury, 1947), 8–24.— Henri Jouan, Jean Nicolet (de Cherbourg), interprète-voyageur au Canada, 1618–1642, RC, XXII (1886) : 67–83.- Benjamin Sulte, Jean Nicolet, Journal de l’Instruction publique, XVII (1873) : 166s. ; XVIII (1874) : 28–32 ; Jean Nicolet et la Découverte du Wisconsin, 1634, RC, VI (1910) : 148–155, 331–342, 409–420 ; Le Nom de Nicolet, BRH, VII (1901) : 21–23 ; Notes on Jean Nicolet (Wisconsin Hist. Soc. Coll., VIII, Madison, 1879), 188–194.
DRUILLETTES, GABRIEL,
prêtre, jésuite, missionnaire et explorateur, né à Garat (diocèse de Limoges, France) le 29 septembre 1610 et mort à Québec le 8 avril 1681.
Gabriel Druillettes entra au noviciat de la Compagnie de Jésus à Toulouse le 28 juillet 1629. Il étudia la philosophie au Puy, enseigna à Mauriac, à Béziers et au Puy, suivit le cours de théologie à Toulouse, fut ordonné prêtre en 1641 ou en 1642 et traversa au Canada aussitôt après avoir terminé sa formation de jésuite, le 15 août 1643. Ce missionnaire, dont on a retenu le nom surtout à cause de ses explorations, a aussi d’autres titres au souvenir de l’histoire. Parmi les jésuites de la Nouvelle-France, aucun, peut-être, n’a fait sur les Amérindiens une impression aussi profonde et aussi rapide. Nul, en tout cas, n’a allié comme lui le zèle dévorant aux dons du thaumaturge et à la douceur conquérante.
Les sources montrent le père Druillettes comme le spécialiste des hivernements avec les chasseurs amérindiens. Un échec décide d’abord de sa carrière. Dès septembre 1643, il doit accompagner Brébeuf chez les Hurons ; mais il est retenu à Québec par le blocus iroquois. On l’envoie donc à Sillery apprendre le montagnais. À l’automne de 1644, les Montagnais chrétiens lui demandent de les accompagner à la chasse. Druillettes part en novembre ou décembre, porte lui aussi ses bagages et sa chapelle sur ses épaules, court en raquettes dans les bois après l’orignal, couche dans la saleté au milieu des chiens, partage la sagamité ou le boucan des indigènes et aussi bien leurs jeûnes de plusieurs jours. La pire épreuve est la fumée des cabanes. Les yeux de Druillettes s’éteignent graduellement ; il devient complètement aveugle et ses compagnons doivent lui donner un enfant pour le conduire. Une vieille femme s’offre à le soigner et lui racle la cornée avec un canif rouillé. Le remède est pire que le mal. À la fin, le missionnaire assemble ses ouailles et leur demande de prier avec lui. Il commence par cœur une messe de la Sainte Vierge. Soudain, au milieu de l’office, le jour lui apparaît à nouveau, brillant et ravissant. La messe s’achève en action de grâces et Druillettes ne souffrira plus des yeux. [JR (Thwaites), XXVII : 216–218.]
C’est le point de départ de son pouvoir d’intercession extraordinaire en faveur des Amérindiens, qui le tiendront partout pour un être prodigieux. Druillettes fera d’autres hivernements semblables, en 1647–1648, 1649–1650 et 1664–1665 ; ceux-là sont attestés, mais il y en eut probablement d’autres. Il parcourt les bois du Nouveau-Québec, au nord de Tadoussac, ceux de la rive sud, dans la région de Matane et des monts Notre-Dame, va peut-être à Sept-Îles et se rend au lac Saint-Jean. À part ces excursions hivernales, il accompagne les Montagnais à la guerre et fait régulièrement la mission de Tadoussac durant l’été. Les indigènes accourent des forêts les plus lointaines pour entendre sa parole, la rapportent chez eux et font eux-mêmes des catéchumènes.
Le père Druillettes est surtout connu comme l’apôtre des Abénaquis. En 1646, influencés par Negabamat, ces Amérindiens, qui habitaient le bassin de la rivière Kennebec, demandèrent un missionnaire. Le père Druillettes partit le 29 août de Sillery pour se rendre chez eux. Il apprit leur langue en trois mois, visita les villages abénaquis, les établissements anglais et se rendit même à la rivière Penobscot par la mer, y rencontrant les Capucins, missionnaires de ces quartiers. Sa prédiction gagna les Amérindiens, soutenue encore par les guérisons étonnantes. Druillettes accompagna les Abénaquis à la chasse dans la région du lac Moosehead (Maine), avec les difficultés habituelles, mais gagnant de plus en plus la confiance de ses compagnons. Dès ce moment, les Abénaquis, sans être baptisés, étaient conquis à la foi. Les Capucins ayant manifesté au supérieur de Québec la crainte d’un conflit de juridiction, le père Druillettes ne fut pas renvoyé dans le Maine en 1647 ni en 1648, malgré les instances des Amérindiens. Mais le supérieur capucin s’étant ravisé, le père Druillettes y retourna, le 1erseptembre 1650, avec le donné Jean Guérin. Cette fois, Druillettes est ambassadeur du gouverneur de Québec pour préparer avec la Nouvelle-Angleterre une alliance contre les Iroquois. Il y fait aussi du travail missionnaire, gagne des amitiés précieuses parmi les Anglais, parcourant presque tout leur pays, et revient au printemps de 1651, avec des espérances qui n’auront cependant pas beaucoup de suites. Il repart, le 22 juin de la même année, pour exercer auprès des Abénaquis son apostolat et continuer son ambassade. Voyage effroyable, par un détour énorme, puisqu’il fallut remonter longtemps le fleuve Saint-Jean pour arriver aux sources de la Kennebec. Les effets étonnants des prières du missionnaire ravirent les Amérindiens à plusieurs reprises ; ils l’adoptèrent comme l’un des leurs et les Anglais le pressèrent de rester dans le pays. Mais il dut revenir en 1652, mangeant en chemin le cuir bouilli de ses souliers, de sa camisole en peau d’orignal et les cordes de ses raquettes.
Un mérite moins connu du père Druillettes, c’est d’avoir été le véritable initiateur du grandiose projet des missions de l’Ouest. Sur les rapports de Radisson* et de Chouart Des Groseilliers, et aussi d’Amérindiens rencontrés à Tadoussac, il situe et dénombre, en 1655, les diverses tribus de ces régions. En 1656, il part avec Léonard Garreau pour s’y rendre, s’étant joint à une bande d’Algonquins. Avant d’arriver à Montréal, Garreau est mortellement blessé par les Iroquois et Druillettes, abandonné par les Algonquins, doit rebrousser chemin. En 1661, il conçoit le plan fantastique de reprendre ce voyage par Tadoussac, le Saguenay et la baie d’Hudson. Avec Claude Dablon et Guillaume Couture*, il atteignit la ligne du partage des eaux, au lac Nékouba (Nikabau). Mais la peur des Iroquois, même dans ces régions éloignées, débaucha ses guides amérindiens, qui redescendirent à Tadoussac. Druillettes, le corps brisé par tant de misères, mais le courage toujours indomptable, dut attendre jusqu’à 1670 pour accomplir son rêve en montant, vieillard perclus à 60 ans, prendre la charge de Sault-Sainte-Marie. Là se renouvelèrent les exploits de l’âge mûr et la chronique du Sault, dans les Relations, s’allongea chaque année des faveurs extraordinaires qui illustraient son apostolat. Vers 1680, le vieux routier du Christ est ramené à Québec, où il meurt, dans sa soixante et onzième année. Les quelques écrits du père Druillettes, que l’on trouvera dans les œuvres citées plus bas, n’ont pas d’intérêt littéraire ; ses vraies œuvres sont les hommes qu’il a formés et inspirés : Pierre Bailloquet, Charles Albanel, Jacques Marquette, Claude Dablon, Henri Nouvel*.
PIERRE-ESPRIT RADISSON
explorateur, coureur de bois, pionnier de la Hudson’s Bay Company, né vers 1640, peut-être à Avignon, en France, mort en 1710 en Angleterre.
On connaît fort peu de chose des parents de l’explorateur, de sa naissance et de ses premières années. Dans un affidavit datant de 1697 et dans une pétition rédigée en 1698, Radisson indique qu’il est âgé de 61, puis de 62 ans, ce qui placerait sa naissance en l’année 1636. Cependant un recensement effectué en Nouvelle-France en 1681 lui donne 41 ans. Il semble bien que la famille Radisson soit originaire de la vallée du Rhône, d’Avignon ou des environs. Un dénommé Pierre-Esprit Radisson, probablement le père de notre explorateur, fut baptisé à Carpentras le 21 avril 1590 et l’on sait qu’en 1607 il demeurait à Avignon. Radisson père épousa Madeleine Hénaut, veuve de Sébastien Hayet,
Une fille, née du premier mariage de Madeleine Hénaut, Marguerite Hayet, devait jouer un rôle assez important dans la vie du jeune Radisson. L’adolescent accompagna sans doute sa demi-sœur en Nouvelle-France, ou s’y rendit parce qu’elle s’y trouvait déjà. On sait que Marguerite était à Québec en 1646, année où elle épousa Jean Véron de Grandmesnil. C’était une rude et dangereuse époque, remplie de tensions, pour la Nouvelle-France. La traite des fourrures était sans cesse interrompue par les raids des Iroquois, et le danger régnait même aux abords des habitations. C’est au cours d’une de ces attaques que le mari de Marguerite fut tué. Au mois d’août 1653 elle se remaria avec Médard Chouart* Des Groseilliers, qui devait être par la suite le compagnon de Radisson dans ses explorations de l’Amérique du Nord.
On ignore tout de l’arrivée de Radisson en Nouvelle-France ; il est fait mention de lui pour la première fois lors de sa capture par les Iroquois, peut-être en 1651. Il demeurait à cette époque, comme sa demi-sœur, à Trois-Rivières.
D’après le récit qu’il en fit, Radisson fut amené après sa capture à un village indien situé près de ce qui est aujourd’hui Schenectady, dans l’état de New York. C’est probablement à son jeune âge qu’il dut d’être traité avec bonté. Il est adopté par une famille d’Indiens hautement considérée dans la tribu. Il apprend vite la langue, participe aux expéditions des indigènes et s’adapte très facilement à sa nouvelle existence. À force de ruses sans doute, il finit toutefois par s’échapper, et réussit presque à regagner Trois-Rivières. Il est repris et cruellement torturé, mais sa « famille » indienne le sauve de la mort et il acquiert un nom indien : Oninga. Au printemps de l’année suivante, il participe à une expédition de chasse avec ses amis indiens ; il racontera plus tard avoir rencontré un reptile qui ressemblait à un alligator : « là, sur un arbre, il y avait un serpent à quatre pattes, avec une énorme tête, comme celle d’une tortue, avec un nez s’amenuisant au bout ». Un peu plus tard, en 1653, Radisson participa à une autre randonnée avec les Indiens et alla jusqu’au fort Orange, poste hollandais qui s’élevait sur l’emplacement de ce qui est aujourd’hui la ville d’Albany, dans l’état de New York. Le gouverneur offrit de payer une rançon pour Radisson, mais ce dernier refusa et retourna à son village indien. Il y regretta aussitôt sa décision, s’enfuit et parvint sans encombre au fort Orange. Il y servait d’interprète aux Hollandais lors de la venue d’un jésuite, le père Joseph-Antoine Poncet*. Radisson est alors envoyé en Europe et arrive à Amsterdam dans les premières semaines de l’année 1654. Quelques mois plus tard, il repart pour Trois-Rivières. Il trouva sans aucun doute son beau-frère absent, car celui-ci effectuait à l’intérieur du continent une expédition qui devait durer deux ans.
Le récit du voyage de Des Groseilliers figure dans les Relations des Jésuites, et on y précise que l’expédition comprenait deux hommes. On a longtemps cru qu’il s’agissait de Radisson ; dans ses mémoires ce dernier prétend qu’il accompagnait son beau-frère. Mais la découverte d’un acte de vente, daté du 7 novembre 1655 et signé à Québec par Radisson, prouve bien qu’il n’avait pu prendre part à ce voyage.
En 1654, durant l’absence de Radisson, la paix avait été conclue entre Français et Iroquois, et en 1657 il accompagne un groupe de missionnaires jésuites dont faisait partie le père Paul Ragueneau*jusqu’à Sainte-Marie de Gannentaa (Onondaga) – mission établie en 1656 par Joseph-Marie Chaumonot* et Claude Dablon* – en pays iroquois, près de l’emplacement actuel de Syracuse, dans l’état de New York. Radisson nous a laissé un récit coloré de cette aventure. Il y décrit le mécontentement croissant des Indiens face aux nouveaux venus. Finalement, les Iroquois décidèrent de se débarrasser de ces intrus. Mis au courant, les Français se préparèrent à quitter les lieux dès le printemps de 1658, mais se rendirent compte qu’il leur fallait cacher avec grand soin leurs intentions aux Iroquois. La connaissance qu’avait Radisson de la psychologie et de la langue indiennes leur fut une aide précieuse. Il nous est parvenu plusieurs récits de l’époque, évoquant les curieux stratagèmes employés par les Français pour tromper les indigènes. Marie de l’Incarnation [Guyart*] écrit qu’ « un jeune Français, qui avait été adopté par un fameux Iroquois, et qui avait appris leur langue, dit à son père qu’il avait songé qu’il fallait qu’il fît un festin à tout manger, et que s’il en restait un seul morceau, infailliblement il mourrait ». Obéissant au message contenu dans le rêve, tous les Indiens vinrent au banquet et absorbèrent religieusement les énormes quantités de nourriture et de boisson qu’on avait préparées à leur intention… et peut-être droguées. Le tintamarre qui s’ensuivit, la musique et les réjouissances empêchèrent les Indiens à demi assoupis d’entendre les préparatifs d’évasion des Français. Le père Paul Ragueneau, qui dirigeait alors la mission, ajoute que « Celuy qui presidoit à la ceremonie, joua son jeu avec tant d’adresse et de bonheur, qu’un chacun vouloit contribuer à la joie publique ». Dans son récit, enfin, Charlevoix* raconte qu’un jeune homme sut si bien charmer les Indiens aux sons de sa guitare que les Français purent s’échapper sans encombre. Il est possible, et même probable, que le jeune héros ait été Radisson.
Radisson fit ensuite un long voyage avec Des Groseilliers jusqu’à l’extrémité du lac Supérieur et dans les régions encore inexplorées à l’ouest et au sud de cette vaste mer intérieure. Ils partirent en août 1659 et revinrent à Montréal le 20 août 1660. Radisson nous a laissé un récit précis et convaincant de ce voyage, des descriptions enthousiastes des régions traversées, et une relation détaillée de ses expériences variées, étranges et souvent fort pénibles.
Le gouverneur, Voyer d’Argenson, avait exigé qu’un de ses hommes accompagne Des Groseilliers et Radisson, mais les deux explorateurs parvinrent à quitter Trois-Rivières sans se faire remarquer. Ils atteignent le lac Supérieur, et de là s’enfoncent à l’intérieur des terres et passent l’hiver en compagnie de réfugiés hurons et outaouais sur les bords d’un lac plus petit, probablement le lac Courte-Oreille ou le lac des Outaouais. Non loin de là se trouvaient des Sioux, dont c’était le pays, et les deux Français entrèrent en relations avec eux : c’était peut-être le premier contact de cette tribu avec des Blancs. Ce fut un hiver rigoureux, avec beaucoup de neige, et la famine décima les Indiens. Radisson raconte que, ne voyant pas les traits émaciés de Des Groseilliers derrière sa barbe, les Indiens en avaient conclu que c’était quelque Grand Esprit qui le nourrissait, mais de « moi qui n’avais pas de barbe, ils disaient que je les aimais, parce que je vivais tout comme eux ».
Le récit de Radisson renferme une excellente description des coutumes indiennes et en particulier une description colorée de la grande fête des morts qui eut lieu au cours de l’hiver de 1659–1660, à laquelle participèrent 18 nations. C’est à cette époque sans doute que les explorateurs acquirent l’essentiel de leurs connaissances sur la géographie des territoires situés entre leur campement et la baie ‘d’Hudson et qu’ils se rendirent compte de « la grande quantité de castors » qu’il y avait dans cette région et plus à l’ouest ; quelques années plus tard, cela leur servit d’argument pour convaincre les Anglais de créer la Hudson’s Bay Company. La fête finie, les deux hommes se rendirent chez les Sioux et y passèrent six semaines. Puis ils revinrent au lac Supérieur au printemps, le traversèrent et abordèrent sur la côte nord pour rendre visite aux Cris. À cet endroit du récit, Radisson intercale un autre récit d’un voyage fictif, à la baie d’Hudson, cette fois. Il était matériellement impossible d’effectuer un tel voyage dans le temps qu’il leur restait, mais, à l’époque où Radisson écrivit ces récits, il désirait faire montre d’une connaissance approfondie du commerce des fourrures et de l’exploration en Amérique du Nord.
L’été suivant (1660), les deux Français, accompagnés d’un grand nombre d’Indiens, quittèrent les rives du lac Supérieur et prirent le chemin de Montréal. Rendu là, Des Groseilliers conclut un accord commercial avec Charles Le Moyne*, et le document signé à cette occasion est daté du 22 août 1660, La Relation des Jésuites de cette même année mentionne que les Indiens, au nombre de 300, arrivèrent à Trois-Rivières le 24 août. Marie de l’Incarnation parle elle aussi de l’arrivée d’une flottille de canots, avec une « manne céleste » de peaux de castors, et ajoute que cela allait sauver la colonie de la ruine.
Une déception attendait les explorateurs triomphants. Radisson raconte les avanies qu’ils eurent à essuyer quand de cupides fonctionnaires confisquèrent une grande partie des fourrures, jetèrent Des Groseilliers en prison et leur imposèrent à tous deux une amende, sans doute parce qu’ils étaient partis pour le pays de l’Ouest sans la permission du gouverneur. Sur ces entrefaites, Des Groseilliers s’embarqua pour la France, espérant y obtenir justice. Déçu, toutefois, il revint en Nouvelle-France. Radisson et Des Groseilliers entreprirent leurs préparatifs pour une nouvelle expédition et, au printemps de 1662, ils s’embarquèrent, disaient-ils, pour la baie d’Hudson. Mais, soit à dessein, soit par la force des circonstances, ils abandonnèrent leur projet de se diriger vers le Nord, et firent voile vers la Nouvelle-Angleterre. On les y reçut mieux que ne l’avaient fait leurs compatriotes et, au cours des deux ou trois années qui suivirent, ils firent au moins deux tentatives infructueuses pour se rendre en navire à la baie d’Hudson. En juillet 1664, les commissaires du roi d’Angleterre, chargés de mission, arrivèrent à Boston. Après avoir interrogé Radisson et Des Groseilliers, ils les persuadèrent de se rendre à Londres, et ceux-ci quittèrent la Nouvelle-Angleterre le 1eraoût 1665 (ancien style) à bord du Charles, dont le capitaine était Benjamin Gillam.
La lutte pour la suprématie des mers faisait rage, à cette époque, entre l’Angleterre et la Hollande. Marie de l’Incarnation et Ragueneau ont tous deux émis l’opinion que Des Groseilliers ne fut pas étranger à la conquête de la Nouvelle-Hollande par les colons de la Nouvelle-Angleterre ; il se fiait sans aucun doute à la connaissance qu’avait Radisson du pays iroquois et des possibilités que ce pays offrait pour le commerce des fourrures. Quoi qu’il en soit, en quittant la Nouvelle-Angleterre, les deux explorateurs furent victimes des hostilités anglo-hollandaises. Le Charles fut pris par un vaisseau hollandais et pillé. Les vainqueurs jetèrent les papiers de bord à la mer, et débarquèrent passagers et équipage en Espagne. Radisson et Des Groseilliers réussirent très vite à atteindre Londres où on les reçut fort bien, et où leurs frais furent payés par le roi. Mais les deux hommes s’aperçurent très tôt que la vie, dans l’Angleterre des Stuarts, pouvait être aussi violente, dangereuse et pittoresque que dans la contrée sauvage où vivait l’Iroquois : leurs expériences allèrent de la peste et du grand incendie de Londres à la joyeuse vie que menait la cour de Charles II à Oxford.
Jusqu’à présent nous avons dû nous baser presque exclusivement sur le récit que Radisson a fait de sa vie et, si c’est là un texte fascinant, il n’est pas toujours des plus véridiques. Mais à partir de cette période on peut étayer ses récits sur des documents officiels figurant aux archives de la Hudson’s Bay Company qui rendent compte des tentatives faites pour trouver un passage vers le Nord-Ouest par la baie d’Hudson et des efforts déployés pour s’assurer la mainmise sur la partie nord du continent, particulièrement riche en castors.
En 1668, après plusieurs échecs, les hommes qui allaient par la suite fonder la Hudson’s Bay Company armèrent deux vaisseaux, l’Eaglet, avec Radisson à bord, et le Nonsuch, sur lequel Des Groseilliers avait pris passage. Le navire de Radisson subit des avaries au cours d’une tempête et dut retourner, tant bien que mal, en Angleterre. L’explorateur y passa l’hiver suivant à rédiger, sur l’ordre du roi, la relation de ses Voyages. Après avoir terminé ce récit, Radisson entreprit une autre expédition à la baie d’Hudson mais sans plus de succès. Pendant ce temps-là, Zachariah Gillam*, capitaine du Nonsuchet originaire de la Nouvelle-Angleterre (c’était le frère de Benjamin Gillam, capitaine du Charles, et il avait probablement déjà l’expérience de la navigation dans l’Arctique), avait réussi à trouver un passage vers la baie d’Hudson. Au début du mois d’octobre 1669, Des Groseilliers revint de la baie avec une belle cargaison de peaux de castors, ce qui redonna vie au projet de fonder la compagnie. La charte reçut le sceau royal le 2 mai 1670 et, presque aussitôt, le 31 mai 1670, les deux Français mirent une fois de plus le cap sur la baie d’Hudson.
Le navire à bord duquel était Radisson, le Wivenhoe (capitaine Robert Newland), se dirigea vers l’embouchure de la rivière Nelson où un personnage énigmatique, Charles Bayly*, prit possession du territoire au nom de l’Angleterre. Des Groseilliers, à bord du Prince Rupert (capitaine Zachariah Gillam), sur lequel Thomas Gorst* avait également pris place, revint au même endroit que l’année précédente, à l’embouchure de la rivière Rupert. Radisson l’y rejoignit bientôt, à la suite de certaines difficultés qui avaient surgi à la rivière Nelson, notamment la mort du capitaine Newland et des avaries au navire. Mais cette expédition manquée eut des conséquences importantes pour l’avenir : la connaissance de l’endroit que Radisson avait acquise à sa première visite, son intuition de l’importance vitale qu’il y aurait, pour la traite des fourrures, à établir un poste à Port Nelson, tout cela devait être fort utile en 1682, lorsque Radisson tenta d’établir une colonie française à cet endroit. D’un autre côté, ce bref séjour à Port Nelson et la prise de possession officielle par Bayly devaient un jour servir de prétexte à l’Angleterre pour réclamer une grande partie du continent nord-américain.
Leurs allées et venues entre l’Angleterre et la baie d’Hudson, leurs fonctions de conseillers auprès de leurs employeurs pour tout ce qui touchait aux fournitures et au commerce, suffirent à occuper Radisson et son beau-frère jusqu’en 1675. Pendant toutes ces années, on s’inquiétait de plus en plus en Nouvelle-France de l’activité des deux explorateurs et de la Hudson’s Bay Company. L’intendant Talon*avait adopté une politique d’expansion pour compenser les empiétements des Anglais et il envoya dans l’Ouest des expéditions sous le commandement de Cavelier* de La Salle et de Daumont* de Saint-Lusson. Un autre groupe, commandé par Paul Denys de Saint-Simon et par un jésuite, le père Albanel*, s’aventura sur le territoire de la compagnie. En 1675, Albanel, qui était alors prisonnier en Angleterre, persuada Radisson et Des Groseilliers de revenir à la France.
Les deux explorateurs franchirent sans bruit la Manche, une fois de plus, suivis par les commentaires défavorables et les plaintes, adressées à la cour de France, du gouvernement anglais. Les Jésuites leur avaient promis un traitement de faveur, mais la cour de France ne le leur accorda point ; Colbert les renvoya au Canada, où ils pourraient s’expliquer avec Frontenac [Buade*]. Mais le gouverneur se méfiait des explorateurs et de leurs protecteurs, les Jésuites, craignant que toutes les faveurs qu’on leur accorderait ne soient au détriment de La Salle, son protégé. Il fut tout de suite évident qu’il n’y avait rien à attendre de Frontenac, et Des Groseilliers retourna chez lui à Trois-Rivières, tandis que Radisson s’embarquait pour la France.
Radisson arriva en France à une époque de chômage intense. Sans emploi, il chercha aide et assistance auprès d’un puissant personnage qui vivait à l’ombre de la cour, l’abbé Claude Bernou, procureur de La Salle. Il en obtint le poste d’aspirant de la marine et partit avec une expédition commandée par le vice-amiral d’Estrées en 1677 et 1678, et qui avait pour but de s’emparer des colonies hollandaises le long des côtes d’Afrique et dans les Antilles. De ce chapitre de l’histoire de Radisson, il nous reste une seule lettre importante, entièrement de sa main et signée par lui. Après quelques succès, l’expédition se termina par un désastre sur des écueils de la mer des Caraïbes. La plupart des navires sombrèrent et Radisson survécut de justesse, mais perdit tout ce qu’il possédait. De retour en France, il fit une demande d’assistance et reçut de l’argent, mais ne put obtenir le brevet de marine qu’il dit lui avoir été promis.
Colbert avait auparavant fait comprendre à Radisson qu’une des raisons pour lesquelles on l’avait si peu aidé en France, c’est qu’il n’avait pas emmené sa femme en quittant l’Angleterre. Entre 1665 et 1675, probablement en 1672, il avait épousé la fille de Sir John Kirke, de la Hudson’s Bay Company, lequel avait hérité de son père, Gervase Kirke, les droits légitimes à une importante partie du nord-est du continent nord-américain. Nous ne connaissons presque rien de cette femme, pas même son prénom, mais nous savons qu’il ne faut pas la confondre, comme on l’a fait trop souvent, avec une courtisane fort connue à l’époque, Mary Kirke. Déprimé par l’échec de l’expédition aux Antilles, Radisson retourna en Angleterre sous prétexte d’essayer une fois de plus de ramener sa femme en France. Mais Kirke n’autorisa pas sa fille à quitter l’Angleterre. Radisson fit alors quelques démarches pour savoir comment il serait accueilli, s’il revenait au service de la compagnie ; le résultat fut loin d’être encourageant.
À Paris, toutefois, une nouvelle chance s’offrait : en 1681, Radisson avait été pressenti par un marchand canadien, Charles Aubert de La Chesnaye, qui reçut de Colbert l’année suivante une charte pour la traite des fourrures (Compagnie du Nord). Le ministre ne pouvait donner ouvertement son appui au projet, en raison des relations pacifiques qui existaient pour l’instant entre la France et l’Angleterre. Ce caractère officieux de l’affaire ne fit qu’ajouter à la confusion quand l’expédition arriva au Canada. Frontenac refusa d’accorder des permis à La Chesnaye et à Radisson.
Finalement, l’expédition put se mettre en route. Son but principal était de fonder un établissement français à l’embouchure de la rivière Nelson. Faut-il croire que Radisson avait appris, lors de ses récents séjours à Londres, que la Hudson’s Bay Company avait de nouveau formé le projet de fonder un comptoir à cet endroit tant contesté ? La querelle au sujet de Port Nelson ne devait pas toutefois se borner aux Anglais et aux Français : des aventuriers venus de la Nouvelle-Angleterre sous le commandement de Benjamin Gillam (neveu du capitaine du Charles) arrivèrent à la baie vers la fin de l’été de 1682, et chaque expédition prétendit bientôt être arrivée la première à l’embouchure de la rivière et avoir pris possession du territoire. Radisson et Des Groseilliers, qui l’avait rejoint, arrivèrent par la ruse et par la force, ainsi que grâce à une meilleure connaissance de la région et de ses habitants, à en prendre possession. Ils firent de nombreux prisonniers, entre autres le gouverneur de la nouvelle colonie anglaise, John Bridgar*, et acquirent une grande quantité de fourrures pour le compte de la France.
Fiers de leurs succès, ils revinrent à Québec. Là, ils tentèrent d’éviter de payer le quart sur les pelleteries, ce qui leur valut d’être envoyés en France par Le Febvre* de La Barre pour que l’affaire y fût jugée. Ils s’attendaient à être fort généreusement récompensés par Colbert, et furent consternés d’apprendre, en débarquant, que le ministre était mort et que la France se montrait disposée à entendre les griefs de la Hudson’s Bay Company, furieuse d’avoir été évincée. Quel que pût être leur prestige en Nouvelle-France, Radisson et Des Groseilliers n’étaient que des pions sur l’échiquier des intrigues politiques et religieuses qui sévissaient dans l’Europe de la fin du xviie siècle. Des Groseilliers retourna bientôt au Canada et, moins d’un an plus tard, en 1684, Radisson se retrouva au service de la compagnie.
Le retour de Radisson en Angleterre s’effectua avec le concours d’un protestant français, ancien avocat au parlement de Paris, Gédéon Godet. Celui-ci était au service de l’envoyé extraordinaire à la cour de Louis XIV, Lord Preston. C’était un personnage pittoresque, mais pas tout à fait recommandable, et qui souhaitait fort quitter la France où il se trouvait persécuté à cause de sa religion. Il projetait de prendre occasion du retour de Radisson au service de l’Angleterre pour assurer sa fuite, son avancement et le mariage de sa fille. Les deux hommes s’échappèrent, traversèrent la Manche, et Radisson, accueilli avec quelques réserves par la compagnie, fut envoyé incontinent à la baie d’Hudson, « où il devait dominer les Français sans employer la force, et nous assurer la possession tranquille de l’endroit ». Avec un aplomb incroyable, il parvint à persuader son neveu, Jean-Baptiste Des Groseilliers, qui avait été chargé du comptoir établi à l’embouchure de la rivière Nelson (que Radisson avait aidé à conquérir pour la France !) de passer au service de l’Angleterre avec tous ses hommes et une quantité considérable de pelleteries. En quittant la baie pour se rendre en Angleterre, ils échappèrent de justesse à l’attention des navires français qui venaient faire la relève du jeune Des Groseilliers. Les deux Français retournèrent à Londres où se déroula le couronnement de Jacques II, qui avait été gouverneur de la compagnie. L’hiver fut particulièrement rigoureux cette année-là. Par la suite, le fils de Des Groseilliers essaya plusieurs fois de retourner chez les Français, mais échoua à chaque tentative. En 1685, Denonville [Brisay] offrit 50 pistoles de récompense à qui ramènerait Radisson à Québec. En 1687, Seignelay insiste dans une lettre pour que Denonville et Bochart de Champigny ramènent Radisson au service de la France, de gré ou de force. Mais l’explorateur, homme imprévisible, devait finir sa carrière au service de la compagnie.
De 1685 à 1687, Radisson demeure à la baie d’Hudson, et c’est là son dernier séjour au Canada. Au cours de cette période, la compagnie lui donne une autorité considérable sur tout ce qui a trait au commerce. Pourtant, avant son départ en 1687, il s’élève plus d’une querelle entre lui et les autres agents de la compagnie.
Le 3 mars 1685, Radisson avait épousé la fille de Gédéon, Margaret Charlotte Godet, en l’église de St. Martin in the Fields, à Londres. Sa première femme, qui avait eu un enfant, était sans doute morte. En 1687, Radisson retourna en Angleterre où il finit paisiblement ses jours, s’occupant de sa famille, dans la banlieue de Londres.
Lorsqu’en 1684 il était revenu au service de la compagnie, il avait reçu des actions, et plus tard il eut droit à une rente annuelle de £100. Comme on ne lui payait qu’une partie de ce qu’on lui devait, il intenta un procès à la compagnie au début de la dernière décennie du xviiesiècle. La Cour de la Chancellerie lui donna gain de cause en 1697, après des années de litige, ce qui prouve une fois de plus sa ténacité, son audace et son astuce. Par la suite la compagnie tint ses promesses. En 1687, Radisson et son neveu furent naturalisés, et cela aux frais de la compagnie.
On ne sait guère comment il vécut après 1700 et jusqu’à sa mort, survenue au début de l’été de 1710. Les seules allusions à Radisson, dans les registres de la compagnie, concernent le paiement de sa rente et les dividendes qu’il touchait. Entre 1692 et 1710, probablement à la suite de la naissance de son cinquième enfant, Margaret Radisson mourut, et Pierre se remaria une fois encore. Sa femme se nommait Elizabeth et ils eurent trois filles qui, dans son testament, sont décrites comme « bien jeunes ». Sa femme lui survécut de nombreuses années, mourut dans la misère et, d’après les registres d’inhumation, fut enterrée à Londres le 2 janvier 1732.
Le 17 juin 1710, Radisson fit son testament, qui existe encore de nos jours à Londres, à Somerset House. Il y parle longuement de sa vie. Il y mentionne sa femme Elizabeth, et aussi les enfants qu’il eut avec ses premières épouses, et « qu’il éleva du mieux qu’il put et à qui il donna divers métiers ».
Entre le 17 juin et le 2 juillet 1710, le vieil explorateur mourut et son testament fut homologué. La compagnie remit la somme de £6 à sa femme, sans doute pour payer les obsèques. On ignore la date exacte de sa mort et le lieu de sa sépulture.
Radisson a été, semble-t-il, un de ces personnages extraordinaires, doués d’un heureux caractère, amoureux de la vie, s’adaptant très facilement et peu encombrés de scrupules religieux, moraux ou patriotiques. Il symbolise tout le pittoresque et la richesse d’une époque d’aventures et d’intrigues, de brutalité et d’imagination. Explorateur-né, il avait non seulement la résistance physique et morale nécessaire à la vie des bois, mais aussi un jugement instinctif et sûr des possibilités qu’offraient certaines régions et certaines routes, sur le plan commercial. Sa connaissance approfondie de la psychologie des Indiens et son enthousiasme spontané devant les beautés de la nature lui ont permis de décrire les terres qu’il découvrait et de faire la chronique de la vie des indigènes. Simple coureur de bois, vivant, chassant, et tuant de compagnie avec les Indiens, il prit part à des affaires internationales, vécut dans les milieux de la cour, et eut l’occasion de converser avec des rois. Tantôt Français et catholique, tantôt Anglais (et sans doute protestant), il se maria trois fois, fut témoin de la peste et du grand incendie de Londres, assista au couronnement de Jacques Il et vit la fondation de la Hudson’s Bay Company. Il passa de rudes hivers dans le grand Nord, et participa à une campagne navale dans les Antilles. Bien qu’il fût un opportuniste, un personnage troublant et, au fond, peu recommandable, on ne peut s’empêcher d’admirer ses multiples talents et son extraordinaire vitalité.
Radisson écrivit le récit de ses voyages au cours de l’hiver de 1668–1669, mais le manuscrit, rédigé en français, s’est perdu. On avait dû toutefois le traduire en anglais dès 1669, car, en juin de cette année-là, un traducteur inconnu – peut-être était-ce Nicholas Hayward, qui devint par la suite le traducteur de la Hudson’s Bay Company – reçut la somme de £5 pour prix de son travail. On a conservé cette traduction qui est de nos jours à la Bodleian Library, à Oxford, avec les papiers de Samuel Pepys. En racontant ses souvenirs, Radisson voulait avant tout faire impression et encourager les hommes qui allaient devenir les fondateurs de la H. B. C. ; aussi modifia-t-il la vérité sans scrupules, ajoutant un voyage fictif à la baie d’Hudson en 1659–1660, et prétendant avoir été le compagnon de Des Groseilliers en 1655. Le style de Radisson est vivant, précis, sauf justement dans ces passages romancés où son imprécision et son manque de clarté le trahissent immédiatement. Une transcription des Voyages et autres écrits de Radisson fut publiée en 1885 : [Pierre-Esprit Radisson] Voyages of Peter Esprit Radisson, being an account of his travels and experiences among the North American Indians, from 1652 to 1684, transcribed from original manuscripts in the Bodleian Library and the British Museum, G. D. Skull, édit. (« Prince Soc. », XVI, Boston, 1885 ; New York, 1943).
Les autres sources manuscrites consultées pour la rédaction de cet article, provenant d’archives françaises, anglaises, canadiennes et américaines, sont mentionnées dans l’ouvrage de Grace Lee Nute, Cæsars of the wilderness, 359–363.
On consultera également : Charlevoix, Histoire de la N.-F.— Marie Guyart de l’Incarnation, Lettres (Richaudeau).— HBRS, V, VIII, IX (Rich) ; XI, XX (Rich et Johnson) ; XXI, XXII (Rich).— JR (Thwaites).— Phil Day, The Nonsuch ketch, Beaver (Winnipeg), outfit 299 (hiver 1968) : 4–17. [g. l. n.]
MARQUETTE, JACQUES,
jésuite, missionnaire, né à Laon, en France, le 10 juin 1637, mort en territoire illinois, près de l’emplacement actuel de Luddington, au Michigan, le 18 mai 1675.
Fils de Nicolas Marquette, seigneur de Tombelles et conseiller de Laon, et de Rose de La Salle, sa seconde femme, Jacques Marquette compte parmi ses ancêtres des soldats et des notables. La famille de son père, notamment, était une des plus anciennes et des plus considérables de la région de Laon. En octobre 1654, à l’âge de 17 ans, il entre au noviciat des Jésuites à Nancy ; il étudie et enseigne successivement à Auxerre, Reims, Charleville, Langres et Pont-à-Mousson, puis commence ses études de théologie à Pont-à-Mousson à l’automne de 1665. Cependant, depuis 1658, il n’avait cessé de faire part à ses supérieurs hiérarchiques et au général de l’ordre du vif désir qu’il avait d’être missionnaire. En mars 1665, il envoyait au général une seconde lettre où il déclarait : « Je vous demande comme une grâce de m’ordonner de partir pour des terres étrangères auxquelles je songe depuis mon plus jeune âge », et il le priait de lé dispenser de terminer ses études théologiques. « Une des raisons que j’ai de ne pas vouloir différer davantage, ajoutait-il, est que j’éprouve peu de goût pour les sciences spéculatives et que par nature et par tempérament je n’y suis point porté ». On l’avait néanmoins obligé à commencer ses études de théologie, mais sa scolarité fut, exceptionnelle, ment, réduite à une année.
Marquette quitte donc La Rochelle au début de juin 1666 et il arrive à Québec le 20 septembre. Trois semaines plus tard, le 10 octobre, il se rend à Trois-Rivières, où il passe un an à étudier le montagnais et d’autres langues indiennes sous la direction du père Gabriel Druillettes. En 1673, il en parlera couramment une demi-douzaine. Le 20 mai 1668, il quitte Québec pour la mission des Outaouais et se joint au père Claude Dablon au saut Sainte-Marie, mission dont dépendent environ 2 000 Algonquins. Un an plus tard, en septembre 1669, il fonde une mission à la pointe du Saint-Esprit, sur la baie Chequamegon, à l’extrémité occidentale du lac Supérieur, afin d’y accueillir les Outaouais et les Hurons qui avaient fui les rives du lac Huron et de la baie Georgienne. Il y rencontre les Illinois, dont la douceur et la gentillesse font contraste avec la cruauté des Hurons. Mais ces derniers, étant entrés en guerre avec les Sioux qui leur étaient numériquement supérieurs, abandonnent en hâte la pointe du Saint-Esprit et gagnent le lac Michigan. Marquette les suit et, dans le courant de l’été de 1671, il fonde la mission Saint-Ignace, sur la rive nord du détroit de Michillimakinac. Il y reste jusqu’en 1673, mis à part un séjour au saut Sainte-Marie au cours duquel, le 2 juillet 1671, il prononce ses vœux perpétuels. C’est aussi à Saint-Ignace que, le 8 décembre 1672, il reçoit Louis Jolliet, chargé d’aller reconnaître la vallée du Mississipi.
Après tout un hiver consacré aux préparatifs de ce grand voyage, Marquette et Jolliet partent vers la mi-mai. Un mois plus tard, ils pénètrent dans la vallée du Mississipi et, quelque part sur la rive qui borde aujourd’hui l’Iowa, ils sont accueillis dans un village péoria par un vieil homme qui s’écrie : « Le soleil n’est jamais aussi éclatant, ô Français, que lorsque tu viens nous voir », phrase qui fut gravée sur le socle de la statue de Marquette à Laon en 1937. Jolliet et Marquette descendent le fleuve en canot jusqu’à frontière actuelle de l’Arkansas et de la Louisiane et, à la mi-juillet, ils reviennent en remontant la rivière Chicago jusqu’au lac Michigan, qu’ils atteignent en septembre. Marquette, dont la santé avait été fort éprouvée par le voyage, demeure à la mission Saint-François-Xavier, près de l’emplacement actuel de De Pere, dans le Wisconsin. De son côté, Jolliet rentrait à Montréal.
A l’été de 1674, Marquette est suffisamment rétabli pour reprendre ses activités de missionnaire. Il décide de tenir la promesse qu’il a faite aux Kaskakias, et de retourner parmi eux. En octobre 1674, accompagné de deux voyageurs, Jacques Largillier* et Pierre portera, il quitte donc la baie des Puants (Green Bay) pour le territoire des Illinois. Mais avec le mauvais temps et le froid, Marquette retombe malade et, le 14 décembre, les trois voyageurs doivent s’arrêter et passer l’hiver dans les environs de l’actuelle Chicago. Des bandes d’Illinois viennent fréquemment leur rendre visite. Le 30 mars 1675, Marquette décide de se remettre en route et, le 8 avril, toujours en compagnie de Largillier et de Porteret, il atteint le but de son expédition, un village situé sur la rivière des Illinois. C’était la semaine sainte ; le jeudi, il prêcha en plein air devant 500 chefs et vieillards assis en cercle autour de lui, derrière lesquels se tenaient 1500 jeunes guerriers. Mais ce n’était plus qu’un mourant. Peu de temps après Pâques, il se mit en route pour Saint-Ignace, qu’il espérait pouvoir atteindre avant sa mort. Il n’y arriva pas. Ramené à terre par ses deux compagnons, il expira en pleine forêt, près de l’embouchure de la rivière qui devait porter son nom. Deux ans plus tard, une expédition de Kiskakons, comprenant 30 canots, alla exhumer ses restes qu’elle transféra en grande pompe à Saint-Ignace.
La vie et la personnalité du père Marquette, peut-être parce qu’il s’agit du plus célèbre des missionnaires jésuites en Amérique du Nord, ont suscité une assez vive controverse. Depuis environ 30 ans, cette controverse porte essentiellement sur trois points : l’attribution à Marquette du Récit de l’expédition de 1673, le fait de savoir si Marquette avait été ordonné prêtre, et finalement, l’homme et son importance comme missionnaire et comme explorateur. Jusqu’en 1927, on s’accordait pour attribuer à Marquette la paternité du Récit, écrit d’ailleurs à la première personne. C’est alors que le père Francis B. Steck, dans The Jolliet-Marquette Expedition of 1673, mit en doute l’attribution communément admise et affirma qu’il ne s’agissait pas du journal du père Marquette, mais de celui de Jolliet, remanié, à partir d’autres textes, par le père Claude Dablon. Ces conclusions ont été longuement examinées dans un article du père J. G. Garraghan, The Jolliet-Marquette Expedition of 1673 (Thought, IV, (1 929) : 32–71) ; l’auteur y critique la méthode du père Steck et déclare que, malgré le mystère qui plane encore sur la composition du Récit, celui-ci n’en présente pas moins, dans sa plus grande partie, le journal personnel du père Marquette. À cet article, le père Steck a alors riposté en publiant une plaquette intitulée Father Garraghan and “The Jolliet-Marquette Expedition of 1673”, dans laquelle il s’en tient à ses premières conclusions et critique à son tour la méthode suivie par le père Garraghan. En 1945, Jean Delanglez commence à faire paraître une série d’articles sur le Récit ; l’examen d’une somme déconcertante de manuscrits, de travaux divers et de cartes l’amène à conclure que l’emploi de la première personne n’est ici qu’un procédé littéraire, et que le Récit a bien été écrit par le père Claude Dablon, lequel a utilisé divers documents, mais non le journal de Jolliet. C’est cette même conclusion qu’il reprend dans ses deux ouvrages, Life and Voyagesof Louis Jolliet et Louis Jolliet : vie et voyages, auxquels est jointe une impressionnante bibliographie.
La controverse au sujet de l’ordination du père Marquette provient surtout du silence qui règne partout à ce sujet, de la demande présentée en 1665 par Marquette pour obtenir d’être envoyé aux missions avant d’avoir terminé ses études de théologie, et enfin d’une interprétation nouvelle de la forme sous laquelle Marquette prononça ses vœux perpétuels. À deux reprises, dans sa critique du livre de Delanglez Jolliet dans le Wisconsin Magazine of History, XXXII, (1948) : 227–229, et dans son article « Jacques Marquette, cate-chist », (RUL, III (1948–1949) : 436s.), J. C. Short a prétendu que Marquette n’avait pas été ordonné prêtre et n’était que novice. Jérôme V. Jacobsen a réfuté cette opinion en l’appuyant sur les Constitutions de la Compagnie de Jésus et en publiant un document inédit qui fait état de l’ordination de Jacques Marquette à Toul, le 7 mars 1666 (« Attempted mayhem on Père Marquette », Mid-America, XXXI (1949) : 109–115). Il reprend ces arguments et apporte en outre le témoignage du Catalogue triennal des Jésuites de la Province de Champagne (à laquelle appartenait Marquette), dans un autre article publié dans la même revue, Marquette’s Ordination, (Mid-America, XXXII (1950) : 46–54). Claude Corrivault a fait le point de la situation et posé à nouveau tous les arguments en faveur du « pour » et du « contre » dans Le père Jacques Marquette (BRH, LVI (1950) 46s.).
Quant aux divergences relatives à la personnalité du père Marquette et à l’importance de son rôle historique, elles dépendent très largement de l’attitude que l’on adopte à l’égard des deux premiers problèmes. Pour ceux qui s’en tiennent au Récit, au Journal, aux lettres et aux Relations, le portrait qui se dessine est celui d’un homme robuste, plein d’optimisme et de bonté, et d’un missionnaire zélé qui eut une grande influence sur les Indiens et qui commença d’être célèbre dès son vivant pour ses entreprises de missionnaire et la sainteté de sa vie privée. C’est là l’image de Marquette qu’a retenue la postérité et qui lui a valu d’être commémoré par des statues (entre autres, celle du Capitole, à Washington) ou de donner son nom à une université, à un chemin de fer, à une rivière, à plusieurs villes, à des quartiers et à des rues. À certains, cependant, qui se fondent sur d’autres textes et s’efforcent de reconsidérer l’attribution du Récit ou de mettre en doute son ordination, Marquette apparaît comme un « héros surfait ». Ils voient en lui l’homme qu’un de ses supérieurs jugeait, au cours de sa première année au sein de la compagnie, comme « médiocrement » ou tout au plus « moyennement » doué, de tempérament « bilieux » et « mélancolique ». Ils soulignent qu’il ne demeura que six ans et demi missionnaire et ne fonda pas d’autre mission que Saint-Ignace, qu’en dehors de l’expédition dans la vallée du Mississipi, il ne fit que suivre les traces d’autrui (en particulier celles du père Claude Allouez) et qu’enfin, même dans cette célèbre expédition, et contrairement à ce que déclarait Charlevoix*, ce n’est pas lui, mais Jolliet, qui prit toutes les initiatives. Dans une série de dix articles ronéotypés et inédits, M. Steck a repris et complété tous les arguments qu’il avait déjà présentés pour montrer que, selon lui, la place faite à Marquette dans l’histoire est excessive et injustifiée. Il les a publiés dans ses Marquette legends. Mais Lucien Campeau a contre-attaqué et lui a longuement répondu dans un compte rendu publié dans la Revue d’Histoire de l’Amérique française (XIV (1960–1961) : 282–286).
Si l’on en juge d’après la bibliographie des 30 dernières années, le dernier mot n’a pas encore été dit dans cette controverse qui, même vue sous l’angle historique le plus étroit, n’a aucune importance. Car elle a pour objet un homme qui, comme tout homme, est une énigme et qui, en sa qualité d’homme, eut sans doute les défauts de ses qualités.
JR (Thwaites), LIX.— Narratives of the Northweast (Kellogg) dans Original narratives (Jameson).— Mission du Canada : Relations inédites de la Nouvelle-France (1672–1679) pour faire suite aux anciennes relations(1615–1672) avec deux cartes géographiques, [éd. Félix Martin] (2 vol., Paris, 1861).—J. G. Shea, Discovery and exploration of the Mississippi valley with the original narratives of Marquette, Allouez, Membré, Hennepin, and Anastase Douay (New York, 1852).— Melchisédech Thévenot, Recueil de voyages de Mr. Thévenot (Paris, 1681).— Lucien Campeau, Marquette legends, RHAF, XIV (1960–61) : 282–286.— Charlevoix, Histoire de la N.F.— C. Corrivault, Le Père Jacques Marquette, BRH, LVI (1950) : 46–48.— Jean Delanglez, The discovery of the Mississippi, Mid-America, XXVII (1945) : 219–231 ; XXVIII (1946) : 2–22 ; Jolliet ; Marquette’s autograph map of the Mississippi River, Mid-America, XXVII (1945) : 30–53 ; The “Récit des voyages et des découvertes du Père Jacques Marquette”, Mid-America, XXVIII (1946) : 173–194, 211–258.— G. J. Garraghan, The Jolliet-Marquette expedition, 1673, Thought, IV (1929) : 32–71 ; Marquette— ardent missioner, daring explorer (New York, 1937).— Some hitherto unpublished Marquettiana, Mid-America, XVIII (1936) : 15–26 ; Some newly discovered Marquette and La Salle letters, Archivum historicum Societatis Iesu, IV, fasc. II (1935) : 268–290.— Alfred Hamy, Au Mississippi : la première exploration, 1673 : le Père Jacques Marquette de Laon, prêtre de la Compagnie de Jésus 1637–1675), et Louis Jolliet, d’après Ernest Gagnon (Paris, 1903).— Jerome V. Jacobson, Attempted mayhem on Père Marquette, Mid-America, XXXI (1949) : 109–115 ; Documents : Marquette’s ordination, Mid-America, XXXII (1950) : 46–54.— L. P. Kellogg, The French régime in Wisconsin and the Northwest(Madison, Wis., 1925) ; Jacques Marquette, DAB, XXII. 294s. ; Marquette’s authentic map possibly identified, State Hist. Soc. of Wisconsin Proc., (1906), 183–193.— Agnes Repplier, Père Marquette : priest, pioneer and adventurer (New York, 1929).— J. C. Short, Jacques Marquette, catechist, RUL, III (1948–49) : 436–441 ; recension de l’ouvrage de Jean Delanglez, Life and voyages of Louis Jolliet, 1645–1700 (Chicago, 1948) dans Wisconsin Mag. of Hist. XXXII (1948–49) : 227–229.— Jared Sparks, Father Marquette, dans The Library of American biography, ed. Jared Sparks (10 vol., Boston and London, 1834–36), X : 263–299.— Francis Borgia Steck, Essays relating to the Jolliet-Marquette expedition, 1673, ed. August Reyling (2 vol., Quincy, Ill., 1953), hors-commerce ; Father Garraghan and “The Jolliet-Marquette expedition, 1673” (Quincy, Ill., 1929) plaquette hors-commerce ; The Jolliet-Marquette expedition, 1673 (« The Catholic University of America, Studies in American Church History », VI, Washington, D.C., 1927) ; Marquette legends, ed. August Reyling (New York, 1960).
JOLLIET, LOUIS,
explorateur, découvreur du Mississipi, cartographe, hydrographe du roi, professeur au collège des Jésuites de Québec, organiste, commerçant et seigneur, baptisé à Québec le 21 septembre 1645, fils de Jean Jollyet, charron au service de la Compagnie des Cent-Associés, et de Marie d’Abancourt, décédé en Nouvelle-France en 1700.
L’historien peut-il ne pas déplorer la mauvaise fortune qui semble s’être attachée aux papiers personnels de Louis Jolliet et aux documents le concernant ? Des accidents divers et des omissions regrettables ont ménagé comme à plaisir, dans la carrière de ce grand Canadien, des zones de silence et d’obscurité. Ainsi en est-il déjà de sa naissance, dont on ignore le lieu et la date. Vit-il le jour à Québec, à la côte de Beaupré ou dans une des seigneuries avoisinantes, territoires qui dépendaient tous, en 1645, de l’église paroissiale de Québec où il fut baptisé ? L’acte de baptême du 21 septembre 1645 ne fournit aucune précision là-dessus, non plus que sur la date de naissance de cet enfant « recens natum ».
Louis Jolliet perdit son père le 23 avril 1651. Sa mère se remaria dès le 19 octobre à Gefroy Guillot, qui se noya dans le Saint-Laurent à l’été de 1665. En troisièmes noces, le 8 novembre 1665, Marie d’Abancourt épousa Martin Prévost.
Vers l’âge de 11 ans, Jolliet entra au collège des Jésuites de Québec où il fit ses études classiques. Se destinant au sacerdoce, il reçut les ordres mineurs le 19 août 1662. À cette époque, Jolliet s’intéressait déjà à la musique et partageait avec Germain Morin* le titre d’officier de musique du collège. Premier organiste de la cathédrale de Québec, semble-t-il, il y toucha l’orgue à partir de 1664 ; un document de 1700 affirme qu’il y « a joué des orgues » pendant « beaucoup d’années ».
En 1666, Jolliet – que le recensement de cette année-là qualifie de « clerq d’esglise » – achevait ses études philosophiques. Le 2 juillet, en compagnie de Pierre Francheville*, il soutenait une « these de philosophie ». Mgr de Laval*, MM. de Prouville de Tracy, de Rémy de Courcelle et Talon étaient présents. « Mr. l’Intendant entr’autres y a argumenté très bien », note le Journal des Jésuites ; « Mons. Joliet & Pierre Francheville y ont très bien repondu de toute la Logique. » Cette « dispute », comme c’était l’usage, dut se dérouler en latin, langue que possédait bien Jolliet, qui y recourra du reste en 1679 à la baie d’Hudson.
Ne se sentant plus d’attrait pour la vocation sacerdotale, Jolliet quitta le séminaire vers le mois de juillet 1667. En octobre, grâce à une somme de 587# prêtée par Mgr de Laval, il s’embarquait pour la France. Nous ignorons le but de ce voyage, durant lequel il séjourna à Paris et à La Rochelle, partageant son temps à peu près également entre les deux villes. Il dut réfléchir, cependant, sur l’orientation qu’il donnerait désormais à sa vie. À son retour à Québec, il était fixé : le 9 octobre 1668, il achetait de Charles Aubert* de La Chesnaye une grande quantité de marchandises de traite. Jolliet serait trafiquant ! Mais dans cet immense pays de la Nouvelle-France, aux rivières invitantes et aux mirages faciles, une tentation guettait trafiquants et voyageurs : l’exploration. Le ci-devant « clercq d’esglise » allait-il y succomber ?
Bien que richement pourvu de marchandises, Jolliet ne serait pas parti pour l’Ouest à l’automne de 1668. Il était certainement à Québec le 14 octobre et, peut-être, au Cap-de-la-Madeleine le 9 novembre, dates bien tardives pour entreprendre un tel voyage ; sa présence est encore attestée à Québec le 13 avril 1669, trop tôt pour qu’il fût déjà de retour des Grands Lacs, à moins de supposer qu’il en est revenu avant la fonte des neiges et la débâcle. Mais on peut difficilement admettre qu’un voyageur sans expérience comme l’était Jolliet se soit lancé dans une aventure que redoutaient les plus aguerris et les plus courageux coureurs de bois. Il est plus vraisemblable qu’il ait passé l’hiver à Québec. Comment disposa-t-il alors de ses marchandises de traite ? Les réserva-t-il pour un voyage qu’il aurait fait en 1669–1670 ? Cela n’est pas impossible, quoique nous n’en possédions aucun indice. En 1669, il est vrai, un « sieur Jolliet » partait avec Jean Peré à la recherche d’une mine de cuivre au lac Supérieur ; mais on a pu démontrer qu’il s’agissait d’Adrien, le frère de Louis. Bref, il faut l’avouer, à l’exception de sa présence à Québec le 13 avril 1669, on ne sait rien de Louis Jolliet de l’automne de 1668 à l’été de 1670.
Le 4 juin 1671, au saut Sainte-Marie, quelques Français « qui étaient sur les lieux en traite » signaient l’acte de prise de possession des territoires de l’Ouest par Daumont de Saint-Lusson. Louis Jolliet était de ceux-là. Il avait vraisemblablement quitté Québec à l’automne de 1670 ; le 12 septembre 1671, il était de retour. On ignore à quoi il s’employa durant l’année qui précéda son départ pour le Mississipi, mais il est certain qu’il ne remonta pas dans l’Ouest.
Le Mississipi ! Fleuve mystérieux qui, pendant près de 15 ans, aura hanté l’imagination des missionnaires et des explorateurs. En 1660 et 1662, sur la foi des Amérindiens, la Relation rapportait l’existence vers l’Ouest d’une « belle rivière, grande, large, profonde, comparable à notre grand fleuve Saint-Laurent ». Cette rivière, qui débouchait, croyait-on, dans le golfe du Mexique ou, du côté de la Californie, dans la mer Vermeille, n’était peut-être pas le Mississipi, dont le nom n’apparaîtra du reste (sous la forme Messipi) qu’en 1667 ; du moins les enquêtes des missionnaires sur ce cours d’eau les amenèrent-elles à la connaissance du Mississipi. En 1670, avec les seuls renseignements fournis par les Amérindiens, le jésuite Dablon en réussissait une bonne description. L’année suivante, les sulpiciens Dollier* de Casson et Bréhant de Galinée s’intéressaient à leur tour au fleuve qu’ils nommaient Ohio ou Mississipi (Ohio, en langue iroquoise, et Mississipi, en langue outaouaise, signifient tous deux belle rivière). Ainsi donc, avant qu’aucun Blanc de la Nouvelle-France ne l’eût vu, et bien qu’il subsistât à son sujet quelques confusions inévitables, le Mississipi était en 1672 relativement bien connu des missionnaires qui, au contact des populations indigènes des Grands Lacs, en avaient acquis certaines notions assez exactes. Restait néanmoins, entier et troublant, le secret de son embouchure : ce fleuve serait-il enfin le passage convoité vers la mer de Chine, hallucinant objet des rêves et des recherches toujours déçus de tant d’explorateurs ?
Talon lui-même n’avait pas échappé à la hantise générale. En 1670, par exemple, il avait chargé Daumont de Saint-Lusson de « rechercher soigneusement […] quelque communication » avec la mer du Sud. Dès ce moment, l’intendant avait certainement entendu parler du Mississipi ; mais les renseignements supplémentaires apportés, dans le courant de 1671, par Saint-Lusson et par la Relation de 1669–1670 éveillèrent en lui un espoir nouveau. Il résolut d’envoyer quelqu’un « à la découverte de la mer du Sud, par le pays des Mashoutins [Mascoutens], et à la grande rivière qu’ils appellent Michissipi qu’on croit se décharger dans la mer de Californie ». Pour ce grand dessein, Talon choisit Louis Jolliet ; peu avant de s’embarquer pour la France, en 1672, il proposa son candidat à Frontenac [V. Buade], qui l’agréa. La mission confiée à Jolliet n’était pas tant de découvrir le Mississipi que de constater dans quelle mer se décharge cette « belle rivière » : golfe du Mexique ou mer Vermeille ? C’était là l’énigme à débrouiller.
Pour le moment, l’explorateur affrontait d’autres problèmes. Talon l’avait prévenu que l’État ne subventionnerait pas son expédition, pas plus qu’il ne l’avait fait pour Saint-Lusson en 1670. Pour se procurer des fonds, Jolliet forma une société commerciale dont les revenus serviraient en particulier à défrayer sa découverte. Le 1er octobre 1672, François de Chavigny* Lachevrotière, Zacharie Jolliet, Jean Plattier, Pierre Moreau, Jacques Largillier*, Jean Thiberge (Téberge) et Louis Jolliet convenaient, devant Gilles Rageot, de « faire ensemble le voyage aux Outaouas, [et de] faire traite avec les sauvages le plus avantageusement [qu’il se pourrait] ». Le 3 octobre, les associés mettaient la dernière main aux préparatifs et réglaient quelques affaires chez le notaire Rageot. Ils quittèrent probablement Québec le lendemain, avec deux jours de retard par rapport à la date fixée.
Le 8 décembre 1672, Jolliet arrivait à Michillimakinac. Il y remit au père Jacques Marquette une lettre de Claude Dablon, supérieur des Jésuites de la Nouvelle-France, ordonnant au missionnaire de se joindre à l’expédition vers la mer du Sud. En 1670, Marquette avait été sur le point de se rendre, par le Mississipi, au pays des Illinois ; mais la détérioration soudaine des relations entre les Hurons, les Outaouais et les Sioux l’avait obligé à rompre son dessein. C’est avec enthousiasme et reconnaissance qu’il accepta d’accompagner Jolliet et de « chercher de nouvelles nations qui nous sont inconnues, pour leur faire connaître notre grand Dieu ». Si Jolliet, envoyé officiel de l’État, représentait les visées économiques et politiques de la Nouvelle-France, Marquette en représentait les aspirations religieuses. Ainsi retrouve-t-on, heureusement conjuguées dans l’expédition de 1673, les deux grandes forces qui sont à l’origine de l’étonnante expansion territoriale de la colonie : les impératifs du commerce et le zèle apostolique.
Jolliet aurait-il passé l’hiver de 1672–1673 au saut Sainte-Marie, occupé aux affaires de la traite, ainsi qu’on l’a prétendu ? Plus vraisemblablement, il aura séjourné à la mission Saint-Ignace de Michillimakinac, en compagnie de Marquette. Il lui fallait, d’une part, interroger minutieusement les Amérindiens sur le Mississipi et les populations riveraines ; or Michillimakinac était le centre de ralliement de plusieurs nations, et Marquette, un expert en langues amérindiennes. D’autre part, Michillimakinac, point de départ du voyage de découverte, était le meilleur endroit où compléter les préparatifs de l’expédition. Un extrait des Voyages du P. Jacques Marquette (rédigés par Dablon) suggère cette interprétation : « Nous prîmes toutes les connaissances que nous pûmes des sauvages qui avaient fréquenté ces endroits-là, et même nous traçames sur leurs rapports une carte de ce nouveau pays, nous y fîmes marquer les rivières sur lesquelles nous devions naviguer, les noms des lieux et des peuples par lesquels nous devions passer, le cours de la grande rivière [Mississipi] et le rumb de vent que nous devions tenir quand nous y serions. » Il n’est pas impossible que Jolliet ait également séjourné quelque temps au saut Sainte-Marie ; chose certaine, sa présence au saut n’était pas absolument nécessaire, puisque ses associés et, en particulier, son frère Zacharie veillaient à ses intérêts, lui assurant la tranquillité et les loisirs nécessaires à la mise au point de son grand projet.
Vers la mi-mai 1673, l’expédition se mettait en route. Elle comptait sept hommes, dans deux canots. En plus de Jolliet et de Marquette, le groupe comprenait sans doute quelques associés de Jolliet. Chavigny, présent au fort Frontenac en juillet 1673, n’était toutefois pas du voyage ; de même faudrait-il en exclure Zacharie Jolliet, qui serait resté au saut Sainte-Marie. Les autres associés (Largillier, Moreau, Thiberge et Plattier) accompagnaient probablement Louis Jolliet ; le septième personnage est resté anonyme. Bref, parmi les découvreurs du Mississipi, deux seulement – Jolliet, le chef de l’expédition, et Marquette – sont connus avec certitude ; pour le reste, on peut à vrai dire jongler avec des probabilités, mais on n’en tirera jamais qu’hypothèses et conjectures.
Sur le trajet des découvreurs, et davantage sur la chronologie, l’absence d’un journal de voyage laisse planer des doutes. Il semble à peu près sûr toutefois que, de Michillimakinac, les explorateurs se dirigèrent vers l’Ouest, longeant la rive nord du lac Michigan, puis la rive occidentale de la baie des Puants (Green Bay) jusqu’à la mission Saint-François-Xavier (près de De Pere, Wisconsin) ; de là, ils empruntèrent la rivière aux Renards (Fox River) jusqu’au village des Mascoutens (près de Berlin, Wisconsin). Après une vingtaine de jours de navigation, l’expédition venait d’atteindre la limite des territoires connus. Des Mascoutens, les Français apprirent l’existence – à trois lieues seulement ! – d’un affluent du Mississipi ; guidés par deux Amérindiens, ils firent un « portage de demi-lieue », passant de la rivière aux Renards à la rivière Meskousing (Wisconsin). Le 15 juin, après un voyage de plus de 500 milles, dont 118 sur le Wisconsin, les canots débouchèrent enfin sur le Mississipi. Un sentiment extrême de joie et de triomphe saisit la petite troupe ; mais Jolliet se garda d’oublier que la découverte du Mississipi, si exaltante fût-elle, n’était qu’une étape de sa glorieuse mission et qu’il avait promis à Frontenac de voir l’embouchure de ce fleuve.
Poussant leur trouée sur le Mississipi, les Français s’émerveillaient des paysages nouveaux, si différents de ceux qu’ils avaient jusqu’alors connus ; bientôt apparurent des oiseaux étranges, des plantes exotiques et de formidables bisons, dont certains troupeaux comptaient plus de 400 têtes. D’Amérindiens, cependant, on n’en voyait point. Pendant huit ou dix jours les rives restèrent obstinément désertes, jusqu’à l’embouchure de l’Iowa où, finalement, les découvreurs aperçurent un premier village d’Illinois, celui des Péorias. Ils y furent accueillis avec force gestes d’amitié et de bienvenue. Reprenant l’aviron, Jolliet et ses hommes poursuivirent leur voyage, que marquèrent encore deux étapes importantes : la rencontre du Missouri et de l’Ouabouskigou (Ohio), deux fleuves imposants qui se perdent dans le Mississipi. Nombreux dans cette région, les Amérindiens se montraient aussi hospitaliers que les Péorias. Parvenus à l’embouchure de l’Ohio, les Français avaient parcouru, depuis Michillimakinac, quelque 1 200 milles. De nouveau, à mesure que l’on s’éloignait de l’Ohio, la nature et le climat se métamorphosaient rapidement ; de même les Amérindiens devenaient-ils plus méfiants, sinon hostiles ; Marquette, bien qu’il parlât six langues indigènes, ne réussissait plus à se faire entendre. La petite troupe s’arrêta enfin au village des Kappas (Quapaws), à 450 milles environ de l’Ohio.
Les Kappas habitaient sur la rive droite du Mississipi, un peu en deçà de la frontière actuelle de l’Arkansas et de la Louisiane, à 34° 40′. Là devait se terminer le voyage de Jolliet. L’hostilité croissante des Amérindiens, le danger de tomber bientôt entre les mains des Espagnols avec lesquels les nations de l’Arkansas avaient commerce, la certitude acquise auprès des indigènes qu’ils n’étaient plus qu’à 50 lieues de la mer – en réalité, ils en étaient éloignés de 700 milles – et la crainte de compromettre les résultats de l’expédition décidèrent Jolliet et ses compagnons à rebrousser chemin. Dans la seconde quinzaine de juillet, les canots étaient lancés à contre-courant dans le Mississipi ; le voyage de retour s’effectua par la rivière des Illinois, le portage de Chicago et le lac Michigan jusqu’à la baie des Esturgeons (Sturgeon Bay) ; grâce à un nouveau portage, les canotiers passèrent dans la baie des Puants et descendirent à la mission Saint-François-Xavier, qu’ils atteignirent vers la mi-octobre.,
Louis Jolliet avait rempli sa mission. Il n’avait pas vu l’embouchure du Mississipi, mais il avait suffisamment progressé vers le Sud pour acquérir la certitude que le fleuve se déchargeait dans le golfe du Mexique. Cette nouvelle déçut profondément tous ceux qui croyaient déjà tenir le passage vers la mer de Chine ; à ce point qu’on ne sut pas toujours évaluer à son juste prix l’apport très important de Jolliet à la connaissance de la géographie nord-américaine et à l’expansion territoriale de la Nouvelle-France. Mais la hantise de l’Ouest était si fortement enracinée et les espoirs si vivaces que l’on se remit aussitôt à rêver d’un autre passage, cette fois par l’un des affluents du Mississipi.
Jolliet passa l’hiver de 1673–1674 au saut Sainte-Marie, occupé à faire des copies de son journal de voyage et de la carte qu’il avait dressée au cours de son expédition. Vers la fin de mai 1674, laissant à la garde des Jésuites les doubles de ces précieux documents, il s’embarquait pour Québec. Arrivé au saut Saint-Louis, vers la fin de juin, il fit naufrage : deux Français et un petit esclave illinois qu’on lui avait donné lors de la descente du Mississipi se noyèrent ; Jolliet, seul survivant, fut sauvé de justesse « après avoir été quatre heures dans l’eau » ; la cassette qui renfermait son journal, sa carte et ses papiers personnels disparut dans les flots. Le découvreur n’en fut pas quitte pour autant : les copies de son journal et de sa carte laissées au saut Sainte-Marie furent détruites dans un incendie ; et, pour boucler le cercle de la malchance, le journal de Marquette ne nous est pas parvenu. L’historien n’a donc, sur la découverte du Mississipi, que les renseignements fournis de mémoire par Jolliet et des documents de seconde main, en particulier le récit de Dablon. De là, de nombreuses lacunes : qui dira, par exemple, si Jolliet a officiellement pris possession, au nom de la France, des territoires découverts en 1673 ?
De retour du Mississipi, Jolliet songeait à se fixer. Le 1er octobre 1675, il signait un contrat de mariage avec Claire-Françoise Bissot, âgée de 19 ans, fille de François Byssot et de Marie Couillard, laquelle venait d’épouser en secondes noces (7 septembre 1675) Jacques de Lalande. La cérémonie religieuse fut célébrée dans la cathédrale de Québec le 7 octobre. L’année suivante, Jolliet demanda à Colbert la permission de s’établir, avec 20 hommes, au pays des Illinois qu’il avait découvert. La réponse, datée du 23 avril 1677, fut négative : « il faut, écrivait le ministre, multiplier les habitants avant de penser à d’autres terres ».
Ce refus ne prit pas Jolliet au dépourvu. Dès sa rentrée du Mississipi, il était revenu à son activité commerciale ; mais, ensuite de son mariage avec Claire-Françoise Bissot – dont le père avait trafiqué dans la région des Sept-Îles où la famille avait encore des intérêts —, Jolliet délaissa les pays d’en haut pour la côte nord du Saint-Laurent. Le 23 avril 1676, il joignait la société formée de Jacques de Lalande, son beau-père, de Marie Laurence, veuve d’Eustache Lambert, et de Denis Guyon ; le 2 mai, les associés louaient la barque de Guyon pour les besoins de la traite aux Sept-Îles. Jolliet et Lalande ne tardèrent pas, toutefois, à se procurer leur propre bateau : le 2 novembre 1676, ils achetaient de Michel Leneuf* de La Vallière une caiche à bord de laquelle ils firent le voyage aux Sept-Îles le printemps suivant.
Rapidement, Jolliet compta parmi les marchands importants. Le 20 octobre 1676, par exemple, il était au nombre des habitants réunis par Duchesneau pour fixer le prix du castor. Deux ans plus tard, le 26 octobre 1678, il était l’un des notables de la colonie consultés par Frontenac sur la traite des boissons enivrantes. L’opinion nuancée de Jolliet fut celle qu’adopta Louis XIV dans l’ordonnance du 24 mai 1679 permettant la traite de l’eau-de-vie à l’intérieur de la colonie, mais l’interdisant dans les bois.
Avec l’agrément de Frontenac, au printemps de 1679, Josias Boisseau, agent des fermiers de la Traite de Tadoussac, et Charles Aubert de La Chesnaye chargèrent Jolliet de « faire la visite des nations et des terres du domaine du roi en ce pays ». En vertu de sa commission, l’explorateur allait se rendre jusqu’à la baie d’Hudson. Il est difficile, cependant, de dire avec précision le but de ce voyage ; mais on peut supposer que Jolliet se vit assigner un double objectif : évaluer l’influence anglaise sur les peuplades du bassin hudsonien et, peut-être, jeter les bases d’une alliance commerciale avec les Amérindiens du Nord. Selon le père Crespieul*, qui travaillait dans la région du lac Saint-Jean en 1679, le rôle de Jolliet était d’« establir la Traitte et la Mission de St François Xavier a Nemiskau ». Ce témoignage n’infirme pas la double hypothèse formulée plus haut ; il semble assuré, en effet, que la tâche confiée à Jolliet ne concernait pas uniquement le poste de traite – ou la mission – de Nemiskau, qui ne fut qu’une étape dans son expédition.
Le voyage de 1679 n’en était pas un de découverte. Après trois tentatives infructueuses des Français pour atteindre la baie d’Hudson, par mer (Jean Bourdon en 1657) et par terre (les jésuites Claude Dablon et Gabriel Druillettes en 1661 ; Guillaume Couture* en 1661 et 1663), le jésuite Charles Albanel, accompagné de Paul Denys* de Saint-Simon et de Sébastien Pennasca, avait en effet touché l’embouchure de la rivière Nemiskau en juin 1672. Le jésuite refit le voyage en 1674. Ces précédents n’atténuaient pas pour autant la terrible difficulté des chemins : « Il y a, affirmait Albanel, 200 sauts ou chutes d’eau, et partant 200 portages […] : il y a 400 rapides ».
Le 13 avril 1679, Jolliet s’embarquait à Québec avec huit hommes, dont son frère, Zacharie. Deux Amérindiens, qui leur servirent de guides, se joignirent à eux probablement en cours de route. L’expédition adopta, semble-t-il, l’itinéraire suivant : Saguenay, lac Saint-Jean, rivière et lac Mistassini, rivière à la Marte (Marten) jusqu’à Nemiskau, et rivière Nemiskau, qui débouche dans la baie de Rupert, au sud de la baie James. Le voyage, estimait Jolliet, avait été de 343 lieues, « à cause des détours ». Dans la baie, l’explorateur rencontra des Anglais qui l’accueillirent avec beaucoup de civilités et, en particulier, le gouverneur Charles Bayly qui lui donna des galettes et de la farine pour le retour. Bayly avait entendu parler de Jolliet et de sa découverte du Mississipi ; il complimenta le Canadien, l’assurant que « les Anglais font état des découvreurs ». Après avoir complété ses renseignements et repoussé une offre alléchante du gouverneur qui l’invitait à se mettre au service des Anglais, Jolliet prit congé de ses hôtes. Il revint par les rivières Nemiskau et à la Marte, traversa les lacs Mistassini et Albanel et, par la rivière Temiscamie, passa dans la Péribonca, le lac Saint-Jean et le Saguenay. Le 25 octobre, il rentrait à Québec.
Au cours de son voyage, Jolliet avait acquis la certitude que les Anglais faisaient à la baie d’Hudson « le plus beau commerce du Canada ». Ils « cueillaient » le castor « tant qu’ils voulaient » et espéraient même « rendre cet établissement plus considérable à l’avenir ». Le cercle de leur influence s’élargissait sans cesse et, chaque printemps, les rivières du bassin hudsonien charriaient vers les postes anglais les canots lourdement chargés de nations aussi nombreuses qu’éloignées. « Il n’y a point de doute que si on laisse les Anglais dans cette baie, [ils] ne se rendent maîtres de tout le commerce du Canada en deça de six [dix ?] ans. » Les Outaouais, en effet, qui sont les fournisseurs des Français « ne font point de castor, mais les vont quérir aux nations de la baie des Puants ou à celles des alentours du lac Supérieur » ; or, il est à craindre que ces nations ne préfèrent porter leurs fourrures directement aux Anglais, ainsi que certaines ont commencé de le pratiquer. Et Jolliet d’inviter discrètement Sa Majesté à « faire sortir les Anglais de cette baie » ou, tout au moins, à « les empêcher de s’établir plus loin, sans les chasser ni rompre avec eux ».
Conscient des suites désastreuses qu’aurait, sur la Traite de Tadoussac, une poussée anglaise à la baie d’Hudson, Jolliet savait aussi combien son propre commerce sur la côte nord était menacé. Son intérêt dans cette région contiguë au Domaine du roi était d’autant plus vif que, le 10 mars 1679, l’intendant Duchesneau lui avait concédé, en copropriété avec Jacques de Lalande, les îles et îlets de Mingan. Jolliet, cependant, ne manquait ni d’ambition ni d’optimisme. En mars 1680, il obtenait de Duchesneau l’île Anticosti. Il se proposait d’y établir, comme à Mingan, des pêcheries de morues, de loups marins et de baleines et « par ce moyen [de] commercer en ce païs et dans les Isles de l’Amerique ».
Cette seconde concession valut à Jolliet l’opposition farouche de Josias Boisseau, agent du Domaine du roi, qui venait de se brouiller avec Aubert de La Chesnaye, oncle de Jolliet. Lalande et Jolliet auraient, par le commerce qu’ils entretenaient avec les Amérindiens des Sept-Îles, porté préjudice aux fermiers du Domaine de Sa Majesté. Comptant sur l’appui de Frontenac, Boisseau exigea en vain l’annulation de la concession d’Anticosti et de certaines permissions d’aller en traite accordées par Duchesneau à Jolliet et ses associés. L’agent du Domaine fit beaucoup de bruit, lança des accusations non fondées et se livra à de tels excès de langage et de conduite qu’à l’été de 1681 il fut destitué et rappelé en France.
En dépit des réclamations intempestives et des frasques de Boisseau, Jolliet poursuivit son commerce sur la côte nord. Dès 1680 ou 1681, il avait une habitation à Anticosti, où il passait la belle saison avec sa famille et quelques serviteurs ; l’hiver, il résidait à Québec. À cause de la rareté des documents le concernant pendant les années 1680–1693 – en 1682, ses papiers brûlèrent dans un incendie –, on sait peu de choses de l’activité de Jolliet entre ses voyages à la baie d’Hudson (1679) et au Labrador (1694). Il exploitait ses pêcheries de Mingan et d’Anticosti ; mais il est impossible de dire s’il trafiqua dans les Îles d’Amérique. Au cours de ses fréquents déplacements, Jolliet avait mis au point une carte du fleuve et du golfe du Saint-Laurent, qui fut envoyée au ministre en 1685. À cette occasion, Brisay* de Denonville sollicita pour Jolliet la charge de professeur de navigation. Cette récompense ne lui fut pas accordée. En 1690, la flotte commandée par Phips s’empara de la barque de Jolliet, confisqua des marchandises évaluées à 10 ou 12 000# et fit prisonnières la femme et la belle-mère du découvreur ; deux ans plus tard, deux navires anglais saccagèrent et brûlèrent ses établissements de Mingan et d’Anticosti. Jolliet était ruiné.
En 1689 peut-être, Jolliet avait fait, si l’on en croit un document de 1693, un voyage au Labrador. Il rêvait d’y retourner, mais avait besoin d’une subvention que la cour semblait peu disposée à lui accorder. Heureusement, un commerçant de Québec, François Viennay-Pachot, vint à la rescousse et accepta de défrayer l’entreprise. Plusieurs explorateurs – Waymouth, Knight, Jean Bourdon, Chouart Des Groseilliers et Radisson* – avaient déjà navigué sur les côtes du Labrador, mais aucun n’en avait rapporté une description un peu précise ou même une carte. Le premier, Jolliet allait révéler le secret de cette région qui s’étendait de la rivière Saint-Jean (15 milles à l’ouest de Mingan) à l’actuel Zoar, situé par 56° 8’ de latitude.
À Québec, le 28 avril 1694, Jolliet s’embarquait sur un vaisseau armé de 6 pierriers et de 14 canons et appartenant à Pachot ; l’équipage comprenait 18 personnes, dont un récollet. On mouilla d’abord à Mingan, où Jolliet séjourna plus d’un mois pour faire la traite et reconstruire les bâtiments incendiés par les Anglais. Le 9 juin, on mettait à la voile pour le Labrador. Jolliet longea la côte, qu’il décrivit et cartographia systématiquement, tout en trafiquant au hasard des rencontres. Peu après le 9 juillet, le navire franchissait la pointe du Détour (cap Charles) et entrait dans les eaux non connues. Poursuivant sa lente navigation, Jolliet cartographia le littoral et décrivit les Inuits avec qui il entrait en relations. À la hauteur de Zoar, l’explorateur décida de rebrousser chemin. La saison était avancée et le navire, pourvu de mauvais cordages, n’aurait pas supporté les gros temps de l’automne ; par ailleurs, le commerce avec les rares Inuits de la côte ne pouvait « payer ce que le vaisseau coûtait tous les jours » ; enfin, le navire transportait du sel « qu’il fallait employer en morue ». Le 15 août, Jolliet prenait le chemin du retour. Il atteignit Québec vers la mi-octobre, après avoir fait la pêche et s’être vraisemblablement arrêté à Mingan pour embarquer sa femme et ses enfants qui y avaient passé l’été.
Jolliet se hâta de mettre au point son journal de voyage. Ce document relativement considérable comporte, outre une description des côtes du Labrador et de leurs habitants, 16 croquis cartographiques. C’est la première relation du littoral compris entre le cap Charles et Zoar, d’où son importance historique ; de plus, c’était en 1694 la peinture la plus complète et la plus précise qui eût été faite des Inuits. Quant aux territoires visités, Jolliet en trouve la terre ingrate et les habitants rares ; il note la disparition rapide de la morue dès qu’on procède vers le Nord ; le seul trafic possible avec les Inuits est celui des huiles de baleine et de loup marin, mais encore faudrait-il compter sur la morue « pour payer une partie des frais ». Jolliet n’est pas rebuté pour autant : il sollicite le privilège – qui ne lui sera pas accordé – de trafiquer seul, pendant 20 ans, avec les Inuits du Labrador.
En automne 1695, parce que la saison était avancée et la navigation dangereuse dans le fleuve et le golfe, il fut désigné par le gouverneur et l’intendant pour piloter la Charente : il était « peut-être le seul dans ce pays, selon Frontenac, capable de se bien acquitter de cet emploi ». Pour cette tâche, Jolliet reçut 600#. Il passa l’hiver en France et rentra à Québec avant le 13 juin 1696 avec la promesse de sa nomination – confirmée le 30 avril 1697 – à la charge d’hydrographe. Dans un document de 1692, déjà, on avait donné à Jolliet le titre de maître d’hydrographie : était-ce un lapsus, ou bien Jolliet enseignait-il l’hydrographie au collège des Jésuites, sans en avoir officiellement la charge ? Quoi qu’il en soit, durant ces années, il fut souvent question de Jolliet et des cartes qu’il pouvait faire pour assurer la navigation dans le fleuve et le golfe. Une de ces cartes nous est parvenue, datée de 1698.
Le 30 avril 1697, Jolliet avait reçu de Frontenac et Bochart* de Champigny un petit fief sur la rivière des Etchemins, qu’il n’eut pas le temps de mettre en valeur. L’hiver, il enseignait au collège des Jésuites ; l’été, il résidait vraisemblablement à l’île Anticosti ou à Mingan. Malheureusement, les trois dernières années de sa vie se perdent dans l’incertitude. Est-ce dans ses domaines de la côte nord qu’il mourut, dans des circonstances restées inconnues, à l’été de 1700 ? On n’en sait rien et, malgré d’actives recherches, on n’a pas encore découvert le lieu de sa sépulture.
Ainsi prit fin, entre le 4 mai et le 15 septembre 1700, la remarquable carrière de cet explorateur ; son éducation poussée, sa culture, la variété de ses talents autant que son courage et son ambition ont fait de lui l’un des fils les plus grands et les plus illustres de son pays. Né en Nouvelle-France, formé dans ses institutions, Jolliet connut, de son vivant, une renommée internationale : en France, en Espagne, en Italie, en Hollande, en Allemagne, en Angleterre, des ouvrages célébrèrent son nom et la découverte du Mississipi. Sans conteste, le Canadien Louis Jolliet est l’une des plus authentiques et des plus parfaites réussites de cette bâtisseuse d’hommes que fut la Nouvelle-France.
Acte de baptême de Louis Jolliet (21 sept. 1645), et son acte de mariage avec Claire-Françoise Bissot (Québec, 7 oct. 1675), RAPQ, 1924–25 : 198, 224 (reproductions photographiques).— AJQ, Greffe de Romain Becquet, 7 mai 1666, 1er oct. 1675, 9 mai 1679, 16 avril 1680 ; Greffe de Pierre Duquet, 2 nov. 1676, 9 fév. 1679 ; Greffe de François Genaple, 14 mars 1680 ; Greffe de Gilles Rageot, 21 avril 1669, 1er et 3 oct. 1672, 23 avril 1676, 2 mai 1676, 4 déc. 1676, 17 avril 1680.— APQ, Ins. Cons. souv., II : 3.— Contrat de mariage de Louis Jolliet et de Claire-Françoise Bissot (1er oct. 1675), RAPQ, 1924–25 : 240 (reproduction photographique).— Correspondance de Frontenac,RAPQ, 1926–27, 1927–28, et 1928–29 : passim.— Correspondance de Talon,RAPQ, 1930–31 : passim.— [Claude Dablon], Voyages du P. Jacques Marquette, 1673–75, dans JR (Thwaites), LIX : 85–211.— JJ (Laverdière et Casgrain), 330, 345.— [Louis Jolliet], Journal de Louis Jolliet allant à la descouverte de Labrador, 1694, éd. Jean Delanglez, RAPQ, 1943–44 : 147–206.— JR (Thwaites), passim.— Jug. et délib., passim.— Ord. comm. (P.-G. Roy), I : 322s.— P.-G. Roy, Inventaire de pièces sur la côte de Labrador conservées aux Archives de la province de Québec (2 vol., Québec, 1940–42), I : 3–9.— Recensement de 1666.— Delanglez, Jolliet.— Ernest Gagnon,Louis Jolliet, découvreur du Mississipi et du pays des Illinois, premier seigneur de l’île d’Anticosti (Montréal, 1946) ; Où est mort Louis Jolliet ?BRH, VIII (1902) : 277–279.— Godbout, Nos ancêtres, RAPQ, 1951–53 : 459.— Amédée-E. Gosselin, Jean Jolliet et ses enfants, MSRC, XIV (1920), sect.i : 65–81.— Lionel Groulx, Notre grande aventure : l’empire français en Amérique du Nord (1535–1760) (Montréal et Paris, [1958]), 139–174.— Pierre Margry, Louis Jolliet, RC, VIII (1871) : 930–942 ; IX (1872) : 61–72, 121–138, 205–219.— Adrien Pouliot et T.-Edmond Giroux, Où est né Louis Jolliet ? BRH, LI (1945) : 334–346, 359–363, 374.
Bibliographie de la version révisée :
Bibliothèque et Arch. nationales du Québec, Centre d’arch. de Québec, CE301-S1, 21 sept. 1645, 7 oct. 1675 ; CN301-S13, 1er oct. 1675.
CAVELIER DE LA SALLE, RENÉ-ROBERT,
explorateur, fondateur de Lachine, seigneur de Cataracoui, découvreur des bouches du Mississipi, né à Rouen (Normandie) le 21 novembre 1643 de Jean Cavelier, mercier grossiste, et de Catherine Geest, assassiné le 19 mars 1687 au Texas.
Baptisé à la paroisse Saint-Herbland, René-Robert fut élevé dans le même quartier que Pierre Corneille, à cinq minutes à peine de la demeure du grand dramaturge. Il était issu d’une famille riche de la haute bourgeoisie de province, et le nom de La Salle, qu’il devait plus tard rendre célèbre, était celui d’une terre que ses parents possédaient à proximité de Rouen.
Il étudia au collège des Jésuites de sa ville natale jusqu’en 1658, année où il entra au noviciat de la Compagnie de Jésus, à Paris. Il allait passer neuf ans dans cet ordre. Ayant prononcé ses vœux en 1660, il fit deux années de logique et de physique à La Flèche, études qu’il ne compléta, par un an de mathématiques, qu’après avoir été professeur de cinquième à Alençon. Puis il enseigna de nouveau, à Tours et à Blois, de 1664 à 1666.
Apparemment, le jeune scolastique avait un constant besoin de changer d’occupation et de décor. « Inquietus » était le mot qu’on employait pour traduire son instabilité. Il s’ennuyait, se désintéressait de son travail, mais, malgré tout, faisait montre de dons certains, particulièrement pour les mathématiques. Par contre, ses supérieurs tenaient son jugement en assez piètre estime, n’ayant guère meilleure opinion de sa prudence. Ils lui trouvaient en outre un tempérament émotif et imaginatif, de même que farouche, autoritaire et colérique, peu propre à se plier à la rigidité de la règle. Le robuste et impétueux frère Cavelier, en dépit de ses efforts et de sa conscience scrupuleuse, était une force de la nature que l’on tentait vainement de maîtriser. Aussi, son indomptable vitalité, sa mobilité de caractère et son esprit d’indépendance, essaya-t-il de les sublimer, à l’âge de 22 ans, en demandant à deux reprises d’être envoyé en mission. Mais les autorités ne le jugèrent pas suffisamment préparé : sa théologie n’était pas terminée, sa formation religieuse demeurait insuffisante. Alors, en octobre 1666, il reprit ses études à La Flèche, pour réclamer bientôt la permission d’aller les poursuivre au Portugal dans le but de se préparer à son éventuel apostolat missionnaire. Il essuya un nouveau refus. N’y tenant plus, il se fit relever de ses vœux, en raison, dit-il, de ses « infirmités morales ». Le 28 mars 1667, les portes du couvent se refermèrent définitivement derrière lui.
Pour faire son entrée dans le monde, Cavelier dispose de peu de ressources pécuniaires. Son vœu de pauvreté l’a légalement exclu du nombre des héritiers de son père, décédé peu avant la sortie du jeune homme de chez les Jésuites, et il ne possède qu’une modeste rente. De plus, il est sans profession. Cependant, son goût de bouger, de voir des horizons toujours nouveaux ne l’a pas abandonné. Lui qui a un oncle dans la Compagnie des Cent-Associés et un frère sulpicien à Montréal, il a grandi, par surcroît, dans une ville toute tournée vers le Canada, située dans un archidiocèse dont dépend l’Église de la Nouvelle-France. Un tel contexte ne peut que l’inciter à passer en Amérique. Il ne perd pas de temps et arrive dans la colonie entre juin et le début de novembre 1667. Les Sulpiciens lui concèdent une seigneurie dans l’île de Montréal.
Le 9 janvier 1669, après s’en être assez peu occupé, La Salle vend la majeure partie du fief de la côte Saint-Sulpice à ses premiers propriétaires, qui le lui ont donné gratuitement. L’argent retiré de la transaction va lui aider à satisfaire le démon de l’aventure qui l’habite, l’appétit de gloire qui le dévore. Son rêve est de découvrir l’Ohio « pour ne pas laisser à un autre l’honneur de trouver le chemin de la mer du Sud, et par elle celuy de la Chine. » Les plans de La Salle pouvant se concilier avec les desseins d’évangélisation du sulpicien Dollier* de Casson, le gouverneur prie les deux hommes de faire équipe. Cependant, le supérieur des Sulpiciens redoute que l’humeur de La Salle, « qu’on connoissoit assez légère », ne lui fasse abandonner l’expédition « à la première fantaisie ». Aussi permet-il au diacre Bréhant de Galinée, qui a « quelque tincture de mathématique et assez pour bâtir tellement quellement une carte », de se joindre à l’entreprise.
La Salle se défait de ses biens fonciers de Montréal, où il ne conserve que sa maison, comme comptoir de traite, et quitte Ville-Marie au commencement de juillet 1669 avec une flottille de neuf canots. Dès le début, le voyage s’annonce pénible, car La Salle y est assez peu préparé, et ses compagnons pas tellement davantage. Ils sont tous plus ou moins novices dans l’art de survivre en forêt, n’ont pas de guide, et si Galinée, de son propre aveu, est un cartographe médiocre, La Salle n’est pas meilleur en astronomie. Enfin, ils ne pourront communiquer avec les Iroquois, chez qui ils se dirigent, autrement que par le truchement d’un Hollandais qui maîtrise peu le français. « M. de La Salle, raconte Galinée, qui disoit entendre parfaitement les Iroquois et apprendre d’eux toutes ces choses par la connoissance parfaite qu’il avoit de leur langue, ne la sçavoit point du tout et s’engageoit à ce voyage presque à l’estourdie, sans savoir quasi où il alloit. »
De peine et de misère, on parvient au lac Ontario le 2 août et aux abords du pays des Tsonnontouans 6 jours après. Vers le 10, des Amérindiens, en délégation, viennent rencontrer les Français à une rivière nommée Karongouat. La Salle, Galinée et quelques hommes acceptent de les suivre jusqu’à leur village (situé où se trouve aujourd’hui Boughton Hill, N. Y.) dans l’espoir d’obtenir un guide pour le pays de l’Ohio. Les Tsonnontouans tiennent un grand conseil – où La Salle avoue son ignorance de leur langue – et, tout en ne refusant pas ouvertement leur collaboration aux Français, les indigènes allèguent des prétextes pour la différer. Ils ne voient pas d’un bon oeil, semble-t-il, ces Français s’en aller chez leurs ennemis. Ils s’emploient même, en secret, à décourager l’interprète hollandais. Finalement, ils font tant et si bien que les explorateurs demeurent immobilisés pendant un mois, inquiets de se trouver dans le voisinage des parents d’un capitaine tsonnontouan assassiné en juin par des soldats de la garnison de Montréal. Mais l’arrivée d’un voyageur en route pour la rive nord du lac Ontario les tire d’embarras. Il s’agit d’un Iroquois qui, retournant à son village de Ganastogué, offre d’y conduire les Blancs. Il leur promet qu’ils y trouveront facilement un guide pour les mener à l’Ohio par le lac Érié, voie plus commode, assure-t-il, que celle du pays des Tsonnontouans. Parvenu au fond de la baie de Burlington, La Salle est terrassé par la fièvre : « Quelques-uns », remarque naïvement, ou malicieusement, Galinée, « disent que ce fut à la veue de trois gros serpents à sonnette qu’il trouva dans son chemin montant à un rocher ». Puis, le 24 septembre, on se transporte à Tinaouataoua (à quelques milles au nord de Hamilton) où l’on va faire une rencontre décisive. Le frère de Louis Jolliet, Adrien, s’y trouve depuis la veille, de retour d’une mission aux Grands Lacs. Il décrit aux deux sulpiciens la route qu’il vient de parcourir depuis le pays des Outaouais où il a laissé ses hommes à la recherche d’une nation nombreuse non encore évangélisée, les Potéouatamis. Les missionnaires voient tout de suite dans cette tribu un champ d’apostolat qui leur permettra d’atteindre la région de la Belle Rivière (Ohio) par les Grands Lacs, chemin qui leur semble d’autant plus facile que Dollier et Galinée parlent l’outaouais.
Cependant, La Salle a d’ores et déjà perdu son enthousiasme. Il prend donc prétexte de son mauvais état de santé pour quitter, le 1eroctobre, Dollier et Galinée, et, dit-il, retourner à Montréal.
On s’interroge encore sur le mobile véritable de cette décision. Officiellement, l’explorateur était malade et craignait, en raison de son inexpérience et de celle de sa troupe, de passer l’hiver en forêt. Pourtant, si plusieurs de ses hommes retournèrent à Ville-Marie, La Salle, lui, continua de voyager.
En quelles régions ? Voilà la question qui a fait couler beaucoup d’encre et qui n’est pas la moins confuse de toute l’historiographie du Canada. On a prétendu qu’en 1669–1670, La Salle avait exploré l’Ohio. Bien plus, certains de ses admirateurs, se flattant d’offrir à la ville de Rouen l’honneur d’avoir été le berceau d’un conquistador à la Cortez, les Margry, Chesnel, Gravier et autres historiens de la même école sont allés jusqu’à soutenir que La Salle avait découvert le Mississipi avant Jolliet et le père Marquette, soit avant le 15 juin 1673. Le manque de rigueur de l’archiviste Pierre Margry dans l’édition des documents concernant son héros aurait favorisé l’élaboration et la pérennité de ce double mythe.
On sait très peu de choses certaines sur les déplacements de La Salle à l’époque qui nous occupe. Nicolas Perrot* dit l’avoir rencontré, au début de l’été 1670, chassant sur l’Outaouais (Ottawa) au-dessous du rapide des Chats, c’est-à-dire à plus de 700 milles, à vol d’oiseau, des rapides de Louisville, jusqu’où l’on voudrait que La Salle ait exploré l’Ohio. Cependant, ce témoignage n’est pas très probant, car Perrot est généralement en brouille avec la chronologie.
Quoi qu’il en soit, il est indubitable que La Salle revint à Québec, n’ayant découvert ni l’Ohio ni le Mississipi, entre le 18 août 1670, date du retour de Talon dans la colonie, et le 10 novembre suivant, date d’une lettre où Talon rapporte qu’il a envoyé La Salle du côté du Sud, pour trouver « l’ouverture au Mexique ». Par ailleurs, le 6 août 1671 et le 18 décembre 1672, on le retrouve à Montréal en quête d’argent, comme en font foi des actes déposés au greffe de Ville-Marie.
Puis, au début de 1673, le voici chez les Iroquois, occupé à préparer l’expédition que Frontenac [V. Buade] projette de faire au lac Ontario ; ce sont les Relations des Jésuites et une lettre du gouverneur qui nous l’apprennent.
Il ne reste donc que deux intervalles possibles où La Salle aurait pu faire la découverte de l’Ohio ou du Mississipi. Ces périodes sont comprises respectivement dans la dizaine de mois qui vont de l’automne 1670 au 6 août 1671, date où l’explorateur est à Montréal, et dans les 16 autres qui séparent cette dernière date du 18 décembre 1672, jour où il se trouve de nouveau à Ville-Marie. Or, aucun document de ces époques, du moins dans l’état actuel des connaissances, ne fournit le moindre indice de nature à laisser croire que La Salle ait pu découvrir, alors, l’un ou l’autre des cours d’eau en question.
Personne dans la colonie ne paraît en savoir quelque chose, pas même Dollier de Casson qui, dans l’été ou l’automne de 1671, relatant l’expédition du gouverneur de Rémy de Courcelle au lac Ontario, présente la découverte de l’Ohio comme un but encore à atteindre. Bien plus, Talon et Frontenac confient à Louis Jolliet, qui s’embarque à l’automne de 1672, la recherche du Mississipi.
La Salle semble avoir gardé le plus profond silence sur ses explorations de l’époque ; c’est même à l’insu de Talon qu’il fit son apparition d’août 1671 à Montréal, puisque, le 2 novembre de cette année, l’intendant déclarait que l’explorateur n’était pas rentré de son voyage. Pourtant, si La Salle avait à son crédit quelque découverte importante, il était de son intérêt de le publier hautement ; il était même de son devoir de le rapporter à Talon, puisque celui-ci l’avait chargé d’une mission officielle. La seule explication plausible de l’attitude de La Salle est qu’il n’avait trouvé ni l’Ohio ni le Mississipi.
C’est sur deux documents postérieurs que s’appuient principalement les tenants de la découverte des deux grandes artères fluviales par Cavelier de La Salle : le Récit d’un ami de l’abbé de Gallinée et le Mémoire sur le projet du sieur de la Salle pour la découverte de la partie occidentale de l’Amérique septentrionale entre la Nouvelle-France, la Floride et le Mexique. Ces textes furent rédigés par les deux éminences grises de La Salle qui, en Europe, s’agitaient dans les coulisses de la politique coloniale de la France. Le Récit est attribué à l’abbé Eusèbe Renaudot, petit-fils du fondateur de la Gazette de France, dont il devint lui-même, à son tour, l’éditeur. Orientaliste éminent, polyglotte et membre de l’Académie française, ce personnage d’une érudition renommée était très précieux à Louis XIV dans les relations du monarque avec Rome, l’Angleterre et l’Espagne. Sa passion pour les sciences, dont la géographie, son zèle religieux teinté de jansénisme et hostile aux Jésuites, le désignaient pour devenir le protecteur de La Salle, explorateur en perpétuel conflit avec les fils de Loyola.
Le Récit, qui n’est pas, il faut le noter, un document original, mais une copie dont on ignore l’auteur et la date, est un compte rendu de prétendues conversations tenues en 1678, à Paris, entre La Salle et Renaudot, en présence d’amis. Malgré les garanties de véracité par lesquelles le savant ecclésiastique essaie de l’étayer, son texte ne laisse pas d’être suspect. D’abord, son objectivité est fort douteuse, car il provient d’une collection de manuscrits antijésuites et constitue lui-même, en grande partie, un pamphlet contre les Jésuites du Canada. En outre, on peut difficilement prendre au sérieux un document basé sur les descriptions géographiques les plus invraisemblables.
L’abbé Claude Bernou, à qui on doit le Mémoire (présenté à la cour en 1677), n’apporte pas un témoignage plus valable, puisque fondé sur une chronologie peu rigoureuse et des détails géographiques inexacts. D’ailleurs, il ne fait qu’affirmer vaguement : « L’année 1667 et les suivantes, il [La Salle] fit divers voyages avec beaucoup de despenses, dans lesquels il descouvrit le premier beaucoup de pays au sud des grands lacs, entr’autres la grande rivière d’Ohio. »
L’abbé avait de bonnes raisons de vouloir attribuer semblable découverte à La Salle. En plus d’être membre de la coterie de Renaudot, qui groupait plusieurs personnes influentes affichant la plus grande curiosité pour les explorations au Nouveau Monde et soutenant le parti des Récollets adversaires de la Société de Jésus, Bernou (qui remplissait lui aussi des missions diplomatiques occasionnelles) avait des ambitions personnelles précises que le succès de La Salle pouvait favoriser. Le prêtre, en effet, désirait, de son propre aveu, devenir l’agent rémunéré de l’explorateur, et rêvait même d’un épiscopat dans les territoires dont La Salle était susceptible d’enrichir le royaume de France.
Cependant, Bernou dut faire marche arrière en 1685. Au cours d’une polémique avec Mgr de Saint-Vallier [La Croix*] qui revendiquait pour le diocèse de Québec la région du golfe du Mexique, où La Salle était parti fonder un établissement, Bernou écrivit en toutes lettres : « Il est vrai que le pere Marquette a decouvert le 1er la Rivière de Mississipi mais il n’y a fait que passer ».
Parmi les autres arguments utilisés dans cette controverse par les supporteurs de La Salle, un des plus sérieux semblerait être la preuve cartographique. En effet, deux cartes attribuées à Louis Jolliet indiquent le cours de l’Ohio et comportent, sous le tracé de la rivière, les inscriptions respectives suivantes : « Route du Sieur de la Salle pour Aller dans le Mexique » et « Riviere par ou descendit le Sieur de la Salle au sortir du Lac Erie pour aller dans le Mexique. » On a vu là une admission tacite de Jolliet lui-même de la découverte de l’Ohio par La Salle. Mais, d’après des recherches scientifiques approfondies, notamment celles du père Jean Delanglez, il s’agirait, dans les deux cas, d’interpolations étrangères à Jolliet, la première d’origine inconnue, la seconde de la main de Bernou lui-même.
Enfin, une lettre de La Salle du 29 septembre 1680 devrait suffire à clore le débat. On y voit assez clairement qu’à cette époque l’explorateur ignorait encore presque tout du fleuve Colbert (Mississipi), d’après les questions élémentaires qu’il avoue avoir posées aux Illinois à son sujet.
À l’automne de 1673, La Salle revint à Montréal. La colonie était alors le théâtre d’une tragi-comédie dont les protagonistes aux prises étaient Perrot, gouverneur de Montréal, l’abbé de Fénelon [V. Salignac] et Frontenac. La Salle y joua aux côtés du gouverneur de la Nouvelle-France, dont il se fit le véhément supporteur, un rôle voisin de celui du valet de comédie. Les deux personnages, semble-t-il, avaient tout pour s’entendre : leurs personnalités étaient également fortes, mais d’une façon complémentaire, leurs intérêts respectifs pouvaient se servir mutuellement et ils partageaient la même antipathie pour les Jésuites.
La Salle n’allait pas tarder à bénéficier de son alliance avec Frontenac. Grâce à son puissant protecteur, le découvreur parvint, lors d’un voyage en France, en 1674–1675, à se faire concéder le fort Cataracoui (aujourd’hui Kingston), qu’il rebaptisa Frontenac, et même des lettres de noblesse pour lui et sa postérité. La Salle, qui nourrissait des desseins d’empire, savait bien quel parti il pourrait tirer d’un poste sur le lac Ontario, qui, selon l’intendant Talon, pouvait donner « les premières ouvertures vers la Floride par le travers des terres. »
Pourtant, le fort Frontenac ne lui suffit pas. En 1677, il retourna à la cour pour demander l’autorisation de faire, à ses frais, « deux establissements […] l’un à l’entrée du lac Erié, l’autre à la sortie de celuy des Illinois [Michigan] ; la seigneurie des terres qu’il descouvrira et qu’il peuplera,[…] la propriété de toutes les terres défrichées que les Sauvages abandonneront de leur bon gré, comme ils font quelquefois, et la qualité de gouverneur dans lesdits pays ». En dépit de ses détracteurs, aux yeux de qui ses ambitions démesurées l’assimilaient à un fou « tout juste bon à mettre aux Petites-Maisons », l’explorateur, grâce à sa force de persuasion et aux bons offices de Bernou et Renaudot, obtint du roi, le 12 mai 1678, la permission de découvrir la partie ouest de l’Amérique du Nord comprise entre la Nouvelle-France, la Floride et le Mexique.
Le 15 septembre suivant, La Salle arrivait à Québec avec une trentaine d’artisans, matelots et gentilshommes, dont Dominique La Motte de Lucière et le chevalier Henri Tonty*, qui allait être l’homme de confiance de l’explorateur et son lieutenant infatigable dans ses entreprises. Pressé de se mettre à l’œuvre, La Salle, en compagnie de Tonty et de quelques hommes, aux environs de Noël, rejoignit, à la rivière Niagara, La Motte qu’il avait envoyé précédemment en éclaireur, avec le père Hennepin* et une petite troupe de Français, pour préparer la construction d’une barque en amont de la cataracte.
Dès janvier, le bateau est mis en chantier, et les travaux du fort que l’on nommera Conti commencent. En raison de fâcheux contretemps, La Salle se voit forcé de retourner immédiatement, à pied et dans les pires conditions, au fort Frontenac, d’où il ne revient qu’à la fin de juillet.
Durant son absence, en dépit des circonstances les plus défavorables, on est parvenu à terminer un bâtiment d’environ 45 tonneaux armé de 7 canons. Le Griffon – ainsi baptisé en l’honneur des armoiries de Frontenac – est lancé le 7 août 1679. La Salle a à son bord, outre un pilote et une trentaine d’hommes, les pères Hennepin, Membré et de La Ribourde. Après 20 jours d’une navigation extrêmement périlleuse, il atteint le détroit entre les lacs des Hurons et Michigan et débarque à la mission Saint-Ignace de Michillimakinac. Le 12 septembre, il met le cap sur la baie des Puants (Green Bay). De là, au mépris de l’interdiction explicite que lui a faite le roi de pratiquer « aucun commerce avec les Sauvages appelés Outaouacs et autres qui apportent leurs castors et autres pelleteries à Montréal », il renvoie le Griffon à Niagara chargé d’une cargaison de fourrures considérable, en plus de marchandises destinées à être entreposées à Michillimakinac jusqu’au retour de l’explorateur qui doit, avec l’approche de l’hiver, poursuivre sa route en canot.
La Salle part, le 19 septembre 1679, avec 14 hommes et 4 embarcations. Au milieu du vent et de la tempête, il se dirige vers le sud du lac Michigan pour s’arrêter, le 1er novembre, à l’embouchure de la rivière des Miamis (Saint-Joseph), où il a rendez-vous avec Tonty. L’endroit étant propice, il y fait construire un fort de 40 pieds sur 30 et décide de faire venir le Griffon de Michillimakinac. Cependant, là-bas, personne n’a vu la barque, annonce Tonty qui survient à la rivière Saint-Joseph le 20. Alors, La Salle repart inquiet, le 3 décembre, avec des effectifs doublés, laissant des instructions pour le Griffon au cas où il apparaîtrait. Il remonte d’abord la rivière, puis passe à la Téatiki (Kankakee), qui le conduit à la rivière des Illinois.
Le 5 janvier 1680, l’expédition arrive au village illinois de Pimitéoui, à proximité de la ville actuelle de Peoria. La Salle expose aux Amérindiens son projet de construction d’un fort et d’une barque dans les environs, en les assurant de ses bonnes intentions. Ses interlocuteurs acquiescent volontiers. Mais la visite d’un chef mascouten les fait bientôt changer d’attitude. Ils se laissent persuader de la mauvaise foi de l’explorateur qu’ils croient être un allié dangereux de leurs mortels ennemis, les Iroquois. Aussi font-ils tout ce qu’ils peuvent pour le détourner de son dessein d’exploration du Mississipi, en essayant d’effrayer les Français par la description de dangers fictifs qui les attendent sur le fleuve. Impressionnés, six ouvriers précieux abandonnent la troupe et filent à l’anglaise. Mais malgré tout, le 15 janvier, à distance prudente du village amérindien, La Salle s’attaque à la construction du fort qui sera nommé Crèvecœur, par allusion aux multiples déboires de l’explorateur qui n’en est pourtant encore qu’au début de ses ennuis.
Après avoir envoyé, le 29 février, le père Hennepin et deux compagnons en avant-garde vers le haut Mississipi, La Salle, qui par suite de la disparition de sa première barque manque des agrès nécessaires à l’équipement d’une nouvelle, décide de partir à la recherche du Griffon. Les intempéries du printemps et ses alternatives de gel et de dégel décuplent les difficultés d’une pareille aventure. À partir du 18 mars, La Salle et les cinq hommes qui font route avec lui doivent abandonner leur canot pour poursuivre leur voyage à pied. Six jours plus tard, ployant sous le fardeau de leur équipement, ils parviennent au terme d’un trajet total de 275 milles : le fort de la rivière Saint-Joseph. N’y trouvant aucun renseignement sur le sort du Griffon, La Salle continue en direction du lac Érié « dans des bois tellement entrelacez de ronces et d’espines qu’en deux jours et demy, lui et ses gens eurent leurs habits tout déchirez et le visage ensanglanté et découpé de telle sorte qu’ils n’estoient pas reconnoissables. » En cours de route, certains de ses compagnons tombent malades. Pour les transporter, on fabrique des embarcations de fortune, et, tantôt en raquette, tantôt au fil de l’eau, on atteint Niagara le 21 avril 1680. Comme récompense de ses efforts surhumains, La Salle y découvre le fort brûlé et apprend la perte, dans le golfe Saint-Laurent, d’un navire qui lui apportait pour plus de 20 000 francs de marchandises. Mais, inébranlable, l’explorateur trouve suffisamment de courage pour se rendre au fort Frontenac où, le 6 mai, il achève « un voyage de près de cinq cents lieues et le plus pénible que jamais aucun François ait entrepris dans l’Amérique. »
Puis il se hâte vers Montréal pour régler des questions d’argent et revient bientôt à Cataracoui, plus endetté que jamais. Le 22 juillet, deux envoyés du chevalier de Tonty, demeuré à Crèvecœur avec les pères Membré et de La Ribourde, apportent la nouvelle du saccage et de la désertion du fort par l’équipe qu’on y avait laissée. Cette véritable catastrophe menace sérieusement le succès des explorations de La Salle en pays illinois. Mais il ne perd pas son temps en vaines doléances. Quand il entend dire que plusieurs d’entre eux sont en route pour venir tuer leur maître, après avoir pillé au passage tous les postes où se trouvaient ses marchandises, La Salle s’embarque sur le lac Ontario pour courir sus aux déserteurs. Posté en embuscade dans la baie de Cataracoui, il les capture au début d’août.
Puis, le 10 de ce mois, il entreprend avec 25 hommes une seconde expédition chez les Illinois. C’est chemin faisant qu’il perdra définitivement tout espoir de revoir le Griffon : au rapport de certains Potéouatamis, une tempête a bel et bien fait sombrer la barque, engloutissant dans le lac Michigan une valeur de 10 000 écus.
Donc, la flottille franchit le lac Ontario pour, en empruntant l’Humber, le lac Simcoe, la rivière Severn et la baie Georgienne, parvenir au saut Sainte-Marie le 16 septembre. La Salle quitte la mission le lendemain en direction de Michillimakinac, où il croit pouvoir savoir ce qu’est devenu Tonty, demeuré sans secours en un territoire que les Iroquois sont partis attaquer. Mais c’est peine perdue : on est sans nouvelles du lieutenant de l’explorateur. Celui-ci, rempli d’appréhensions, se hâte alors vers le fort Saint-Joseph, puis vers Pimitéoui.
Le 1er décembre, il arrive à un village illinois qui a été détruit et dont les habitants ont été massacrés par les Iroquois. La Salle cherche vainement des traces du brave Tonty parmi les décombres et les cadavres horriblement mutilés. Une trentaine de lieues plus loin, le spectacle des ruines du fort Crèvecœur et de la barque inachevée n’est guère plus encourageant. De plus en plus anxieux, La Salle continue la descente de la rivière des Illinois jusqu’au Mississipi, rencontrant en chemin d’autres vestiges de carnages, mais toujours pas de trace de Tonty.
Il revient alors sur ses pas jusqu’au fort Saint-Joseph, qu’il atteint à la fin de janvier 1681. Là, des renseignements qu’il obtient, il déduit que c’est le canot de Tonty qui a été aperçu passant devant Michillimakinac. La Salle y dépêche aussitôt deux hommes porteurs d’une lettre pour son ami.
Pendant ce temps, lui-même va tenter, par diverses négociations, d’amener les Miamis et les Illinois à s’allier contre les Iroquois pour assurer la sécurité des établissements français qu’il projette toujours de fonder dans la région.
Au début de mars, des Outagamis (Renards) révèlent que Tonty a hiverné chez les Potéouatamis. La Salle lui envoie des messagers pour lui fixer rendez-vous à Michillimakinac en mai. D’ici là, infatigable, il va reprendre ses courses entre les tribus qu’il veut réconcilier. Puis, à la fin de mai, il rejoint enfin son homme de confiance qui lui narre ses pénibles aventures au cours desquelles le père de La Ribourde a été assassiné par des Amérindiens.
La Salle se rend ensuite en toute diligence à Montréal, où le mande Frontenac. Il profite de l’occasion pour rédiger, le 11 août 1681, un testament en faveur de son principal créancier – il en a toute une meute à ses trousses –, son cousin François Plet. Et le voilà qui repart, fermement résolu de parvenir, cette fois, jusqu’aux bouches du Mississipi.
Pendant ce temps, à Québec, l’intendant Jacques Duchesneau qui, un an plus tôt, jour pour jour, dénonçait au ministre le commerce illégal de La Salle avec les Outaouais, accuse cette fois l’explorateur, dans une lettre à la cour datée du 13 novembre 1681, d’avoir, par son attitude provocante envers eux, excité les Iroquois à la guerre contre les Illinois.
Le 19 décembre, La Salle était de retour à la rivière Saint-Joseph, où l’attendait Tonty. Environ un mois plus tard, l’expédition, qui comptait 23 Français et 18 Amérindiens, se trouvait au fort Crèvecœur. Le 6 février 1682, elle arrivait au confluent du Mississipi sur les eaux duquel, une semaine plus tard, la dispersion des glaces permit enfin de pousser les canots. Au bout de six lieues, on « cabana » sur la rive droite, à proximité de l’embouchure du Missouri. Puis on se remit en route, pagayant, chassant et s’émerveillant des richesses de la nature. Vers le cinquième jour, sur le soir, on découvrit, à gauche, les eaux tumultueuses de l’embouchure de l’Ohio, cette fameuse « Belle Rivière » qui avait tellement préoccupé La Salle. Une autre halte se fit aux environs de la ville actuelle de Memphis. On dut y attendre, durant une dizaine de jours, un membre de l’expédition qui s’était égaré en allant à la chasse. Pendant qu’on le recherchait, La Salle fit construire un fort qu’il nomma Prud’homme, patronyme du malheureux armurier [fils de Louis Prud’homme] qui fut retrouvé affamé et flottant à la dérive sur un morceau de bois.
La Salle et sa troupe « décampèrent » le 5 mars. Le 12, alerte : des cris de guerre retentirent sur la rive droite du Mississipi, accompagnés d’un roulement de tambour menaçant. Il s’agissait d’Arkansas alarmés à la vue des canots français. On eut tôt fait de les rassurer et de fumer avec eux le calumet de paix. Les Peaux Rouges firent fête aux Visages Pâles qu’ils ravitaillèrent somptueusement. La Salle, avec toutes les cérémonies d’usage, prit possession du territoire au nom du roi de France.
S’arrachant aux effusions des affectueux indigènes qui leur passaient la main sur le corps en guise de caresses, les Français se rembarquèrent, pourvus de deux guides. Une quinzaine de lieues plus loin, ils atteignirent l’embouchure de la rivière Arkansas, terme du voyage de Jolliet et Marquette en 1673. Le pays des loutres faisait place à celui des crocodiles. Le 22 mars, le campement se fit chez les Taensas, auxquels, écrivit Tonty, on pouvait reconnaître « une partie des qualitez que possèdent les gens policez. » C’est avec un protocole spectaculaire que ces indigènes d’une beauté remarquable reçurent leurs visiteurs, qu’ils comblèrent en outre de présents.
Puis ce furent les Coroas, voisins des Natchez, qui les accueillirent dans leur village et leur révélèrent qu’ils n’étaient plus qu’à dix jours de l’océan. L’expédition repartit à Pâques, pour arriver, enfin, en vue de la mer le 6 avril.
Le lendemain, La Salle, Tonty et Jacques Bourdon d’Autray entreprirent l’exploration du delta du Mississipi. Et le 9 avril 1682, probablement près de l’endroit nommé aujourd’hui Venice, ce fut la prise de possession solennelle de la Louisiane. La Salle, vêtu d’écarlate galonnée d’or – où les fastes du Grand Siècle n’allaient-ils pas se nicher ! – , au son d’hymnes triomphants et de salves de mousqueteries, érigea une croix puis une colonne portant les armes de Sa Majesté Très Chrétienne et enterra une plaque de cuivre gravée d’inscriptions. D’une voix sonore, il lut le procès-verbal énumérant les territoires qui passaient ainsi sous la domination de la couronne de France. Enfin, le document fut contresigné par 12 des personnes présentes.
Mais l’homme ne vivant pas que de gloire et de fanfares, fût-il un Cavelier de La Salle, les Français souffrent de la disette, n’ayant à se mettre sous la dent que des pommes de terre et du crocodile. Ils se résignent donc, malgré l’humeur inhospitalière des Quinipissas, dont ils ont reçu les flèches, aux abords des bouches du Mississipi, à aller se ravitailler chez ces barbares. La remontée du fleuve pour le retour au Canada commence le 10 avril. Cinq jours plus tard, La Salle obtient une petite quantité de maïs, mais au prix d’une escarmouche avec les peu commodes Quinipissas. La présence suspecte de quelques-uns d’entre eux chez les Coroas, où les Français arrivent le 29, incite La Salle à se hâter vers la région des Taensas. On s’y restaure de nouveau copieusement, on y fait amples provisions et on se rembarque en grandes pompes le 3 mai.
De plus en plus pressé, La Salle prend les devants jusqu’aux Arkansas, laissant Tonty derrière lui avec une partie de l’équipe. À la fin de mai, le fidèle lieutenant rejoint au fort Prud’homme, chez les Chicachas, son chef tombé gravement malade. L’explorateur l’expédie au fort Saint-Joseph avec mission d’écrire au gouverneur pour lui relater la découverte. La Salle, lui, retrouve tout juste assez de force pour reprendre la route vers le 15 juin. Un mois plus tard, il est à Crèvecœur et de là, encore convalescent, se rend au lac Michigan par voie de terre. Puis il vogue vers le fort Saint-Joseph pour entreprendre ensuite une marche de 120 lieues jusqu’à Michillimakinac, où Tonty l’accueille en septembre 1682. N’étant pas suffisamment rétabli pour aller rendre compte de sa découverte en France, La Salle ne pousse pas plus loin et se borne à rédiger des dépêches dont le père Membré doit se charger. Il écrit, notamment, au gouverneur de la Nouvelle-France pour lui demander de l’aide, au moment même où le successeur de Frontenac, Joseph-Antoine Le Febvre de La Barre, débarque dans la colonie.
Le 30 décembre, il retourne à la rivière des Illinois, en amont de la ville actuelle de La Salle. Cet endroit a été choisi par le découvreur pour la construction d’un fort sur un rocher quasi inaccessible. Le fort Saint-Louis, qui va grouper sous sa protection les Miamis, les Illinois et les Chaouanons, est terminé en mai 1683.
C’est précisément le 10 de ce mois que le roi envoie à l’intendant de Meulles* des instructions où il se révèle opposé aux nouvelles entreprises de découvertes, ne consentant qu’à laisser achever celle de La Salle.
De son côté, celui-ci, devant l’imminence d’une attaque iroquoise, réitère auprès de La Barre ses appels au secours. Il ignore l’hostilité de ce gouverneur qu’il n’a même encore jamais rencontré. Le découvreur qui, depuis le début de sa carrière, avec une persistance proche de l’obsession paranoïaque, ne cesse de se croire victime de noirs complots ourdis contre ses entreprises et même sa vie, par des ennemis – tantôt commerçants, tantôt jésuites – qu’il gêne par ses explorations et ses établissements, le découvreur ne se doute pas de ce qui se trame contre lui au Canada. La Barre, pour des motifs pécuniaires, a rallié le parti des marchands qui voient en La Salle un concurrent dangereux dans la traite des pelleteries. Aussi allègue-t-il le prétendu abandon du fort Frontenac par La Salle, l’automne précédent, pour relever François Dauphin* de La Forest du commandement que l’explorateur lui avait confié et faire du fort un instrument de négoce aux mains de Jacques Le Ber* et de Charles Aubert* de La Chesnaye. Et, lorsque La Salle, en août 1683, quitte le fort Saint-Louis dans l’intention d’aller présenter à la cour le compte rendu de sa découverte, il n’a pas fait 15 lieues qu’il se trouve nez à nez avec le chevalier Henri de Baugy*. Cet officier, sur l’ordre de La Barre, vient prendre charge du fort et renvoyer La Salle auprès des autorités de la colonie. La Barre se justifie, cette fois, en faisant écho à une ancienne plainte de Duchesneau : La Salle, par ses relations imprudentes avec les ennemis des Cinq-Nations, compromet les pourparlers de paix entre les Français et les Iroquois. Par surcroît, au ministre, La Barre ne craint pas d’écrire « du sieur de La Salle que la teste luy a tourné ; qu’il a esté assez hardy pour [lui] donner avis d’une descouverte fausse ». Mais l’explorateur, qui n’est jamais en reste lorsqu’il s’agit d’accusations, soutiendra, avant de repasser dans la métropole, que La Barre, lors de son assemblée avec les Iroquois tenue à Montréal le 14 août 1683, a permis aux Amérindiens, en réponse à leurs récriminations contre La Salle, de « le tuer et les peuples qui se sont réunis près de son fort, sans que cela tirast à conséquence » ! Évidemment, La Barre se défendra vigoureusement.
De toute façon, c’est avec un crédit sensiblement à la baisse que La Salle, de son plein gré, mais aussi sur l’ordre du gouverneur, monte à bord du Saint-Honoré, qui le dépose à La Rochelle peu avant Noël.
À peine a-t-il touché le sol de France que le découvreur, en vue de fonder une colonie chez les Taensas, tente de former une compagnie de marchands. Devant l’évidente inutilité de ses efforts, il décide de changer son fusil d’épaule.
Il sait bien qu’il ne peut guère compter sur l’aide du roi qui, le 5 août précédent, écrivait à La Barre que « la descouverte du sieur de La Salle est fort inutile [et qu’] il faut dans la suite empescher de pareilles entreprises ». L’explorateur se laisse donc persuader de faire servir à ses propres fins un projet présenté à la cour le 18 janvier 1682 par Bernou. En raison de ses ambitions personnelles, l’intrigant abbé a toujours eu à coeur l’expansion coloniale de son pays. Il a donc proposé au ministre la fondation d’un établissement dans le golfe du Mexique à l’embouchure du Rio Bravo (Rio Grande) pour, notamment, permettre la conquête de la Nouvelle-Espagne et de ses mines par le comte Diego de Peñalossa, ancien gouverneur du Nouveau-Mexique qui, fuyant l’Inquisition, est venu mettre son épée au service de la France. Bernou, semble-t-il, dès avant l’arrivée de La Salle dans la métropole, songeait à l’utiliser pour la réalisation de son plan. En effet, le récit de l’expédition de 1682, rédigé par le père Membré, et la Relation officielle de la découverte du delta du Mississipi remise à la cour en 1683 (que certains attribuent au même auteur) ont été, comme le démontre Delanglez, remaniés par Bernou ou un autre membre de sa coterie pour faire coïncider plus ou moins la description de la vallée du Mississipi avec celle du Rio Bravo, dont l’abbé avait vanté au roi les multiples avantages.
La Salle va donc rendre attrayant aux yeux du roi son projet d’établissement en Louisiane en présentant la colonie qu’il veut fonder comme la base idéale pour l’invasion de la Nouvelle-Biscaye. Pour ce, il consent à falsifier la géographie du Mississipi. Il fait exécuter des cartes où le fleuve Colbert, comme il appelle le Mississipi, dévie de 250 lieues vers l’Ouest de sa course réelle, pour déboucher dans le golfe à proximité du Nouveau-Mexique. On ne peut ici, à la décharge de l’explorateur, plaider l’erreur involontaire : même s’il a perdu sa boussole chez les Illinois, il est trop bon observateur – il l’a déjà prouvé – pour se leurrer à ce point sur la direction générale du cours du Mississipi. Pierre Le Moyne* d’Iberville notera plus tard : « M. de La Salle, quoyque homme qui passoit pour habile, a marqué le bas du Mississipi, sur la carte qu’il a faite, par 273 degrés […] Je crois que cela vient de la grande envie qu’il avoit de se voir près des mines du Nouveau-Mexique, et engager par là la cour à faire des establissemens en ce pays, qui ne pourront par les suites qu’estre très-avantageux. » (Découvertes et Établissements des Français (Margry), IV : 315.)
De plus, cette fois à l’insu de Bernou, quatre mémoires dus à la plume, soit de La Salle, soit de Renaudot, soit d’un de leurs affidés, sont adressés à la cour au début de 1684. Ils démontrent comment peuvent se concilier, pour le plus grand bénéfice de la France, le dessein de La Salle et le plan Bernou-Peñalossa. Cette thèse est étayée par de flagrants mensonges et des exagérations fantastiques. Entre autres, pour allécher le ministre, on ne craint pas d’affirmer – alors que l’explorateur connaît mieux que personne les troncs d’arbres pétrifiés qui encombrent le delta du Colbert – que « le fleuve qu’il a descouvert est un excellent port, que les grands vaisseaux le peuvent remonter de plus de cent lieues dans les terres, et les barques plus de cinq cens ». On assure encore que La Salle peut facilement recruter, pour attaquer les Espagnols, une armée de 15 000 Amérindiens, en ayant déjà 4 000 à sa disposition autour du fort Saint-Louis-des-Illinois. Enfin, on précise l’endroit où le découvreur prétend pouvoir fonder un établissement : le confluent de la rivière Rouge et du Mississipi, c’est-à-dire dans un pays plein de marécages.
Peu sensible, semble-t-il, à l’aspect chimérique du projet qu’on lui soumettait, Seignelay se laissa séduire. Et le 10 avril 1684, tandis que M. Tronson, parlant de La Salle, écrivait à Dollier de Casson : « Le Roy l’a escouté, bien receu et contenté », Louis XIV ordonnait à La Barre de restituer le fort Frontenac à La Salle par l’intermédiaire de La Forest. Quatre jours plus tard, le roi octroyait à La Salle une commission pour commander dans tout le territoire compris entre le fort Saint-Louis-des-Illinois et la Nouvelle-Biscaye. Louis XIV accordait aussi, entre autres, 100 soldats entretenus à ses frais et commandés par 8 officiers et sous-officiers, un navire de guerre de 36 canons et d’environ 70 hommes d’équipage, nommé le Joly, ainsi que la Belle, barque de 60 tonneaux et 4 petits canons. Allaient compléter le convoi, l’Aimable, flûte de 180 tonneaux armée par un commerçant rochelais, et le Saint-François, petite caiche en partie frétée par l’intendant de Rochefort.
Dès le début des préparatifs de cette expédition vouée à la faillite la plus lamentable, les difficultés surgirent. La moindre ne fut pas la mésentente entre La Salle et Taneguy Le Gallois de Beaujeu, choisi par le roi pour commander le Joly. Les deux hommes étaient faits pour se déplaire. Le gentilhomme de vieille souche et le roturier fraîchement anobli pouvaient difficilement fraterniser. Bien plus, les frictions étaient inévitables entre le militaire habitué au commandement, marin réaliste et rompu à la navigation au long cours, et le civil inexpérimenté, dominateur et don Quichotte. Enfin, pour ajouter à la méfiance de La Salle envers son collègue, Mme de Beaujeu avait un confesseur jésuite !
La Salle et Beaujeu entrèrent donc en conflit sur chacun des points de l’organisation de l’entreprise : estimation de la durée du voyage, choix et quantité des vivres, arrimage, nombre des passagers et surtout, autorité et prérogatives respectives des deux chefs de l’expédition. La Salle, comme bien l’on pense, s’était fait donner la haute main dans toute l’affaire. Mais lorsque l’explorateur prétendit avoir droit à l’obéissance des soldats du roi non seulement à terre, mais même en mer, le capitaine protesta. Ce dernier voyait son rôle réduit à la direction de la manœuvre, sans plus. Les exigences de La Salle, au dire de Beaujeu, firent « grand bruit à Rochefort entre les officiers, chaqu’un disant que cela ne s’estoit jamais veu qu’un passager prétendist commander dans un vaisseau. » D’ailleurs, ajoutait-il sans se gêner, « il y en a très-peu qui ne le croient pas frappé. J’en ay parlé à des gens qui le connoissent depuis vingt ans. Tous disent qu’il a toujours esté un peu visionnaire ».
Aussi, l’obstination de La Salle à ne pas dévoiler à Beaujeu le secret de la destination du voyage ne pouvait qu’envenimer la situation. En plus d’être blessé dans son orgueil, le capitaine enrageait de ne pas savoir quels pilotes choisir. Pendant ce temps, les responsables du recrutement des soldats et des engagés enrôlaient n’importe quel gueux ou jouvenceau prêt à s’embarquer. Les préparatifs s’éternisaient et La Salle devenait hésitant, indécis et irritable. L’inquiétude le gagnait, sans doute, à mesure qu’il prenait davantage conscience de l’énormité de l’utopie que, à sa propre requête, Versailles l’envoyait tenter de réaliser. Le 2 août 1684, Beaujeu résumait ainsi la situation : « je vas dans un pays inconnu chercher une chose presque aussi difficile à trouver que la pierre philosophale, dans une saison avancée, chargé à morte-charge, avec un homme chagrin. »
Au moment où le capitaine s’exprimait de façon aussi désabusée, on avait levé l’ancre depuis neuf jours. Le convoi transportait au moins 320 personnes parmi lesquelles se trouvaient, outre les 100 soldats encadrés de 5 officiers et la quarantaine d’engagés et de valets, 6 missionnaires, dont les sulpiciens d’Esmanville et Jean Cavelier*, frère de La Salle, ainsi que les récollets Membré et Anastase Douay. Faisaient en outre partie du voyage, l’ingénieur Minet, neuf volontaires, dont Henri Joutel, bourgeois rouennais, auteur de la principale relation de l’expédition et bras droit de La Salle, environ huit marchands, et même quelques femmes et enfants. Par la faute de La Salle, le Joly qui était conçu pour un équipage de 125 personnes en avait 240 à son bord, sans parler des marchandises de l’entrepont, qui « occupoient les postes des soldats et matelots », les obligeant à « passer tout le voyage sur le pont d’en haut, le jour au soleil et la nuit à la pluye. »
Le beaupré du navire s’étant rompu dès le surlendemain du départ, on avait dû rebrousser chemin jusqu’à l’île d’Aix, pour ne reprendre la mer que le 1er août. Une semaine plus tard, la flottille doublait le cap Finisterre (au nord-ouest de l’Espagne). Puis, le 20, elle parvint à la hauteur de Madère, où Beaujeu proposa d’arrêter pour faire de l’eau. La Salle refusa, ce qui ne fit que détériorer davantage ses relations avec le commandant. Le 6 septembre, on franchit le tropique du Cancer. La Salle, qui, de toute évidence, se prenait très au sérieux, s’opposa à la traditionnelle cérémonie burlesque du baptême de la ligne. « Les matelots, asseurément, nous auroient volontiers tous tuez… », avoue Joutel.
Cependant, l’encombrement extraordinaire du Joly, la chaleur, la lenteur de la navigation et le manque d’eau potable ne tardèrent pas à produire leur effet. Une cinquantaine de personnes, La Salle compris, tombèrent malades. On décida donc, le 18, de se hâter vers Saint-Domingue. Pourtant, au lieu de s’arrêter à Port-de-Paix tel que convenu, Beaujeu, croyant peut-être pouvoir profiter d’un bon vent, cingla vers le Petit-Goave (aujourd’hui en Haïti) qu’il n’atteignit, hélas ! que dix jours plus tard. Peu après avoir touché terre, le découvreur fut pris d’un violent accès de fièvre et délira durant sept jours. « M. de La Salle, note Minet dans son journal, croyoit que tous ceux qu’il voyoit venoient lui faire son proces, disant qu’il avoit trompé M. de Seignelay ». Une fois rétabli, il se mit en quête d’argent – ses goussets étaient toujours vides – et de ravitaillement, et conféra avec les autorités officielles des Antilles françaises venues le rencontrer. Le 2 octobre, l’Aimable et la Belle, qui traînaient constamment de l’arrière, arrivaient enfin. Cependant, le Saint-François, encore moins rapide, ne paraissait toujours pas. Le 20 octobre, les appréhensions furent confirmées : la caiche, qui portait la majeure partie des vivres et des fournitures de l’expédition, avait été capturée par les Espagnols. C’était une lourde perte, dont La Salle attribua la responsabilité à Beaujeu. Puis le gouverneur de l’île de la Tortue ayant offert du secours à l’explorateur, celui-ci put presser les préparatifs de départ. Il était impatient de lever l’ancre, car les défections se multipliaient parmi ses hommes. Résolu à sauvegarder, au moins, ses propres effets, La Salle monta cette fois à bord de la flûte Aimable.
On appareilla dans la nuit du 25 novembre. En rangeant la côte sud de Cuba, la flottille parvint à l’entrée du golfe du Mexique vers le milieu de décembre. Les 27 et 28 de ce mois, on remarqua la couleur blanche de la mer et les fonds de « sable fin, grisâtre et vaseux » que révélaient les sondages : ce sont les caractéristiques du delta du Mississipi, visibles, aujourd’hui encore, jusqu’à environ 12 milles au large de la côte qui ne présente nulle part ailleurs ces particularités. Pour une fois, il semble bien qu’une bonne étoile avait guidé La Salle droit au but. Mais en vain. L’explorateur ne reconnut pas l’endroit où il se trouvait, car si on pouvait assez facilement, à cette époque, calculer une latitude avec justesse, il n’en allait pas de même pour la longitude. Par surcroît, les cartes marines de la région étaient toutes plus ou moins erronées, et La Salle avait fait une erreur de deux degrés en prenant la latitude de l’embouchure du Mississipi en 1682. L’explorateur se trompa donc encore une fois dans ses estimations, et, se croyant victime des courants du Gulf Stream dont « plusieurs personnes savantes de Paris » lui avaient exagéré la force, il crut avoir dérivé de 300 milles vers l’Est jusqu’à la baie d’Apalache. Pourtant, La Salle, le 1er janvier, alors qu’il se trouvait à moins de 15 lieues du Mississipi, se demanda un instant s’il n’était pas parvenu à proximité du cap Escondito qui figurait les bouches du Mississipi sur les cartes du XVIIe siècle. Malheureusement, plutôt que de suivre son intuition, il préféra se fier à des journaux de bord de navigateurs espagnols qui le confirmèrent dans son erreur : il avait dérivé vers l’Est.
Alors, on mit le cap sur l’occident, à la recherche de l’hypothétique baie du Saint-Esprit, à l’ouest de laquelle le découvreur espérait retrouver son fleuve. Dans la nuit du 3 au 4 janvier 1685, malgré la brume, La Salle donna le signal du départ. Beaujeu, qui mouillait plus au large, ne comprit pas, apparemment, ou ne voulut pas comprendre, et l’on perdit de vue le Joly. La Salle, semble-t-il, ne donna pas tellement à Beaujeu la possibilité de le rejoindre. En effet, il navigua durant 19 heures consécutives dans le brouillard, puis jeta l’ancre en des lieux où le Joly ne pouvait s’aventurer. Le 6 janvier, l’Aimable et la Belle atteignirent « une manière de baye » (probablement celle d’Atchafalaya) qui, à cause de ses récifs et de ses bancs de sable, ne pouvait, au dire de La Salle, être celle du Saint-Esprit. On continua de naviguer, longeant les côtes du Texas. Mais vers le 18, l’inclinaison de la côte vers le Sud le porta à croire que l’on avait bel et bien dépassé le delta du Mississipi. On vira de bord, et le lendemain matin, le Jolyrejoignit enfin les deux autres navires qui étaient à l’ancre à l’extrémité sud-ouest de l’île de Matagorda. Beaujeu et La Salle ne perdirent pas une si belle occasion de se quereller, s’accusant réciproquement de s’être abandonnés. Puis on passa plusieurs jours à chasser et à explorer le littoral, sans pouvoir acquérir de certitude sur l’endroit exact où l’on avait abordé. Perplexe, La Salle tenta pourtant de se faire croire qu’il était parvenu à l’embouchure d’une des « descharges » du Mississipi.
Puis l’opiniâtre explorateur reprend sa quête inlassable. Cette fois, il change de tactique : les soldats se mettront en marche, par terre, toujours vers l’Est, et la flottille les suivra au large, à vitesse réduite pour les secourir au besoin. Le 14 février 1685, tous sont réunis devant la baie de Matagorda que La Salle baptisera plus tard Saint-Louis. Un îlot et des battures entre l’île et la presqu’île de Matagorda en rendent l’accès particulièrement difficile. Quoi qu’il en soit, le lendemain, rapporte Joutel, « M. de La Salle, qui vint à terre […] considéra l’entrée de ladite rivière ou baye. Il la trouva fort belle, et après qu’il eut tout considéré, il resolut d’y faire entrer la barque la Belle et l’Aimable, dans l’espérance qu’il avoit que ce pouvoit estre un bras de sa rivière ». On repère donc un chenal que l’on balise, et la Belle y pénètre avec succès. Mais l’Aimable, soit à cause de l’imprudence de La Salle, soit par la faute du pilote, s’échoue lamentablement, livrant à la mer sa cargaison de vivres, de munitions, de matériaux et de marchandises, dont on ne récupère qu’une faible partie. Des Amérindiens de l’endroit tentent de profiter du naufrage. En retour, quelques Français leur volent des canots. On se bat : il en résulte deux morts et deux blessés, dont Crevel de Moranget, neveu de La Salle. La situation se détériore. Mais ce n’est qu’un début.
Au milieu de mars, Beaujeu, dont la mission est accomplie, retourne en France, ramenant avec lui quelques membres de l’expédition qui abandonnent la partie. Pour se protéger des Amérindiens, ceux qui restent se mettent à la construction d’un fort, avec les épaves de l’Aimable. Le 24, La Salle part avec une cinquantaine de personnes reconnaître les environs, sans parvenir à trouver trace de son fleuve. Pendant que la maladie et la mort font, à cause de l’insalubrité des lieux, des ravages au premier camp, La Salle en établit un nouveau légèrement au nord-ouest de la baie de Matagorda, dont l’emplacement est tout aussi mal choisi au point de vue sanitaire. La construction du fort Saint-Louis, commencée au mois de mai 1685 sur la rive droite de la rivière aux Bœufs (Lavaca), va coûter la vie à plusieurs hommes. Selon Joutel, « Ce travail si excessif, le peu de nourriture que les travailleurs avoient, et qui leur estoit bien souvent retranché pour avoir manqué à leur devoir ; le chagrin que M. de La Salle avoit de ne pas réussir les choses comme il se l’estoit imaginé, et qui le portoit à maltraiter ses gens souvent à contre temps : tout cela causa une tristesse à plusieurs, qui déclinèrent à vue d’œil ».
La veille de la Toussaint, La Salle s’embarque en canot sur la rivière pour descendre jusqu’à la baie de Matagorda, dont il veut scruter méticuleusement les anses, toujours dans le fol espoir d’y trouver un bras du Mississipi. À la mi-janvier 1686, Joutel, qui commande au fort Saint-Louis, voit revenir, seul, un de ceux que l’explorateur a emmenés avec lui. Pierre Duhaut, forcé de s’arrêter pour réparer ses chaussures de fortune, s’était un jour égaré et avait failli périr à cause de Moranget qui, chargé de fermer la marche, avait refusé de l’attendre. Le neveu de La Salle paiera cher, plus tard, sa dureté.
Quant à l’explorateur lui-même, il rentre bredouille au fort, à la fin de mars, privé de ses six meilleurs hommes, tués par les Amérindiens. Mais la barque manque à l’appel. La Salle redoute fort la disparition définitive de la Belle, quelque part dans la baie où elle a suivi, du large, ses déplacements le long de la côte. Ce nouveau malheur diminue sérieusement les moyens d’action de La Salle et les chances de survie de la petite colonie. Il ne reste plus qu’à essayer de découvrir le Mississipi par terre, pour aller quérir du secours au fort Saint-Louis-des-Illinois. La Salle se met en route à la fin d’avril avec une vingtaine de compagnons, dont son frère et le père Douay. Trois jours plus tard, Joutel accueille au fort de la rivière aux Bœufs les cinq survivants du naufrage de la Belle que son pilote, ivre, a échouée. Les rescapés rapportent les vêtements et les papiers de La Salle qu’ils ont sauvés.
Pendant ce temps, l’explorateur progresse vers le Nord-Est, traversant de nombreuses rivières qu’il baptise au passage : la Princesse, la Mignonne, la Sablonnière, la Maligne, et la rivière des Malheurs. Bientôt, Dominique Duhaut ainsi que trois ou quatre autres camarades doivent abandonner la partie et sont expédiés à l’établissement. Chemin faisant, ils se perdent. L’aîné des deux frères Duhaut ne pardonnera jamais à La Salle la mort de son cadet.
Le reste de l’expédition parvient chez les Cénis. On s’y procure cinq chevaux. Puis, estimant les effectifs de sa troupe – huit personnes maintenant – trop réduits pour continuer, La Salle revient sur ses pas. De retour une fois de plus au fort Saint-Louis, il est immobilisé, en octobre, par une hernie qui le fait souffrir.
La Salle rétabli, on se remet aux préparatifs de départ. Cette fois, Joutel suivra son chef. Le 12 janvier 1687, ils sont 17 marcheurs à prendre la route en direction des Illinois ; avec les 25 personnes – dont 7 du sexe féminin – laissées à l’habitation, c’est tout ce qui reste des quelque 180 malheureux installés au Texas deux ans auparavant. Ce n’est certes pas une promenade d’agrément qui commence. Des pluies diluviennes noient la campagne, rendant les pistes impraticables et les « cabanages » particulièrement pénibles. Les cours d’eau grossis sont très difficiles à passer à gué, sans compter que, pour ce faire, les hommes déjà surchargés doivent soulager les chevaux des bagages personnels des deux frères Cavelier, qui ont monopolisé les bêtes. L’abbé à lui seul leur fait transporter, entre autres, « plusieurs ornements d’église, jusqu’à une douzaine d’habits […] dont on se seroit bien passé », remarque Joutel. Mais, ajoute-t-il, excédé, La Salle et le sulpicien « n’en avoient pas la peine, et cela ne leur coustoit pas ». De plus, partout, des forêts très denses se révèlent singulièrement inhospitalières. Pourtant, on avance, traversant de nombreux villages d’indigènes que La Salle aborde maintenant avec diplomatie, sachant trop combien de morts et de vaines errances lui ont coûtées déjà ses mauvaises relations avec les tribus du Texas. Apprivoisés, les Amérindiens se montrent accueillants et fournissent des renseignements utiles sur le pays et ses habitants. Au milieu de mars, la troupe approche des Cénis. Le 14, elle franchit la rivière Trinity, appelée par La Salle rivière aux Canots.
Le lendemain, alors que l’on campe à deux lieues de la rive gauche, La Salle envoie son valet et son fidèle Nika, chasseur chaouanon, en compagnie de Pierre Duhaut, de son chirurgien, et de trois ou quatre autres, déterrer les provisions ensevelies un peu plus loin par l’explorateur à son dernier voyage. Le 17, Moranget et deux compagnons vont les rejoindre avec des chevaux pour rapporter la viande des bœufs sauvages abattus par Nika. Sitôt arrivé, le neveu de La Salle s’emporte contre les hommes, s’approprie la chair des bisons qu’ils ont fait boucaner et dont ils se sont réservé les os à moelle. Cette fois, c’en est trop ! Duhaut et son chirurgien entretiennent depuis longtemps une rancune tenace contre Moranget qui a déjà abandonné le premier, en pleine forêt, et qui a payé de brutalités les bons soins que le second a prodigués à ses blessures, lors du vol des canots amérindiens. Un complot se trame donc, et nuitamment, le chirurgien assisté de quatre complices tue, à coups de hache, Moranget, Nika et le domestique de La Salle endormis côte à côte.
Alerté par de sombres pressentiments, le matin du 19 mars 1687, La Salle accourt sur les lieux du crime avec le père Douay. Les meurtriers en veulent également à leur chef. Duhaut, notamment, qui, en plus d’être son créancier, lui reproche la disparition de son frère Dominique, n’a pas envie de laisser La Salle dénoncer le triple assassinat. Tandis que l’explorateur approche, le marchand se tapit avec son fusil, à l’affût dans les hautes herbes. La Salle s’enquiert du sort de son neveu. Le domestique de Duhaut répond avec impudence que la victime est à la dérive quelque part dans un cours d’eau voisin. La Salle esquisse un geste de colère dans la direction de l’effronté, quand une détonation retentit. Le découvreur s’effondre, tué d’une balle dans la tête. Les « furieux » insultent le cadavre et, le traitant de « grand bacha », le déshabillent pour l’abandonner en pâture aux bêtes sauvages, nu dans un hallier. Puis, ils s’emparent des biens de La Salle, dont son fameux manteau d’écarlate qui a survécu à tous les naufrages. Quelque temps après, effet de la justice immanente, les conjurés finissent par s’entretuer, à l’exception de deux.
Quant au reste de la troupe, il atteignit le fort Saint-Louis-des-Illinois le 14 septembre suivant, et Montréal le 13 juillet 1688. Durant tout ce temps, la fin tragique de La Salle fut gardée secrète à la demande de l’abbé Cavelier qui, désireux de récolter les fourrures dues à son frère, ne révéla son décès que plusieurs semaines après être retourné en France, le 9 octobre 1688. Le cupide sulpicien, toujours par intérêt, devait dans la suite rédiger un récit de son voyage au golfe du Mexique truffé de mensonges qui induisirent en erreur plusieurs générations d’historiens.
Ainsi donc se terminait, paradoxalement dans le sang, la boue et le silence, une existence sacrifiée à la poursuite forcenée de la renommée. Cependant, l’histoire devait reparler de ce René-Robert Cavelier de La Salle pour le présenter tantôt comme un héros de fête nationale, tantôt comme un simple cas relevant de la psychanalyse. « Tel est le sort, de ces Hommes, remarque Charlevoix* avec beaucoup de justesse, qu’un mêlange de grands défauts, & de grandes vertus tire de la sphère commune. Leurs passions leur font commettre des fautes ; & s’ils font ce que d’autres ne pourroient faire, leurs entreprises ne sont pas du goût de tout le monde ; leurs succès excitent la jalousie de ceux qui demeurent dans l’obscurité ; ils font du bien aux uns, & du mal aux autres ; ceux-ci se vengent en les décriant sans modération ; ceux-là exaggerent leur mérite. De-là les portraits si differens, qu’on en a fait, & dont aucun n’est ressemblant ».
Le fait est que peu de personnages historiques sont, plus que La Salle, difficiles à juger. Le mérite d’avoir découvert les 700 derniers milles du cours inférieur du Mississipi, certes, lui revient, mais terni par l’échec du Texas dont il fut, en majeure partie, responsable. Il eut la noble audace de concevoir de vastes projets pour l’agrandissement du royaume de France, mais son esprit idéaliste l’empêcha de voir la démesure de ses rêves et lui fit prendre ses désirs pour des réalités.
Par ailleurs, on doit reconnaître qu’il fit preuve, dans ses explorations, d’une force, d’une ténacité et d’un courage presque surhumains. Cependant, que d’énergie il gaspilla, par son manque d’organisation, en de perpétuelles allées et venues dans la région des Grands Lacs et celle des Illinois ! Encore, on pourrait facilement affirmer qu’il était atteint de la manie de la persécution, mais sa mort affreuse montre qu’il n’avait quand même pas tout à fait tort d’être méfiant. Enfin, si sa nature austère et solitaire lui fit choisir la vie des bois, comme il l’écrivit lui-même, elle ne l’empêcha hélas pas de tremper, pour son plus grand tort, dans les intrigues de Versailles et dans celles suscitées par la rivalité entre les Jésuites et les Récollets.
De toute évidence, une étude définitive de la vie et de l’œuvre de Cavelier de La Salle demeure à faire.
Parmi les nombreuses sources manuscrites et imprimées concernant La Salle, citons : AN, Col., B, 3–8, 10–13, C11A, C31C, 3 ; Marine, B2, 50–52, 55, 58, 66, 104, B4, 9, 10 ; Archives du Service hydrographique de la marine, carton 671, nos 15, 16 ; 115–119, no 12.— BN, MSS, Clairambault, 1 016 MSS, NAF, 7 497 (Renaudot), 21 330, 21 331 (Arnoul), 9 288–9 294, 9 300, 9 301 (Margry).
[René de Bréhant de Galinée], Voyage de MM. Dollier et Galinée(« MSHM », VI, 1875). Cette édition, incomplète, ne mérite d’être consultée que pour les notes de l’abbé H. A. Verreau ; préférer le Voyage de Cavelier de La Salle avec les Sulpiciens Dollier de Casson et Brehan de Gallinée dans Découvertes et Établissements des Français (Margry), I : 101–166. V. aussi l’édition bilingue de James H. Coyne, […] Exploration of the Great Lakes 1669–1670 […] dans Ont. Hist. Soc., Papers and Records, IV (1903).— Caron, Inventaire de documents, RAPQ, 1939–40 : 221–225.— [Jean Cavelier], The Journal of Jean Cavelier, The account of a survivor of La Salle’s Texas expedition, 1684–1688. Translated and annotated by Jean Delanglez (Chicago, 1938). On y trouve une critique extrêmement importante des sources concernant le dernier voyage de La Salle, qui démystifie, outre le témoignage de Cavelier, ceux de Douay et du pseudo-Tonty (infra).— Correspondance de Frontenac (1672–82), RAPQ, 1926–27.— Correspondance de Talon, RAPQ, 1930–31.— Découvertes et Établissements des Français (Margry), I-III. Collection la plus considérable de sources imprimées où, cependant, la transcription des documents originaux n’est pas toujours très fidèle.— Louis Hennepin, Description de la Louisiane […] (Paris, 1683) ; Nouvelle découverte d’un très grand pays dans l’Amérique entre le Nouveau Mexique, et la mer glaciale […] (Utrecht, 1697) ; Nouveau voyage d’un Païs plus grand que l’Europe, avec les réflections des entreprises du Sieur de La Salle […] (Utrecht, 1698). Sources souvent peu dignes de foi.— JR (Thwaites).— [Henri Joutel], Journal historique du dernier Voyage que feu M. de la Sale fit dans le Golfe de Mexique […]. Où l’on voit l’Histoire tragique de sa mort, & plusieurs choses curieuses du nouveau monde […] Rédigé et mis en ordre par De Michel (Paris, 1713).— Jug. et délib.— Le Clercq, First establishment of the faith(Shea) et Premier établissement de la Foy, chap. xxi-xxv. Les chap. xxii et xxiii contiennent la relation de Membré, et le chap. xxv, celle de Douay.— NYCD (O’Callaghan and Fernow), IX.— Perrot, Mémoire (Tailhan).— Le procès de l’abbé de Fénelon devant le Conseil souverain de la Nouvelle-France en 1674, RAPQ, 1921–22 : 124–188.— Raymond Thomassy, Géologie pratique de la Louisiane (Nouvelle-Orléans et Paris, 1860), 9–16, App. A et B. On y trouve, notamment, la relation officielle (attribuée à Membré) des explorations de La Salle de 1682.— [Henri de Tonti] Dernières découvertes dans l’Amérique Septentrionale de M. de la Sale […] (Paris, 1697). Ouvrage apocryphe.
Charlevoix, Histoire de la N.-F.— P. Chesnel, Histoire de Cavelier de La Salle, Exploration et conquête du bassin du Mississipi […] (Paris, 1901).— Delanglez, Jolliet ; Some La Salle Journeys (Chicago, 1938). Monographies de première importance.— Faillon, Histoire de la colonie française, III : 228s., 286–314, 353s., 472–477, 495–514.— Désiré Girouard, Les Anciens Forts de Lachine et Cavelier de La Salle (Montréal, 1891).— Gabriel Gravier, Cavelier de La Salle de Rouen (Paris, 1871), qui présente une bibliographie très utile ; Découvertes et Établissements de Cavelier de La Salle, de Rouen, dans l’Amérique du Nord […] (Paris, 1870).— Lionel Groulx, Notre grande aventure : l’empire français en Amérique du Nord (1535–1760) (Montréal et Paris, [1958]), 111–137, 193–198.— Marion Habig, The Franciscan Père Marquette : a critical biography of Father Zénobe Membré, o.f.m., La Salle’s Chaplain and missionary companion 1645 (ca.)–1689, with maps and original narratives (« Franciscan studies », XIII, New York, 1934).— Gérard Malchelosse, La Salle et le fort Saint-Joseph des Miamis, Cahiers des Dix, XXII (1957) : 83–103.— Nute, Caesars of the wilderness, 157–159, 201 et passim.— Parkman, La Salle and the discovery of the great West (12th ed.).— Rochemonteix, Les Jésuites et la N.-F. au XVIIe siècle, III : 40–80, 162–164. Meilleure source d’information sur les années de vie religieuse de La Salle.— John G. Shea, The bursting of Pierre Margry’s La Salle bubble(New York, 1879).— Sulte, Mélanges historiques (Malchelosse), X : 66–89 ; La Mort de Cavelier de la Salle, MSRC, IV (1898), sect. i : 3–31.— Roger Viau, Cavelier de La Salle (s. l., 1960).— Marc de Villiers du Terrage, La Découverte du Missouri et l’histoire du fort d’Orléans, 1673–1738 (Paris, 1925) ; L’Expédition de Cavelier de la Salle dans le golfe du Mexique, 1684–1687 (Paris, 1931). Études essentielles.
TONTY, HENRI (de),
voyageur, commandant de postes de traite, officier dans les troupes de la Marine ; on ignore le lieu de sa naissance (en 1649 ou 1650) ; fils aîné de Lorenzo de Tonty qui donna son nom au système de rente viagère qu’il inventa, la « tontine », et d’Isabelle di Lietto ; tous deux Napolitains, ils étaient venus chercher asile en France après l’échec de la rébellion contre le vice-roi espagnol, le duc d’Arcos, à laquelle ils avaient participé. Tonty mourut en 1704 au fort Louis-de-la-Louisiane, situé à environ 25 milles en amont de Mobile, dans l’Alabama.
Tonty avait deux frères plus jeunes que lui dont l’un, Alphonse, arriva au Canada vers 1684 ou 1685, s’installa à Montréal et se livra à la traite des fourrures. Les Tonty étaient cousins de Daniel GreysolonDulhut et de Claude Greysolon de La Tourette qui acquirent tous deux une réputation enviable dans le Nouveau Monde.
En 1668 et en 1669, Henri servit dans l’armée française avec le grade de cadet. Devenu garde-marine, il passa les quatre années suivantes à Marseille et à Toulon, et prit part à sept campagnes navales, quatre à bord de vaisseaux de guerre et trois à bord de galères. Puis il fut envoyé en Sicile pour servir de capitaine en second au maître de camp, à Messine. Au cours de l’attaque des Espagnols, à « Libisso », une grenade emporta sa main droite et il fut fait prisonnier. Il demeura six mois à « Metasse », où on l’avait emmené, puis fut échangé contre le fils du gouverneur. À son retour en France, Louis XIV lui accorda une indemnité de 300#. Il reprit du service en Sicile comme volontaire à bord de galères.
À la fin de la guerre de Hollande, en 1678, Tonty revint en France mais ne put obtenir de situation à la cour. Toutefois, grâce sans doute à l’appui du sieur de Villermont, il devint le lieutenant de Cavelier* de La Salle, à qui l’on venait d’accorder l’autorisation d’explorer le territoire illinois et de partir à la recherche de l’embouchure du Mississipi.
Le 15 septembre 1678, Tonty et La Salle arrivèrent à Québec à bord du Saint-Honoré. Le 26 décembre, ils atteignirent la rivière Niagara où, pendant le reste de l’hiver, Tonty surveilla les travaux du fort Conti, que l’on érigeait un peu en aval des chutes, et la construction du Griffon dont le chantier était situé en amont. L’été venu, accompagné de cinq hommes, il longea en canot la rive nord du lac Érié dans l’espoir de retrouver quelques-uns des hommes de La Salle, qui auraient dû être en route pour le fort Frontenac (Kingston, Ont.), après un an de commerce dans la région des lacs supérieurs. Le 9 août, il arriva au détroit qui joint les lacs Huron et Érié et attendit pendant deux jours que La Salle l’y rejoigne à bord du Griffon.
Le 27 août ils arrivèrent ensemble à Michillimakinac, le carrefour de la traite des fourrures dans la région du sud-ouest. Ils y trouvèrent la plupart des hommes à la recherche desquels Tonty était parti. Ils étaient restés à Michillimakinac, gaspillant des marchandises dont la valeur s’élevait à plus de 1 300#. Six individus avaient déserté, emportant avec eux pour 4 000 # au moins de marchandises ; ils étaient, croyait-on, à Sault-Sainte-Marie et le 29 août Tonty partit à leur poursuite.
Après avoir rattrapé et appréhendé les déserteurs, Tonty quitta Sault-Sainte-Marie le 5 octobre pour aller rejoindre La Salle à l’embouchure de la rivière Saint-Joseph (Michigan). Après un pénible voyage qui dura 38 jours, sans doute le long de la rive est du lac Michigan, il rejoignit son chef et prit part à la construction du fort Miami. Une fois la tâche terminée, les hommes s’enfoncèrent à l’intérieur des terres et, le 15 janvier 1680, débuta la construction du fort Crèvecœur, sur la rive sud de la rivière Illinois (entre l’actuel Pekin et Kingston Mines, dans l’Illinois).
Le 1er mars, La Salle confia à Tonty le commandement du nouveau poste et partit vers l’est, par voie de terre, à la recherche de son bateau le Griffon, qui, poursuivi par la malchance, avait déjà coulé corps et biens. La Salle s’arrêta au fort Miami et fit savoir à Tonty qu’il faudrait construire un autre fort en amont du fort Crèvecœur, sur le promontoire dit Le Rocher (Starved Rock, près d’Utica dans l’Illinois), à l’endroit même où la rivière cessait d’être navigable. Tonty partit immédiatement afin d’inspecter les lieux. Pendant son absence, les hommes qui étaient restés au fort Crèvecœur eurent vent de la situation financière précaire dans laquelle se trouvait La Salle et, de consternation, se mutinèrent, détruisant les bâtiments et mettant le feu à un navire en chantier qui était destiné à la navigation sur le Mississipi. Tonty revint le plus vite possible pour évaluer les dégâts et sauver ce qu’il pouvait ; il s’installa ensuite dans un village illinois avec les cinq hommes qui lui étaient restés fidèles.
En attendant le retour de La Salle, Tonty commença à faire du commerce. Pendant ce temps les Iroquois, alarmés à l’idée que les Français pouvaient fournir armes et munitions aux Illinois, décidèrent de se battre. Ils attaquèrent le 10 septembre. Tonty commença par essayer de se les concilier en leur offrant des colliers, mais, pour sa peine, récolta un coup de couteau. Courageusement il insista et, avec l’aide d’un chef onontagué nommé Agonstot, « il leur laissa entendre que les Illinois étaient sous la protection du roi de France » et les persuada de cesser le combat. Les Iroquois insistèrent toutefois pour que les Français quittent immédiatement le territoire illinois.
Tonty et ses hommes espéraient atteindre Michillimakinac avant l’hiver. Ils parvinrent au début d’octobre à l’endroit où s’élève aujourd’hui la ville de Chicago et redécouvrirent le portage utilisé sept ans plus tôt par Louis Jolliet* et le père Marquette*. De là, ils se dirigèrent vers la baie des Puants (Green Bay). Au cours de leur traversée en canot du lac des Illinois (lac Michigan), ils firent naufrage le 1er novembre 1680 et pendant deux semaines durent vivre d’ail sauvage qu’ils parvenaient à déraciner sous la neige. Ils finirent par arriver à un village potéouatami où Tonty passa l’hiver tandis que son chapelain, le père Zénobe Membré*, continuait son chemin jusqu’à la mission des Jésuites de Saint-François-Xavier (près de ce qui est aujourd’hui Des Pères, dans le Wisconsin).
Au début de juin 1681, Tonty rejoignit La Salle à Michillimakinac. Ce dernier se rendait à Montréal et ils firent une partie du voyage ensemble. En août, Tonty précéda son chef au fort Miami afin d’effectuer tous les préparatifs nécessaires à la grande expédition vers le sud, à la recherche de l’embouchure du Mississipi. Le 27 décembre, après avoir rassemblé la plupart des hommes qui devaient y prendre part, Tonty s’engagea dans le portage de Chicago. Le 6 janvier 1682, à une journée de voyage de la rivière des Plaines, La Salle le rejoignit. Le 7 avril, l’expédition atteignit le golfe du Mexique et, le 9, près de l’actuel Venice, en Louisiane, ils plantèrent une croix et érigèrent une colonne aux armes de la France, en souvenir de ce grand jour.
Tonty et La Salle, voyant les vivres près de manquer, décidèrent de reprendre tout de suite le chemin du Nord. Quand La Salle tomba malade et ne put continuer la route, Tonty partit, laissant derrière lui le gros de l’expédition, afin de faire du commerce dans la vallée de l’Illinois. Il arriva fin juin au portage de Chicago, continua jusqu’à l’embouchure de la rivière Saint-Joseph et, avec deux compagnons, se dirigea vers Michillimakinac où il arriva le 22 juillet. La Salle l’y retrouva en septembre et l’envoya immédiatement à l’extrémité sud du lac Michigan, avec mission d’y construire un fort en amont de la rivière Saint-Joseph.
Tonty, de son propre chef, semble-t-il, négligea les instructions de La Salle et se rendit dans la vallée de l’Illinois pour y passer l’hiver et s’y livrer au commerce. Après l’arrivée de La Salle en décembre, Tonty entreprit la construction du fort Saint-Louis, au Rocher. Il fit plus de 100 lieues, rendant visite aux différentes tribus illinoises, afin de les persuader de s’installer près du nouveau fort, ce qui aurait le double avantage de favoriser la traite et de permettre de mieux se défendre contre les Iroquois, en cas d’attaque. Au mois d’août, La Salle partit pour l’est et de là pour la France, déléguant son commandement à Tonty.
Pendant l’absence de La Salle, le gouverneur de la Nouvelle-France, Joseph-Antoine Le Febvre* de La Barre, décida de confisquer tous ses biens en Amérique du Nord. Du même coup, Tonty se vit enlever le commandement du fort Saint-Louis, où Louis-Henri de Baugy, nommé par le gouverneur, le remplaça en septembre. Baugy arriva avec 30 canots chargés de munitions et de marchandises, et accompagné de soldats. Au cours du printemps de 1684, Tonty et lui résistèrent avec succès à une attaque iroquoise. Puis, le 23 mai, Tonty partit pour Montréal et Québec, où il apprit que la décision prise par le gouverneur de confisquer les biens de La Salle avait été révoquée. Avec l’autre lieutenant de La Salle, François Dauphin de La Forest, qui commandait le fort Frontenac depuis 1679, il dut s’occuper des entreprises de son chef. À cause du gel précoce, Tonty ne put arriver dans l’Ouest qu’en juin 1685.
En novembre, il apprit que La Salle se trouvait dans le golfe du Mexique ; le 16 février 1686, accompagné de 25 Français et de 4 Indiens, il se mit en route pour le rejoindre. La Salle devait fonder une colonie à l’embouchure du Mississipi mais, lorsque Tonty y arriva entre le 8 et le 13 avril, il « [n’apprit] rien de M. de la Salle si ce n’est que quelques sauvages l’avoient vu mettre à la voile et se retirer du costé du Sud ». Tonty envoya des canots en direction de l’est et de l’ouest, « afin de voir s’ils ne descouvriroient point [quelque chose] ». Dans les deux cas on ne trouva pas trace de La Salle même après avoir navigué environ 30 lieues. Obligé de faire demi-tour « faute d’eau douce », Tonty décida de remonter le cours du fleuve : « je suggérai à mes hommes de suivre la côte jusqu’à Menade [Manhattan] pour arriver plus tôt à Montréal […] mais plusieurs s’y opposèrent […], j’empruntai alors la même route qu’à l’aller. »
Au cours de l’été de 1685, Jacques-René de Brisay de Denonville avait remplacé La Barre au poste de gouverneur de la Nouvelle-France. Il estimait la guerre contre les Iroquois inévitable et s’était décidé à promettre aux Illinois « toute protection » et à faire venir Tonty pour discuter de la situation avec lui. Lorsque ce dernier rentra au fort Saint-Louis, il dut partir presque aussitôt pour Montréal, où le gouverneur lui fit part de ses projets de campagne pour l’été suivant et du rôle primordial qu’il lui avait réservé. Tonty devrait « marche[r] par les terres prez de trois cens lieües car ces sauvages la ne sont pas gens de Canot » et attaquer les Iroquois par l’arrière, tandis que Denonville les attaquerait de front.
Au cours de l’année suivante, Tonty ne convainquit que 80 Illinois de participer à la campagne. Les autres refusèrent de le suivre pour ne pas laisser leurs bourgades sans protection, car le bruit courait que les Tsonnontouans allaient attaquer. Par conséquent, « ne pouvant prendre les derierres des sonontoüans il [fut] obligé de venir au fort du détroit joindre le Sr. du lhut [Dulhut] et le sr. de la durantais [Morel]. » De Détroit à Niagara, accompagnés de 160 Français et de près de 400 Indiens, ils firent prisonniers 60 Anglais de New York et quelques Indiens, « qui alloient pour se saisir du poste de Michilimaquina et autres et y establir la trette avec les sauvages ». Ils continuèrent leur route vers le lac Ontario, où ils retrouvèrent Denonville, et prirent part, en première ligne, à l’attaque lancée par les Français contre les Tsonnontouans.
Après avoir participé à l’établissement d’un poste à Niagara, Tonty retourna à son fort sur l’Illinois, s’étant « très bien » conduit. Au cours des deux années qui suivirent, il demeura au fort Saint-Louis où, de concert avec La Forest, il faisait la traite pour le compte de La Salle. Dans la mesure où les nouvelles lui Parvenaient, tout semblait fort bien se passer dans la nouvelle colonie de son chef, dans le golfe du Mexique. Mais, en septembre 1689, Jean Couture (qui était peut-être apparenté à Guillaume Couture) arriva de la région de la rivière Arkansas, porteur de la nouvelle de l’assassinat de La Salle par ses hommes, nouvelle dont il était absolument certain.
En décembre de la même année, Tonty partit avec quatre Français, un Chaouanon et deux esclaves pour porter secours à la colonie de La Salle dont on savait qu’elle était située sur la baie Saint-Louis (Matagorda Bay, au Texas). Il fut le seul à vouloir aider ces malheureux, mais les difficultés du voyage s’avérèrent insurmontables. Épuisé par le manque de nourriture, à court de munitions, il abandonna la partie après s’être rendu jusqu’à la région nord-ouest de ce qui est aujourd’hui le comté de Houston, dans le Texas.
En 1690, le congé de traite avec les Illinois qu’avait obtenu La Salle fut accordé à La Forest et à Tonty. C’était un excellent moyen pour enrayer l’avance des Iroquois et, par conséquent, des Anglais, dans l’Ouest. Tonty passa les hivers de 1690 et 1691 dans la vallée de l’Illinois, ne s’absentant qu’une seule fois au cours de l’été de 1690 pour se rendre à Michillimakinac. Au cours du second hiver, le bois de chauffage vint à manquer près du fort Saint-Louis et il entreprit la construction d’un nouveau fort à Pimiteoui (près de Peoria, dans l’Illinois). La Forest vint le rejoindre au printemps, avec des engagés et des soldats pour finir la construction.
Pendant l’été de 1693, Tonty, avec l’aide d’Outaouais et de coureurs de bois, ramena à Québec une flottille de canots chargés de fourrures. À Québec, il emprunta une forte somme d’argent pour ses affaires et celles de ses associés (La Forest avait vendu la moitié de sa part à Michel Accault, pour la somme de 6 000#). Tonty passa les deux années suivantes à exploiter son congé dans la vallée de l’Illinois et dans la région s’étendant au sud-ouest de cette vallée, et tenta de persuader les autorités françaises de le laisser reprendre à son compte le grand projet de La Salle : drainer les richesses du bassin du Mississipi en passant par l’embouchure du fleuve. Il va sans dire que les commerçants et les trafiquants de fourrures montréalais s’opposèrent violemment à l’idée.
Tonty et ses associés, afin d’améliorer la qualité des fourrures qu’ils achetaient, obtinrent de Frontenac [Buade*] l’autorisation de faire la traite avec les Assiniboines qui vivaient à 500 lieues au nord de Michillimakinac. Le 8 août 1695, Tonty quitta Michillimakinac en direction du nord-ouest. Selon Cadillac [Laumet], qui écrivit à ce sujet l’année suivante, il voulait faire du commerce mais aussi s’informer de l’issue de l’attaque lancée par Pierre Le Moyne d’Iberville contre le fort Nelson. « Les vents contraires l’ayant longtêms retenu sur le lac superieur, et les glaces l’ayant ensuite envelopés, il ne fût pas bien loin et ne gaigna qu’environ deux cens lieües sur sa route des la fonte des glaces, il a continué son voyage et doit se rendre sur le grand lac des Assiniboins qui va tomber a la mer par la riviere du port Nelson. » À la fin du mois de juin 1696, Tonty fit savoir qu’Iberville avait pris la baie d’Hudson et que l’entreprise n’avait coûté la vie qu’à deux hommes. On ignore jusqu’où exactement dans le nord-ouest Tonty a pénétré.
La saturation du marché du castor était devenue un problème sérieux. Les autorités françaises essayaient désespérément d’arrêter le flot de fourrures, et le fort de Pimiteoui ne resterait ouvert que si Tonty et ses associés cessaient de se livrer à la traite des fourrures. On fit remarquer au roi que, sans traite, il serait impossible aux Français de demeurer dans la vallée du Mississipi, et que la route de l’Ouest deviendrait alors grande ouverte aux colonialistes anglais de la côte atlantique. Louis XIV se laissa fléchir et permit à Tonty de continuer à se livrer à la traite des fourrures, pourvu que ce soit dans des limites très strictes. Mais en 1698, la France décida de s’opposer aux desseins de l’Angleterre et de l’Espagne sur l’Amérique du Nord. On reprit, en le modifiant, le projet conçu par La Salle d’établir une colonie à l’embouchure du Mississipi et on chargea Iberville, le vainqueur de la baie d’Hudson et de Terre-Neuve, de fonder la Louisiane. Tonty et La Forest devraient l’aider dans toute la mesure de leurs moyens.
Cet autonine-là, Tonty servit de guide à un groupe de Jésuites [V. Buisson de Saint-Cosme, 1667–1706] ; ils arrivèrent à l’embouchure de la rivière Arkansas vers Noël. Il passa l’année suivante à Pimiteoui et à Michillimakinac. Puis, confiant ses affaires en territoire illinois à son cousin Pierre-Charles de Liette, Tonty partit avec sept Canadiens pour le fort Mississipi (près de Phoenix, Louisiane) où il retrouva Iberville. À partir de ce moment-là, il consacra tous ses efforts à l’établissement de la présence française dans le Sud. Il organisa le commerce à l’intérieur des terres, persuada les Chicachas de vivre en bonne intelligence avec la nouvelle colonie « malgré les avances anglaises » et, lorsque les Alibamons prirent le sentier de la guerre, Jean-Baptiste Le Moyne* de Bienville et lui exercèrent une sévère répression. En 1704, un bateau-ravitailleur de La Havane apporta la fièvre jaune au fort Biloxi. En septembre, Tonty contracta la maladie et mourut au fort Louis-de-la-Louisiane.
Tonty mérite bien de figurer parmi les grands explorateurs de l’Amérique du Nord. La Forest et lui étaient de plus des hommes d’affaires avisés, qui savaient aborder de façon pratique les problèmes de la traite des fourrures. On a dit de lui « qu’il réalisait les projets que La Salle concevait ». Les Indiens, qui l’avaient surnommé « Bras de fer » l’admiraient tout autant pour son endurance, son courage, sa ténacité et ses capacités d’organisateur que pour son bras artificiel en forme de crochet. Denonville, le gouverneur, qui était lui-même un vaillant soldat, disait de lui qu’il s’agissait là d’ « un garçon entreprenant et fort hardy ». Il lui confia d’ailleurs une tâche importante dans sa campagne contre les Iroquois. Iberville et Bienville comptaient sur lui pour établir des relations de bonne entente avec les Indiens de la Louisiane. Peut-être n’est-il pas un des géants de son époque, mais il est certainement un des personnages les plus marquants de l’épopée française dans l’Ouest.
Découvertes et établissements des Français (Margry), I–V.— Early narratives of the northwest, 1634–1699, L. P, Kellogg, édit. (« Original narratives of early American history », [XVII], New York, 1917).— NYCD(O’Callaghan et Fernow), IX.— H. E. Legler, Chevalier Henry de Tonty’s exploits in the valley of the Mississippi (Milwaukee, 1896).— E. R. Murphy, Henry de Tonty, fur trader of the Mississippi (Baltimore, 1941).— Jean Delanglez, Tonti Letters, Mid-America, XXI (1939 ; nouv. sér., X) : 209–238 ; The voyages of Tonty in North-America, 1678–1704, Mid-America, XXVI (1944 ; nouv. sér., XV), 255–297.— Benjamin Sulte, Les Tonty, MSRC, 1re sér., XI (1893), sect. i : 3–31.
MACKENZIE, sir ALEXANDER
,trafiquant de fourrures, explorateur et auteur, né en 1764 à Stornoway, dans l’île de Lewis, Écosse, troisième des quatre enfants de Kenneth Mackenzie, de la ferme Melbost (à deux milles à l’est de Stornoway), et d’Isabella Maciver, qui appartenait à une éminente famille de cette ville ; en 1812, il épousa Geddes Mackenzie, et ils eurent trois enfants ; décédé le 12 mars 1820 à Mulinearn, près de Dunkeld, Écosse.
Au cours des années 1770, une forte dépression économique frappa l’île de Lewis, et, en 1774, le père d’Alexander Mackenzie décida d’aller rejoindre son frère John à New York. Sa femme était morte alors que leur fils Alexander était encore enfant. Kenneth Mackenzie s’embarqua pour l’Amérique du Nord avec ses deux sœurs et son fils Alexander, laissant derrière lui ses deux filles. (Le frère aîné d’Alexander, Murdoch, étudia la médecine ; un document familial affirme en termes concis qu’il « entra [ensuite] dans la marine et se perdit sur la côte de Halifax ».) Quelques mois seulement après l’arrivée de la famille, éclata la Révolution américaine : Kenneth et John rallièrent le King’s Royal Régiment of New York, levé par sir John Johnson*. Kenneth obtint une commission de lieutenant en 1776 et servit jusqu’à sa mort survenue subitement à l’île Carleton (New York) en 1780. Le jeune Alexander avait été confié à ses tantes, qui l’amenèrent d’abord à Johnstown, dans la vallée de la Mohawk, où Johnson possédait de grandes propriétés. En 1778, les conditions de vie dans la vallée devinrent difficiles pour les Loyalistes, et ses tantes l’envoyèrent à Montréal où il fréquenta l’école.
Les études de Mackenzie furent de courte durée. À un jeune gaillard ardent et ambitieux, la traite des fourrures promettait une vie d’aventures et un avenir intéressant. En 1779, Mackenzie se joignit à la Finlay and Gregory, société formée par James Finlay et John Gregory, qui pratiquait la traite dans l’Ouest depuis 1773. La compagnie fut réorganisée sous le nom de Gregory, MacLeod and Company en 1783, année où Finlay, pionnier bien connu parmi les trafiquants de fourrures britanniques de Montréal, prit sa retraite et fut remplacé par Normand MacLeod*. En 1784, Mackenzie, qui avait passé cinq ans dans le bureau de la compagnie à Montréal, désirait vivement s’essayer à la traite. Gregory lui confia « une petite quantité de marchandises de pacotille », que celui-ci porta à Detroit. Il est évident que les employeurs de Mackenzie avaient une très bonne impression de lui, car, quelques mois plus tard, MacLeod se rendit à Detroit pour lui offrir une part dans l’entreprise. L’offre valait à la condition qu’il acceptât de se rendre à Grand Portage (près de Grand Portage, Minnesota) au printemps de 1785 et de servir dans un poste du Far West – ce que Mackenzie était tout disposé à accepter.
Les changements radicaux qui survenaient dans la traite des fourrures amenèrent la compagnie à prendre de l’expansion. Peu après la cession du Canada à la Grande-Bretagne en 1763, les trafiquants britanniques de Montréal, à l’instar des Français avant eux, s’étaient aventurés dans ce qui est maintenant l’ouest du Canada et avaient commencé à s’enfoncer de plus en plus loin, à l’ouest, en quête de fourrures. Finlay avait construit un poste dans la vallée de la Saskatchewan en 1767 ou 1768, et, en 1778, Peter Pond avait atteint la rivière Athabasca, découvrant les riches ressources pelletières de la région avoisinante. Cet intérêt grandissant pour le Nord-Ouest et l’ activité croissante dans cette région survenaient justement au moment où la Révolution américaine menaçait de priver Montréal de l’important facteur que représentait, pour le commerce des fourrures, la région située au sud des Grands Lacs. Detroit et Michillimakinac (Mackinaw City, Michigan), lieux de transit dune grande partie des fourrures, seraient probablement en territoire américain. Il ne faisait pas de doute que les colonies américaines, devenues indépendantes, réserveraient aussitôt la région méridionale des Grands Lacs à leurs propres ressortissants. Les trafiquants de Montréal qui avaient travaillé dans cette région se tournèrent par conséquent vers le Nord-Ouest pour y trouver de nouvelles sources de fourrures.
Il en résulta naturellement une brusque hausse de la concurrence dans le Nord-Ouest, et il apparut bientôt que celle-ci pourrait être à la fois coûteuse et périlleuse : coûteuse parce que les trafiquants se trouveraient souvent dans la nécessité d’enchérir les uns sur les autres, et périlleuse parce que, si l’on ne pouvait se procurer les fourrures par des méthodes honnêtes, on serait toujours tenté, dans ces solitudes où personne ne maintenait l’ ordre public, de recourir à des moyens relevant de la perfidie et de l’illégalité. Bien des problèmes surgirent du fait que la traite était pratiquée par des particuliers ou de petites sociétés. Il était évident que ces problèmes ne pourraient être réglés que par des regroupements. Certains ne tardèrent pas à se réaliser. Le plus notable d’entre eux fut, en 1779, la mise en commun de neuf sociétés, ce qui constitua un premier pas vers une entente à plus long terme et vers la création officielle de la North West Company, pendant l’hiver de 1783–1784. La réaction de la Gregory, MacLeod and Company devant ce puissant concurrent fut, à l’hiver suivant, de porter de deux à cinq le nombre de ses propres associés ; outre Mackenzie, Peter Pangman et John Ross se joignirent à la compagnie. Parmi le personnel de soutien, peu nombreux, se trouvait le cousin d’Alexander, Roderick McKenzie*, qui avait quitté l’Écosse depuis quelques mois et faisait son apprentissage de commis. Quand les associés se rencontrèrent à Grand Portage, en juin 1785, Mackenzie se vit assigner le district d’English River, avec quartier général à l’Île-à-la-Crosse (Saskatchewan). Il devait y être affecté jusqu’en 1787.
Les ambitions de la North West Company allaient grandement influer sur la carrière de Mackenzie. Dès le début, la compagnie désirait étendre son rayon d’action à travers tout le continent. Déjà, en octobre 1784, dans un mémoire soumis à Haldimand, gouverneur de la province de Québec, elle déclarait son intention « d’explorer à ses propres frais [les territoires situés] entre 55° et 65° de latitude, [soit] toute la portion de pays qui va de l’ouest de la baie d’Hudson à la partie nord de l’océan Pacifique ». Passant sous silence le monopole et les droits de la Hudson’s Bay Company, elle continuait en évoquant « l’opportunité de concéder à la compagnie un droit exclusif […] de traite dans le Nord-Ouest […] pour dix ans », en compensation de l’ouverture d’une nouvelle région. Cette proposition n’eut pas de suite, mais la North West Company saisit toutes les occasions d’améliorer ses connaissances géographiques de l’Ouest. Sa source d’information immédiate fut Peter Pond, qui faisait partie de l’association formée en 1783–1784. En 1785, en se fondant sur ses propres voyages et en questionnant les Indiens, Pond avait esquissé une carte incluant la région située au nord du lac Athabasca. Exacte dans ses grandes lignes, elle montrait une rivière qui allait se déverser, au nord, dans le Grand Lac des Esclaves, d’où une deuxième rivière coulait vers l’océan Arctique. Plus tard, après avoir eu accès au récit du troisième voyage de James Cook* dans le Pacifique, et avoir appris l’existence d’un inlet de l’Alaska que Cook avait pris erronément pour un estuaire et nommé rivière Cook, Pond ne tint pas compte de ses informateurs indigènes, confondit ses désirs avec des réalités et sauta à la conclusion que c’était là l’embouchure de la grande rivière qui prenait sa source dans le Grand Lac des Esclaves. Sur une carte subséquente, dressée en 1787, de petits cours d’eau coulent encore en direction de l’Arctique, mais la grande rivière s’oriente en direction ouest, vers le Pacifique. Et, deuxième interprétation fautive qui ne serait pas sans importance pour Mackenzie, Pond sous-estima grossièrement la distance du lac Athabasca au Pacifique. On n’avait encore fait aucun calcul précis de longitude dans la région du lac Athabasca, et Pond plaça le lac à quelque 700 milles à l’ouest de sa vraie situation.
Il y avait, chez Pond, un fond de violence et de mauvaise humeur qui allait entraîner la fin brusque de sa carrière dans le commerce des fourrures. On le soupçonnait déjà d’être responsable de la mort d’un concurrent, le trafiquant Jean-Étienne Waddens*, en 1782. En outre, en 1787, John Ross, que la Gregory, MacLeod and Company avait envoyé dans la région de l’Athabasca pour faire concurrence à Pond, fut tué d’un coup de feu par suite d’une bagarre. Une fois de plus les rivalités commerciales avaient dégénéré en violence. Il devenait évident que des mesures étaient souhaitables pour réduire les dangers de la concurrence. La mort de Ross eut pour résultat immédiat la fusion de la Gregory, MacLeod and Company avec la North West Company. La nouvelle entreprise comptait 20 actions, et Mackenzie reçut l’une des quatre qui furent assignées aux quatre associés survivants de la Gregory, MacLeod and Company. Pond ne fut pas exclu, mais il semble qu’on s’entendît pour que la saison de 1787–1788 fût la dernière qu’il passât dans l’Ouest. Il retourna à son poste de la rivière Athabasca, où il arriva le 21 octobre 1787. Mackenzie l’accompagnait à double titre, celui de commandant en second et de futur remplaçant. Même s’il était convaincu que Pond était un meurtrier, Mackenzie réussit à s’entendre raisonnablement bien avec lui. Ce dernier était à la fois un trafiquant accompli et un explorateur-né, et Mackenzie désirait beaucoup apprendre de lui tout ce qu’il pourrait en tirer.
Pond quitta pour de bon la région de l’Athabasca au printemps de 1788 et Mackenzie prit charge du département. Il allait succéder à Pond tant comme trafiquant que comme explorateur ; il devait bientôt se préparer à descendre le grand fleuve (l’actuel Mackenzie) qui prend sa source dans le Grand Lac des Esclaves. Rien ne nous permet de douter qu’en entreprenant cette expédition il s’ attendait à trouver le cours de la rivière tel, sensiblement, que Pond l’avait tracé sur sa carte de 1787. Pond, pour sa part, ne s’était jamais départi de deux de ses postulats fondamentaux mais erronés. En novembre 1789, avant que les détails de la première expédition de Mackenzie ne fussent connus dans l’Est, Pond eut plusieurs entretiens, à Québec, avec Isaac Ogden, qui les résuma dans une lettre à son père. « II ne peut y avoir de doute, écrivait-il, que la source de la rivière Cook est maintenant entièrement découverte et connue. » Et, à la conviction de Pond que le voyage serait court, du Grand Lac des Esclaves à l’embouchure supposée de la rivière Cook, Ogden fit une allusion dans une note : « Un autre homme, nommé McKenzie, fut laissé par Pond au [Grand] Lac des Esclaves, avec instructions de descendre la rivière et [de se rendre] de là en Unalaska, et de même à Kamskatsha, et ensuite en Angleterre via la Russie, etc. » Que Mackenzie se conformât effectivement à des instructions précises, le fait en est prouvé par son propre récit de voyage, intitulé « Journal of a Voyage performed by Order of the N. W. Company, in a Bark Canoe in search of a Passage by Water through the N. W. Continent of America from Athabasca to the Pacific Ocean in Summer 1789 ». Mais il est certain que Mackenzie reçut avec plaisir ce mandat. Dans la préface du récit imprimé de ses voyages, il décrivit « la possibilité de réaliser une percée à travers le continent américain » comme le « plus cher projet qu’[il] bitionnai[t] ».
Le quartier général de Mackenzie, dans la région de l’Athabasca, avait d’abord été situé à l’endroit connu par la suite sous le nom de « vieil établissement », que Pond avait fondé en 1778 à quelque 40 milles en amont de la rivière Athabasca. En 1788, Mackenzie envoya son cousin Roderick, qui travaillait alors avec lui, construire le premier fort Chipewyan, sur la rive sud du lac Athabasca, où il le rejoignit peu avant Noël. C’est de ce nouveau poste que Mackenzie partit pour son premier voyage de découverte, le 3 juin 1789. Son équipe était formée de quatre voyageurs canadiens, d’un jeune Allemand dont la présence n’est pas expliquée, d’un Indien chipewyan connu sous le nom d’English Chief*, et d’un certain nombre d’épouses indiennes et de serviteurs. On avança lentement et avec difficulté dans le cours supérieur de la rivière des Esclaves, aux rapides nombreux, et les glaces retardèrent l’expédition dans le Grand Lac des Esclaves ; mais, une fois dans le Mackenzie, l’avance fut rapide. Les quelque 1 075 milles que mesure ce fleuve furent parcourus en 14 jours seulement, à la vitesse moyenne de plus de 75 milles par jour. Sur près de 300 milles, le Mackenzie coulait d’une façon générale en direction ouest, comme l’avait prédit Pond, mais, à l’endroit connu maintenant sous le nom de Camsell Bend, le fleuve tournait carrément en direction nord et, jour après jour, maintenait cette orientation générale. La conclusion s’imposa enfin qu’il ne pouvait donner accès au Pacifique. « Je ne sais vraiment plus que faire ici », écrivait Mackenzie dans son journal, le 10 juillet – il n’était qu’à deux jours de la mer –, « étant assuré que de poursuivre dans cette direction ne permettra pas l’atteinte de l’objectif assigné à ce voyage, car il est évident que ces eaux ne peuvent que se déverser dans l’Océan du Nord. » Il décida néanmoins d’aller de l’avant « jusqu’à la décharge de ces eaux, puisque cela satisfera[it] la curiosité des gens à défaut de satisfaire leurs intentions ». Le temps brumeux le laissa dans l’incertitude pendant une brève période : avait-il vraiment atteint l’ océan Arctique ou simplement un grand lac ? Mais il n’est pas douteux qu’il ait atteint la mer. Il passa quatre nuits dans l’île Whale (île Garry, Territoires du Nord-Ouest), au large de l’embouchure du fleuve. Il avait ainsi baptisé cette île à cause des nombreuses baleines blanches qu’on avait vues dans les parages, et il fit des observations sur le flux et le reflux de la marée. L’expédition entreprit le retour au fort Chipewyan le 16 juillet et y parvint le 12 septembre. On avait fait le voyage, aller et retour – plus de 3 000 milles –, en 102 jours.
Bien qu’il eût, le premier, exploré l’un des grands fleuves du monde et que plus tard il finît par en éprouver de la fierté, Mackenzie eut d’abord une première réaction de frustration. Pendant qu’il assistait au rendez-vous annuel des Nor’Westers à Grand Portage, en 1790, il fit, dans une lettre à Roderick, la remarque suivante : « On parle à peine de mon expédition, mais c’est à quoi je m’attendais. » La réaction des associés s’explique par le fait que la plupart d’entre eux avaient l’habitude de faire de longs et pénibles voyages par voie de terre, et Mackenzie ayant échoué dans sa recherche d’une route vers le Pacifique, ses explorations se révélaient sans utilité immédiate pour la North West Company. Mais on ne saurait dire que la valeur personnelle de Mackenzie ne fut pas appréciée : une nouvelle entente au sein de la North West Company, prenant effet en 1792, lui accordait 2 des 20 actions de la compagnie, au lieu de l’unique action qu’il détenait depuis 1787. On prétend qu’il surnomma le Mackenzie « River Disappointment », mais cela est douteux. L’original de la lettre dans laquelle il est censé avoir utilisé ce nom a disparu, et le nom n’apparaît que dans l’une des quatre copies qu’on a conservées de cette lettre ; dans les trois autres, Mackenzie désigne le fleuve sous l’appellation de « Grand River ».
Mackenzie jouissait d’une force physique, d’une détermination et d’une résistance remarquables. Il disait posséder « une constitution et une ossature à la hauteur des entreprises les plus ardues ». Comme l’indique la rapidité avec laquelle il voyageait, c’était un rude meneur d’hommes. Selon l’historien Joseph Burr Tyrrell*, Mackenzie était « un homme autoritaire, et ceux qui l’accompagnaient – Blancs ou indigènes – n’étaient que des instruments servant à atteindre le but qu’il avait en tête ». Ce jugement est toutefois trop sévère. Au moment où l’explorateur doutait de pouvoir atteindre l’Arctique, il notait dans son journal : « Mes hommes manifestent un grand regret d’avoir à rebrousser chemin sans voir la mer, en quoi je les crois sincères, car nous avons fourni des étapes extrêmement dures en descendant la rivière, et je ne les ai jamais entendus grommeler ; [ils étaient] au contraire de bonne humeur […] et se disent prêts à m’accompagner maintenant et en tout temps là où je déciderais de les conduire. » Il n’exagérait pas, puisque deux des quatre voyageurs qui s’étaient rendus avec lui jusqu’à l’Arctique firent également partie de sa deuxième expédition. Il avait veillé au bien-être de ses hommes, s’était efforcé de les protéger des dangers en cours de route et les avait tous ramenés sains et saufs.
Avant même que sa première expédition ne fût terminée, Mackenzie en avait une autre en tête. Il avait rencontré relativement peu d’Indiens et n’avait pas vu d’Inuit, mais, en remontant le fleuve, il avait tenté de questionner des indigènes qu’il avait rencontrés. Il espérait ainsi en tirer des renseignements sur les cours d’eau qui, situés à l’ouest des montagnes, pourraient vraisemblablement se diriger vers le Pacifique. Il s’était cependant rendu compte de certaines lacunes dans ses connaissances et de certaines déficiences de son équipement : il voulait y remédier avant de pousser ses explorations. Ses calculs des latitudes, qu’il fixait habituellement de 7 à 15 minutes trop au sud, le servirent assez bien, mais il ne disposait d’aucun instrument qui lui eût permis de déterminer les longitudes. Cette faiblesse fut montée en épingle, peut-être d’une manière quelque peu arrogante et embarrassante, par Philip Turnor*, arpenteur compétent au service de la Hudson’s Bay Company, qu’il eut l’occasion de rencontrer à Cumberland House (Saskatchewan) en juin 1790. Turnor nota à cette époque : « McKensie dit qu’il a été à la mer et pense que c’était la mer hyperboréenne, mais il ne semble pas familier avec les observations, ce qui me fait penser qu’il n’est pas bien sûr de l’endroit où il a été. » Mackenzie, en fait, savait parfaitement où il était allé, mais sa rencontre avec Turnor le confirma sans doute dans sa résolution de visiter Londres à titre privé au cours de l’hiver de 1791–1792 pour y recevoir des conseils et y acquérir du matériel. Il n’en était pas moins assez mal équipé quand il entreprit sa deuxième expédition, à l’automne de 1792, puisqu’il semble n’avoir disposé que d’un compas, d’un sextant, d’un chronomètre et d’un grand télescope. En dépit de la pauvreté relative de son équipement, l’exactitude dont Mackenzie fit preuve, en relevant sa position, de temps à autre, reste remarquable. Heureusement, il était alors conscient de la grande distance qu’il aurait à parcourir pour atteindre le Pacifique, car l’erreur de Pond sur la situation réelle du lac Athabasca avait été détectée : la longitude exacte du fort Chipewyan, établie par Turnor, pouvait maintenant être comparée aux relevés précédents de Cook sur la côte du Pacifique.
Pour sa deuxième entreprise, Mackenzie avait décidé de remonter la rivière de la Paix jusqu’à sa source, dans les montagnes, et de franchir ensuite la ligne de partage des eaux dans l’espoir de trouver sur le versant ouest une rivière qui le mènerait au Pacifique. Il partit du fort Chipewyan le 10 octobre 1792 et commença de remonter la rivière de la Paix, avec l’idée de construire un poste avancé où il pourrait passer l’hiver. Ce fut le fort Fork (Peace River Landing, Alberta), près du confluent des rivières de la Paix et Smoky. Au printemps, il éprouva de la difficulté à rassembler un équipage, mais put enfin se mettre en route le 9 mai 1793. Le récit de son départ du fort Fork illustre les étonnantes caractéristiques d’un canot d’écorce de bouleau utilisé pour la traite : « ses dimensions intérieures, écrivit-il, étaient de vingt-cinq pieds de longueur, exclusion faite de la courbure de l’étrave et de la poupe, sa cale de vingt-six pouces et sa largeur de quatre pieds neuf pouces. Il était en même temps si léger que deux hommes pouvaient le porter d’une traite sur trois ou quatre milles de bon chemin. Dans cette mince embarcation, nous plaçâmes des provisions, des marchandises qui devaient servir de présents, des armes et munitions, le bagage, d’un poids atteignant trois mille livres, et l’équipage, [formé] de dix personnes. » Mackenzie avait choisi Alexander Mackay pour commander en second ; deux Indiens, à qui l’on confierait les rôles d’interprètes et de chasseurs, et six voyageurs composaient le personnel de l’expédition. Mackenzie joua de malchance dans le cas de certains membres de l’équipage qu’il avait dû accepter de prendre avec lui. Quelques jours seulement après le départ, certains d’entre eux furent si épouvantés par les portages du canon de la rivière de la Paix qu’ils le supplièrent d’abandonner complètement son entreprise. Mais, en dépit de ces plaintes et de nombreuses autres qu’ il eut à essuyer par la suite, il put poursuivre son avance et maintenir la discipline et quelque apparence de bon moral au sein de son équipe.
À la fin de mai, Mackenzie avait atteint le point où les rivières Parsnip et Finlay se rejoignent pour former la rivière de la Paix. Il décida de remonter la Parsnip, suivant en cela le conseil d’un vieil Indien qui lui dit qu’un portage, à la tête des eaux, le conduirait, au delà d’une hauteur, vers une grande rivière coulant en direction de l’ouest. Cette affirmation était exacte, mais le voyage dans les petits ruisseaux et lacs qui reliaient entre elles des rivières plus grandes, sur chaque versant des montagnes, se révéla fort difficile, spécialement dans le ruisseau James que Mackenzie baptisa avec à-propos « Bad River ». Enfin, le 18 juin, il descendit la rivière McGregor et atteignit le Fraser ; ignorant son existence, il conclut hâtivement qu’il devait avoir atteint le cours supérieur du Columbia. Quatre jours plus tard, il l’avait descendu jusqu’à l’emplacement du futur fort Alexandria (Alexandria, Colombie-Britannique), ainsi baptisé en son honneur. Rendu là, il put discuter avec les Indiens qui lui déconseillèrent fortement de pousser plus avant. Ils lui dirent que certaines parties du fleuve étaient virtuellement infranchissables et que son embouchure se trouvait encore loin au sud. Selon eux, le meilleur moyen d’atteindre l’océan était de beaucoup la voie de terre, passablement plus courte. Mackenzie devrait remonter le Fraser, jusque dans les environs de son grand tributaire, la rivière West Road, dont ensuite il suivrait la vallée en direction ouest.
Mackenzie n’était pas homme à reculer devant les difficultés, et il craignit qu’un tel changement dans ses plans ne fût interprété comme un abandon et ne nuisît au moral de ses gens : « dans un voyage comme celui-là, nota-t-il dans son journal, un retour en arrière ne pouvait manquer de refroidir l’ardeur, de miner le zèle et d’affaiblir la confiance de ceux qui n’ont pas de plus grand motif dans l’entreprise que d’en suivre le chef ». Telles étaient, ajouta-t-il, les réflexions qui « attristaient et tourmentaient » son esprit. Il décida, néanmoins, qu’il fallait suivre les conseils des Indiens, et, le lendemain, 23 juin, il entreprit de retourner vers la West Road.
Le 4 juillet, le canot et le surplus de provisions avaient été cachés près du confluent du Fraser et de la West Road, et les membres de l’expédition, lourdement chargés, se mirent en route vers le littoral. Mackenzie, pour sa part, portait du pemmican et autres victuailles, d’un poids approximatif de 70 livres, sans compter des armes, des munitions et son télescope. Il se dirigea vers l’ouest en empruntant la vallée de la West Road, ou du moins en ne s’en éloignant guère, et en suivant la plupart du temps des pistes bien battues par les Indiens. Plus tard, il remonta le ruisseau Ulgako, affluent de la West Road, et, après s’en être éloigné, continua sa marche en direction ouest vers les lacs Tanya. Là, les propos des Indiens lui indiquèrent qu’il avait le choix, soit de se diriger au nord vers la rivière Dean, soit au sud, vers la Bella Coola. Il adopta ce dernier itinéraire et, en marchant vers le sud, traversa le col Mackenzie, à 6 000 pieds d’altitude, le plus haut sommet jamais atteint au cours de ses voyages. Le 17 juillet, il pénétra dans la gorge profonde de la Bella Coola et fut accueilli par des Bella Coolas dans un petit établissement qu’il baptisa « Friendly Village ». Deux jours plus tard, ayant descendu la rivière tumultueuse, il tomba sur six curieuses cabanes indiennes construites sur pilotis, à environ 25 pieds de hauteur. « De ces cabanes, écrivit-il, je pus apercevoir l’embouchure de la rivière et [me rendre compte qu’elle] se déchargeait dans un étroit bras de mer. » C’est de cette façon, singulièrement dénuée d’émotion, que Mackenzie nota la fin du premier voyage à travers l’Amérique, au nord du Mexique.
En dépit de petites alertes, Mackenzie avait réussi jusque-là à entretenir de bonnes relations avec les Indiens de rencontre. Il n’en alla pas de même à l’embouchure de la Bella Coola avec les Bella Bellas qui ne se montrèrent nullement amicaux : on réussit de justesse à éviter les conflits ouverts. En conséquence, on ne se livra guère à l’exploration après qu’on eut atteint l’endroit où la marée commençait à se faire sentir, mais Mackenzie put se procurer un canot et descendre le bras North Bentinck, dans lequel se décharge la Bella Coola, et de là se rendre jusqu’au chenal Dean. À ce dernier endroit, il rencontra un plus grand nombre de Bella Bellas, qui, raconta-t-il, le considérèrent « avec un air d’indifférence et de dédain ». Mackenzie poursuivit son récit en disant : « L’un d’entre eux, en particulier, me fit comprendre, d’un air insolent, qu’un grand canot était venu récemment dans cette baie, qui portait des gens comme moi, et que l’un d’eux, qu’il appelaMacubah, avait fait feu sur lui et sur ses amis, et que Bensins l’avait frappé au dos, du plat de son épée. » Il semblerait que Macubah fût George Vancouver*, et l’on a suggéré que Bensins fût Archibald Menzies*, le botaniste qui faisait partie de l’expédition ; mais il n’était pas avec Vancouver quand ce dernier explora le chenal Dean le 2 juin, et aucun des journaux de l’expédition ne fait mention de difficultés avec les Indiens. Ce qui eût été une rencontre historique entre Mackenzie et Vancouver fut raté par un peu plus de six semaines.
Pendant la nuit du 21 juillet, les membres de l’expédition dormirent sur un grand rocher, dans le chenal Dean ; le lendemain matin, Mackenzie « mélangea du vermillon dans de la graisse fondue » et inscrivit, sur la face sud-est du rocher, l’inscription fameuse : « Alexander Mackenzie, du Canada, par voie de terre, le vingt-deux juillet mil sept cent quatre-vingt-treize. » Le rocher a été identifié, et les mots de Mackenzie, reproduits d’une manière permanente.
Mackenzie entreprit le voyage de retour le 23 juillet et arriva au fort Chipewyan le 24 août. Une fois de plus, il voyagea à une vitesse phénoménale. Frank C. Swannell, explorateur expérimenté des régions sauvages, estime que, compte tenu des divers retards inévitables, Mackenzie fit en moyenne, dans son voyage vers l’ouest, et tant par terre que par mer, 20 milles par jour. « Le véritable critère de son habileté comme voyageur, affirme Swannell, c’est son voyage de retour, par un chemin connu, alors qu’il était moins lourdement chargé, ayant laissé ‘ derrière des caches pour assurer son ravitaillement. À pied, du « Friendly Village », sur la Bella Coola, jusqu’au Fraser, il couvrit en moyenne 25 milles par jour. Les 860 milles de voyage par eau demandèrent 24 jours, portages compris, soit une moyenne de 36 milles par jour. » La distance totale parcourue, aller et retour, fut d’un peu plus de 2 300 milles. Une fois de plus, Mackenzie ramena son équipe saine et sauve, sans aucun blessé, et, malgré certaines difficultés avec les aborigènes au cours de ce deuxième voyage, jamais pendant ses grandes expéditions il ne tira un coup de feu dans un mouvement de colère.
D’un certain point de vue, l’expédition de Mackenzie au Pacifique ressembla malheureusement à son voyage jusqu’à l’Arctique : la route qu’il avait explorée ne s’avéra d’aucune utilité immédiate pour la North West Company. Il avait ajouté à la carte du monde une énorme portion de terre, mais les routes qu’allaient emprunter, dans les années subséquentes, les convois des trafiquants de fourrures seraient découvertes par Simon Fraser* et David Thompson*.
Dans sa demi-solitude du fort Chipewyan, au cours de l’hiver de 1793–1794, Mackenzie, agité et très nerveux, semble avoir frôlé la dépression. L’automne précédent, il avait eu l’intention de mettre son journal au net, mais, par la suite, il informa son cousin Roderick : « la plus grande partie de mon temps, je la passais en vaines spéculations. J’en vins si bien à prendre une telle habitude de penser que j’étais souvent perdu dans mes rêveries et incapable d’écrire et d’en venir au fait. » En janvier 1794, il était décidé à quitter l’Ouest : « Je ne pense plus qu’à retourner en bas. Je suis maintenant plus inquiet que jamais. Car je pense qu’il est impardonnable à un homme de rester dans ce pays s’il peut se permettre de le quitter. »
Mackenzie n’avait pas, toutefois, l’intention d’abandonner la traite des fourrures. Bien au contraire, son voyage jusqu’au Pacifique avait éveillé en lui le désir de voir la traite organisée sur des bases beaucoup plus larges et plus efficaces. En route pour Montréal, en septembre 1794, il rendit visite à Simcoe, lieutenant-gouverneur du Haut-Canada, et lui donna une idée de son projet. Il proposait que la North West Company participât à un effort conjoint avec la Hudson’s Bay Company et l’East India Company. À la Hudson’s Bay Company, l’on demanderait de mettre à la disposition du groupe ses voies d’approvisionnement, via la baie d’Hudson, grâce auxquelles on pourrait à peu de frais livrer les marchandises au cœur du continent ; quant à l’East India Company, on attendrait d’elle qu’elle modifiât son monopole dans le commerce avec la Chine, de façon à permettre qu’on y vendît des fourrures expédiées à partir de la côte du Pacifique. Cette idée n’était pas tout à fait nouvelle : en 1789, Alexander Dalrymple, hydrographe de l’East India Company, avait publié son Plan for promoting the fur-trade, and securing it to this country, by uniting the operations of the East-India and Hudson’s-Bay companys.Dalrymple partageait avec Mackenzie un intérêt pour la côte du Pacifique aussi bien que pour la rivière qui prenait sa source dans le Grand Lac des Esclaves, et, en partie à cause de ses pressions, le gouvernement britannique avait projeté la mise sur pied d’expéditions pour l’exploration du littoral et de la rivière à partir de 1790. La menace d’une guerre avec l’Espagne avait retardé l’expédition par mer, qui avait finalement mis à la voile en 1791, sous les ordres de Vancouver. Le commandement de l’expédition terrestre devait être assumé par le capitaine John Frederick Holland*, qui était arrivé à Québec à l’ automne de 1790 pour y apprendre que Mackenzie l’avait devancé et avait déjà exploré le Mackenzie.
Tant qu’il s’occupa activement de la traite des fourrures, Mackenzie continua de prôner une forme ou l’autre de projet de collaboration, du genre de celui qu’il avait esquissé devant Simcoe, mais il en fut détourné pendant quelque temps par une offre d’association que lui fit la McTavish, Frobisher and Company. Une décennie plus tôt, Simon McTavish avait compris qu’il serait essentiel, pour le succès de la North West Company, que fût créée à Montréal une agence qui dirigeât les achats de fournitures et la mise en marché des fourrures. Il avait si bien manœuvré que son entreprise non seulement assumait ce double rôle, mais détenait aussi une majorité des actions de la North West Company. L’association de Mackenzie prit effet en 1795 ; chaque printemps, il se rendit à Grand Portage pour assister au rendez-vous annuel avec les hivernants. Graduellement, cependant, le côté hyperactif de sa nature s’affirma de nouveau. Sur beaucoup de questions touchant à la direction interne, il se trouva d’accord avec les hivernants plutôt qu’avec ses collègues. Son rêve d’une stratégie plus élargie pour la traite refit surface, ce qui provoqua des différends entre lui et McTavish ; la traite qui se ferait à partir de la baie d’Hudson ou de la côte du Pacifique ne profiterait pas à Montréal, où McTavish avait concentré toutes ses affaires. En 1799, Mackenzie était de nouveau extrêmement nerveux, et, à l’époque où prit fin son association avec la compagnie, le 30 novembre 1799, il partit brusquement pour l’Angleterre.
Mackenzie désirait depuis longtemps publier le récit de ses voyages, et ce fut son premier objectif à Londres. Ses Voyages from Montreal[…] to the Frozen and Pacific oceans […], publiés en décembre 1801, retinrent largement l’attention. Les journaux proprement dits de ses voyages sont précédés d’une bonne histoire générale de la traite des fourrures ; cette partie a peut-être été écrite surtout par Roderick McKenzie, qui avait amassé de la documentation sur l’histoire de la traite des fourrures. Les journaux eux-mêmes furent révisés, en vue de la publication, par William Combe, un prolifique écrivain qui avait antérieurement mis au net le texte des Voyages de John Meares, publiés en 1790. Le 10 février 1802, Mackenzie fut créé chevalier, peut-être à l’instigation d’Edward Augustus, duc de Kent et Strathearn. La seule lettre que nous ayons du duc à Mackenzie, en date du 1ernovembre 1819, indique qu’ils entretenaient des relations d’amitié.
De nouveau, dans les dernières pages de ses Voyages, Mackenzie avait fait état de son projet de collaboration entre la North West Company, la Hudson’s Bay Company et l’East India Company. En janvier 1802, il présenta son plan à lord Hobart, secrétaire d’État aux Colonies. À son projet, il avait incorporé les pêcheries du littoral du Pacifique. Mackenzie songeait aussi à un établissement central à la baie de Nootka (Colombie-Britannique) et à deux postes avancés, l’un au nord, l’autre au sud. Mais, entre-temps, une complication était survenue. En 1798, avant que Mackenzie n’eût quitté le Canada, la New North West Company (nommée parfois XY Company) s’était formée autour de la puissante association de traite Forsyth, Richardson and Company, et bientôt elle fit une vive concurrence à la vieille entreprise de traite, la North West Company. Dès 1800, Mackenzie avait acquis des actions dans la New North West Company à laquelle on donna quelquefois, à partir de 1802, le nom de Sir Alexander Mackenzie and Company. Hobart suggéra que la première étape vers un accord encore plus important des commerçants intéressés à la traite serait la fusion des deux compagnies qui opéraient à partir de Montréal. Mackenzie rentra à Montréal en 1802 pour réaliser ce projet, mais l’antagonisme était trop vif entre Simon McTavish et lui pour que la fusion fût possible. Toutefois, la possibilité d’une coalition se dessina soudain en 1804, à la mort de McTavish. Mackenzie était depuis longtemps un ami intime du neveu et successeur de McTavish, William McGillivray*. Pendant plusieurs années, à Montréal, les deux hommes, qui étaient célibataires, avaient partagé la même résidence, et leur amour de la bonne chère était en ville un sujet de conversation. Mais s’il avait beaucoup d’amis et si, socialement, il était populaire, Mackenzie, dans le domaine de la traite, en était venu de toute évidence à être considéré comme un fauteur de troubles. Il fut exclu de la nouvelle association.
Désœuvré, Mackenzie se laissa persuader de se lancer en politique. Le 16 juin 1804, il fut élu député de la circonscription de Huntingdon à la chambre d’Assemblée du Bas-Canada. Bien qu’il y siégeât officiellement jusqu’en 1808, il n’assista qu’à la première session ; en janvier 1805, comme il l’avouait à son cousin Roderick, il en avait déjà « franchement soupé de la vie parlementaire ». Il désirait sincèrement « que ceux qui avaient cru être [ses] is en [l’]aidant à obtenir une si honorable situation se fussent employés à autre chose ». Il ne paraît pas avoir pris très au sérieux ses responsabilités de député, d’autant qu’il partit pour Londres à l’automne de 1805 et ne fit par la suite que de courts séjours au Canada, le dernier en 1810.
La description de la région de la rivière Rouge, dans les Voyages de Mackenzie, aurait été, à ce qu’on dit, la première à éveiller l’intérêt de lord Selkirk [Douglas] pour ce territoire, et c’est peut-être ce fait qui les amena à se rencontrer. En 1808, tous deux désireux d’influencer la Hudson’s Bay Company, mais pour des raisons tout à fait différentes, ils commencèrent à acheter des actions de cette compagnie. Mackenzie espérait, par ses pressions, assurer l’usage de la voie d’approvisionnement de la baie d’Hudson aux trafiquants de Montréal ; Selkirk visait la concession, dans la région de la rivière Rouge, d’une terre où fonder une colonie. Au début, leurs relations furent cordiales : Mackenzie avait l’impression, semble-t-il, que la concession recherchée par Selkirk serait modeste et ne nuirait pas à la traite des fourrures. Mais quand furent révélées les immenses dimensions du projet, Mackenzie et les représentants de la North West Company firent l’impossible pour empêcher l’octroi de la concession, qui fut néanmoins approuvée par la General Court (assemblée des actionnaires) de la Hudson’s Bay Company, à la fin de mai 1811. Trois mois plus tard, Mackenzie apprit l’échec d’une autre de ses tentatives en vue d’obtenir un appui gouvernemental à son plan de réorganisation de la traite : un mémoire qu’il avait soumis, en mars 1808, au vicomte Castlereagh, alors secrétaire d’État aux Colonies, fut enfin étudié, en août 1811, par le comité de commerce du Conseil privé, qui refusa de s’engager.
À cette époque, Mackenzie avait décidé de prendre sa retraite en Écosse. Le 12 avril 1812, dans une lettre à Roderick McKenzie, il annonçait son mariage avec Geddes Mackenzie, une des jumelles de George Mackenzie, Écossais qui était mort en 1809 après avoir fait fortune à Londres. La nouvelle mariée avait 14 ans ; Mackenzie en avait 48. Geddes et sa sœur avaient hérité du domaine d’Avoch ; à l’époque de son mariage, Mackenzie l’acheta au prix de £20 000. Lady Mackenzie et lui résidaient habituellement à Londres au cours de la saison où la haute société s’y trouvait et vivaient le reste de l’année à Avoch, où Mackenzie s’intéressa aux affaires locales et à diverses améliorations. Le couple eut une fille en 1816 et deux fils en 1818 et 1819. À l’époque de la naissance de ses fils, la santé de Mackenzie baissait et le mal de Bright semble en avoir été la cause principale. En janvier 1820, Mackenzie alla en consultation à Édimbourg ; en mars, sur le chemin du retour à Avoch, il mourut subitement dans une auberge, près de Dunkeld.
La renommée de sir Alexander Mackenzie est solidement fondée sur ses deux remarquables expéditions, toutes deux à l’intérieur d’immenses régions jusque-là inexplorées. Il n’avait que 29 ans à son retour du Pacifique, en 1793, et la relative inefficacité dont il fit preuve par la suite donne de sa carrière subséquente l’impression de n’avoir pas été à la hauteur de ses premières réalisations. La fusion de la New North West Company avec la North West Company, en 1804, fut l’occasion de son exclusion de la traite des fourrures au Canada et, en 1811, Selkirk déjoua sa tentative de s’ assurer une part prépondérante dans la Hudson’s Bay Company. Ce n’est guère qu’après sa mort que la Hudson’s Bay Company, réorganisée depuis peu, adopta beaucoup d’aspects de son plan qui voulait étendre la traite des fourrures à la grandeur du continent.
La maison d’Alexander Mackenzie à Avoch, en Écosse, a été incendiée en 1833 et ses papiers ont été détruits par les flammes. Il a présenté une bonne copie de l’original de son journal de l’expédition dans l’Arctique au marquis de Buckingham ; cette copie se trouve présentement à la BL, Stowe mss 793, ff.1–81. Le journal de la seconde expédition existe seulement dans la version publiée des voyages de Mackenzie, version éditée par William Combe. Un registre de lettres contenant 11 lettres écrites par Mackenzie de New York en 1798 constitue le document le plus important existant encore ; il est conservé aux PAM, HBCA, F.3/1. Roderick McKenzie a reçu un nombre considérable de lettres de son cousin, mais il semble avoir détruit les originaux, lesquels n’existent plus qu’en transcriptions (APC, MG 19, C1) ; l’exactitude de ces dernières est souvent douteuse. Des copies d’autres lettres sont dispersées dans des collections, relatives à la traite des fourrures, conservées aux APC, MG 19, et aux AUM, P 58, G1.
Heureusement, le beau portrait de Mackenzie peint par sir Thomas Lawrence a été sauvé de l’incendie d’Avoch ; il se trouve présentement à la Galerie nationale du Canada à Ottawa. On sait qu’un autre portrait a été exécuté par James Sharples à New York en 1798 ; on suppose qu’il a disparu dans l’incendie.
Le récit de Mackenzie, Voyages from Montreal, on the river St. Laurence, through the continent of North America, to the Frozen and Pacific oceans ; in the years, 1789 and 1793 ; with a preliminary account of the rise, progress, and present state of the fur trade of that country, [WilliamCombe, édit.], a été publié à Londres en 1801 ; une seconde édition, en deux volumes, a paru en 1802. D’autres éditions ont été publiées à New York et à Philadelphie la même année ; une traduction française et deux en allemand ont également été éditées en 1802. Une traduction abrégée en russe a paru en 1808. Les éditions les plus utiles parmi celles, complètes ou partielles, qui ont paru par la suite sont Exploring the northwest territory : Sir Alexander Mackenzie’s journal of a voyage by bark canoe from Lake Athabasca to the Pacific Ocean in the summer of 1789, T. H. McDonald, édit. (Norman, Okla., 1966). Il s’agit de la première publication du texte même du journal du premier voyage de Mackenzie. First man west : Alexander Mackenzie’s journal of his voyage to the Pacific coast of Canada in 1793, Walter Sheppe, édit. (Berkeley, Calif., et Los Angeles, 1962). The journals and letters of Sir Alexander Mackenzie, introd. de W. K. Lamb, édit. (Cambridge, Angl., 1970). Cet ouvrage constitue le no 41 des séries spéciales de la Hakluyt Soc. ; il comprend le texte du journal de la première expédition de Mackenzie, le journal de la seconde expédition tel qu’il a été publié en 1801, et toutes les lettres et fragments de lettres connus, de même qu’une bibliographie complète. Le volume 1 des Bourgeois de la Compagnie du Nord-Ouest(Masson) contient les « Reminiscences » by the Honorable Roderic McKenzie being chiefly a synopsis of letters from Sir Alexander Mackenzie ».
La liste des biographies de Mackenzie comprend : Roy Daniells, Alexander Mackenzie and the north west (Londres, 1969) ; J. K. Smith, Alexander Mackenzie, explorer : the hero who failed (Toronto et New York, [1973]), une évaluation hautement critiquable ; M. S. Wade, Mackenzie of Canada : the life and adventures of Alexander Mackenzie, discoverer (Édimbourg et Londres, 1927) ; [H.] H. Wrong, Sir Alexander Mackenzie, explorer and fur trader (Toronto, 1927).
Les autres ouvrages utiles pour la compréhension du personnage sont : Basil Stuart-Stubbs, Maps relating to Alexander Mackenzie : a keepsake for the Bibliographical Society of Canada/Société bibliographique du Canada([Vancouver], 1968) ; R. P. Bishop, Mackenzie’s Rock : with a map showing the course followed by the explorer from Bella Coola, B.C., to the rock, and illustrated with views along the route (Ottawa, [1924]) ; M. W. Campbell, NWC (1957) ; Morton, Hist. of Canadian west ; Rich, Hist. of HBC ; H. R. Wagner, Peter Pond, fur trader and explorer ([New Haven, Conn.], 1955) ; T. Bredin, « Mackenzie, Slave Lake and Whale Island », Beaver, outfit 294 (été 1963) : 54s. ; R. H. Fleming, « McTavish, Frobisher and Company of Montreal », CHR, 10 (1929) : 136–152, et « The origin of « Sir Alexander Mackenzie and Company », CHR, 9 (1928) : 137–155 ; R. G. Glover, « Hudson’s Bay to the Orient », Beaver, outfit 281 (déc. 1950) : 47–51 ; E. A. Mitchell, « New evidence on the Mackenzie-McTavish break », CHR, 41 (1960) : 41–47 ; Franz Montgomery, « Alexander Mackenzie’s literary assistant », CHR, 18 (1937) : 301–304 ; J. K. Stager, « Alexander Mackenzie’s exploration of the Grand River », Geographical Bull. (Ottawa), 7 (1965) : 213–241 ; F. C. Swannell, « Alexander Mackenzie as surveyor », Beaver, outfit 290 (hiver 1959) : 20–25, et « On Mackenzie’s trail », Beaver, outfit 289 (été 1958) : 9–14. [w. k. l.]
FRASER, SIMON, trafiquant de fourrures et explorateur, né à Mapletown (près de Bennington, Vermont) en 1776 ; huitième et dernier enfant de Simon Fraser, descendant des Fraser de Culbokie et Guisachan, branche cadette des Fraser de Lovat, et d’Isabella Grant, fille du laird de Daldregan ; décédé à sa ferme dans les environs de St Andrews, comté de Stormont, Haut-Canada, le 18 août 1862.
Les parents de Simon Fraser faisaient partie du célèbre groupe d’émigrants highlanders, pour la plupart des catholiques comme eux, qui arrivèrent à New York sur le Pearl en 1773. Après un an passé à Albany, les Fraser allèrent s’établir dans une ferme à Mapletown où naquit le futur explorateur. Les Fraser y connurent bientôt des temps difficiles. La région faisait l’objet d’une querelle entre les états de New York et du New Hampshire, et, par suite de contradictions dans les titres de propriété, ils perdirent 60 des 160 acres de leur ferme. Bien plus grave encore fut l’éclatement de la Révolution américaine : les Fraser étaient fidèles à la couronne britannique tandis que leur entourage sympathisait fortement avec la cause des rebelles. Malgré les insultes et la persécution dont il eut à souffrir, Simon Fraser, père, prit une part active à la défense des intérêts des Loyalistes. Issu d’une famille de militaires (deux de ses frères avaient été officiers dans le célèbre 78e régiment, les Highlanders de Fraser, et s’étaient battus sous les ordres de James Wolfe* à Québec), il prit la décision de rallier l’armée britannique à la première occasion. Elle se présenta en 1777, lorsque le général John Burgoyne* mena sa malheureuse expédition dans la région. Simon Fraser et son fils aîné, William, s’engagèrent en juillet et, le 17 août, prirent part à la bataille de Bennington au cours de laquelle les Anglais subirent un échec décisif. À ce moment-là ou peu après, Fraser fut arrêté par les Américains et amené à Albany où on l’enferma dans des conditions si rigoureuses qu’il mourut après un peu plus d’un an d’emprisonnement.
Une fois la guerre terminée, Isabella Fraser décida d’émigrer au Canada. Le capitaine John Fraser*, l’un des frères qui avaient servi dans les Highlanders de Fraser, s’était établi à Montréal et avait été nommé juge à la Cour des plaids communs. En 1784, grâce à l’aide de son beau-frère, Isabella put aller, avec ses jeunes enfants, rejoindre son fils William qui avait pris possession d’une terre à Coteau-du-Lac, à l’ouest de Montréal.
En 1790, quand le jeune Simon atteignit l’âge de 14 ans, on l’envoya à Montréal où le juge se chargea de lui. Il fit quelques études, bien sommaires puisque dès 1792 il était en apprentissage à la North West Company. Que le choix de sa carrière ait porté sur le commerce des fourrures n’a rien d’étonnant. À l’époque, c’était un secteur important du commerce à Montréal ; deux des frères d’Isabella Fraser s’y livraient, et les Fraser étaient apparentés à Simon McTavish*, personnage dominant au sein de la North West Company.
On ne sait à peu près rien de la vie de Fraser durant les quelque 12 années suivantes. Le nom de Simon Fraser se retrouve dans divers lettres et dossiers ; toutefois la North West Company eut, au cours des années 1790, au moins quatre hommes à son service portant ce nom, et il est rarement possible d’établir lequel des quatre est en cause. Commis dans le département d’Athabasca en 1799, il y passa vraisemblablement la majeure partie de son temps. Il était bien considéré et réussissait bien comme trafiquant car le procès-verbal de l’assemblée des associés de la compagnie, tenue à Grand Portage, Minnesota, le 30 juin 1801, contient la mention suivante : « Il a été décidé à l’unanimité » que Fraser et cinq autres employés « seront admis comme associés dans la North West Company avec un quarante-sixième des actions chacun, leurs intérêts dans la compagnie entrant en vigueur avec la mise sur pied du convoi de l’année 1802. » Devenir associé à l’âge de 25 ans constituait une réussite peu ordinaire.
Depuis une décennie ou plus, les Nor’Westers s’intéressaient à l’exploration de l’Ouest, avec deux objectifs en vue. D’abord, l’augmentation du commerce : les territoires au-delà des Rocheuses pourraient bien se révéler une riche source de fourrures ; ensuite, la découverte d’une route naturelle praticable vers la côte du Pacifique pouvant assurer l’approvisionnement de la région et l’expédition des fourrures, et cela parce que le coût du transport à partir de Montréal deviendrait prohibitif, vu l’éloignement. Il y avait aussi l’éventualité d’établir un commerce direct entre la côte du Pacifique et le marché chinois des fourrures.
Alexander Mackenzie* avait tenté de trouver une route vers la côte en suivant le fleuve Mackenzie en 1789, mais il avait abouti à l’océan Arctique au lieu du Pacifique. Il atteignit le Pacifique en 1793, par une route si difficile cependant qu’on la considéra inutilisable pour fins de commerce. L’exploration de l’Ouest cessa ensuite pendant un certain temps, en grande partie à cause d’un conflit de personnalité et de politique entre Mackenzie et McTavish. Quand Fraser fut promu au rang d’associé, Mackenzie et d’autres employés étaient déjà au service de la compagnie rivale, la XY ou New North West Company. Cette compagnie faisait aux Nor’Westers une concurrence énergique, violente et coûteuse, si bien que ces derniers n’avaient plus de ressources, humaines ou autres, à consacrer à l’expansion. Cette situation prit fin en 1804 quand la North West et la New North West fusionnèrent quelques mois après la mort de McTavish.
Pour éviter toute friction, Mackenzie fut exclu de la gestion de la firme ainsi créée ; toutefois, les Nor’Westers s’intéressaient davantage à ses découvertes qu’ils ne l’avaient laissé paraître. La fusion permit d’envisager la reprise de l’expansion vers l’Ouest, et, en 1805, on confia à Fraser la mission d’étendre les opérations commerciales au-delà des Rocheuses. Les voyages de Mackenzie avaient été principalement des expéditions de reconnaissance ; la mission de Fraser, par contre, reflétait une ferme décision d’établir des postes de traite et de prendre possession du pays tout en explorant les routes possibles. Il mérite, en conséquence, le titre de pionnier de la colonisation dans le territoire qui est de nos jours la Colombie-Britannique continentale.
À l’automne de 1805, Fraser remonta la rivière de la Paix et construisit Rocky Mountain Portage House à l’extrémité est du canon de cette rivière. L’établissement était destiné à servir à la fois de poste de traite et de base pour la poussée vers l’ouest au-delà des montagnes. Il est évident que Fraser avait reçu le mandat de réexaminer la route de Mackenzie, laquelle remontait les rivières de la Paix et Parsnip, traversait le col où se situent les lignes de partage des eaux de la rivière de la Paix et du fleuve Fraser, puis descendait le Fraser, qu’on prenait encore à l’époque pour le fleuve Columbia. Mackenzie, à qui les Indiens avaient parlé de rapides et de canons infranchissables, avait rebroussé chemin dans les environs d’Alexandria ; Fraser devait poursuivre la descente du fleuve et, ce faisant, vérifier les dires des Indiens.
John Stuart*, qui allait être son compagnon et un précieux lieutenant dans la plupart de ses voyages, et un jeune commis du nom de James McDougall l’accompagnaient dans cette expédition. Peu après l’érection de Rocky Mountain Portage, Fraser et McDougall se remirent en route dans le but d’aller bâtir un avant-poste plus à l’ouest. Ils remontèrent la rivière de la Paix, puis la Parsnip, et trouvèrent la rivière Pack qui les mena jusqu’au lac Trout (lac McLeod). Les Sèkkanais, qui habitaient l’endroit, se montrèrent amicaux, et un fort modeste y fut construit, le poste du lac Trout (Fort McLeod), premier établissement permanent de Blancs au-delà des Rocheuses à l’intérieur des limites actuelles du Canada. Au cours de l’hiver, l’engagé que Fraser et McDougall avaient chargé de garder le fort lors de leur retour à Rocky Mountain Portage, déserta son poste, et c’est McDougall qui fut désigné pour retourner au lac Trout afin de veiller sur la propriété de la compagnie. Cette décision eut des conséquences importantes car McDougall ayant entendu les Indiens parler d’un lac beaucoup plus grand à l’ouest, partit en reconnaissance et découvrit le « lac des Porteurs » (lac Stuart). Situé au cœur du territoire habité par les Porteurs, c’était un endroit tout indiqué pour l’établissement d’un poste de traite. Fraser prit la décision de combiner la construction de ce poste avec les voyages d’exploration qu’il comptait entreprendre en 1806. McDougall avait appris que les eaux du lac Stuart aboutissaient au fleuve Fraser par un cours d’eau quelconque. Fraser conçut alors le plan, qu’il mit d’ailleurs à exécution, de descendre le Fraser jusqu’à l’embouchure de ce cours d’eau (qui se révéla être une combinaison de la rivière Nechako et de son affluent, la rivière Stuart) et de le remonter jusqu’au lac Stuart.
Juste avant de quitter Rocky Mountain Portage, Fraser expédia à Dunvegan (Alberta) les fourrures recueillies au cours de l’hiver. Le chargement comprenait 14 lots provenant du lac Trout, soit les premières fourrures à faire l’objet de traite à l’ouest des Rocheuses. Fraser était très satisfait de la qualité des peaux. « Les fourrures sont très belles, nota-t-il dans son journal. La plus grande partie des animaux ont été tués au moment propice et nombre de peaux sont supérieures à tout ce que j’ai vu dans l’Athabasca. »
La débâcle se produisit tard en 1806 ; Fraser et Stuart durent attendre jusqu’au 20 mai avant d’entreprendre la remontée de la rivière de la Paix enfin libérée des glaces. Les voyageurs eurent de nombreuses difficultés à surmonter. La plupart des rivières et des ruisseaux qu’ils suivaient étaient en crue et les courants rapides ralentissaient leur avance. On manquait d’écorce de bonne qualité pour la construction des canots à Rocky Mountain Portage et il leur fallut remplacer, au lac Trout, la vieille embarcation de fortune dans laquelle ils avaient commencé leur voyage. L’équipage était médiocre, formé de dix hommes sans expérience, dont la plupart subirent des accidents ou tombèrent malades au cours du voyage. Fraser avait évidemment un exemplaire du journal de Mackenzie. Il se permettait parfois dans son propre journal des remarques tendant à déprécier les explorations « du Chevalier ». Mackenzie n’avait remarqué ni la rivière Pack ni la Nechako, et, le 5 juin, Fraser note qu’il « pouvait prouver qu’il ne porta que rarement ou jamais toute l’attention qu’il prétendait avoir portée ». Mais quand il fut lui-même obligé de traverser les cols et qu’il se trouva aux prises avec les rapides, les amoncellements rocheux, les troncs d’arbres et autres obstacles sur la rivière Bad (c’est le nom que Mackenzie avait donné au ruisseau James), il fut forcé d’admettre, le 10 juillet, que Mackenzie l’avait décrite « avec une grande exactitude. Elle est certainement bien nommée et c’est un endroit des plus dangereux. »
Fraser rencontra d’autres difficultés au lac Stuart, qu’il atteignit finalement le 26 juillet. Il y construisit un poste (le futur fort St James) ; toutefois, il ne disposait que de peu d’articles de traite. Les Indiens souffraient de la famine, la remontée des saumons étant tardive cette année-là, et Fraser ainsi que ses hommes se retrouvèrent bientôt dans la même situation. Il avait eu l’intention de retourner au fleuve Fraser et de faire le relevé d’au moins une partie de son cours avant la venue de l’hiver, mais le manque d’articles de traite et de provisions le força à remettre à plus tard l’exécution de cette partie importante de sa mission. Au lieu de cela, il chargea Stuart de se rendre au lac Fraser que les Indiens avaient décrit ; plus tard, il y construisit avec Stuart un poste qui fut, par la suite, appelé fort Fraser. Il donna à toute la région le nom de New Caledonia, parce que, croit-on, le pays lui rappelait les descriptions que sa mère lui avait faites des Highlands de l’Écosse.
À sa grande inquiétude, Fraser ne reçut de nouveaux approvisionnements et des hommes supplémentaires qu’à l’automne de 1807. Il lui fallut donc remettre l’exploration du fleuve à 1808 et se contenter entre temps d’établir le fort George (Prince George), sur la rive du fleuve, près de l’embouchure de la Nechako. C’était un bon emplacement pour un poste de traite et un point de départ pratique pour la descente du fleuve.
Le contingent de 24 hommes quitta le fort George dans 4 canots le 28 mai 1808. Il comprenait Fraser, Stuart, un jeune commis, Jules-Maurice Quesnel*, 19 autres employés de la compagnie et 2 Indiens. Dès les premiers jours, les Indiens les avertirent que le fleuve, en aval, « n’était qu’une succession de chutes et de cascades » qu’ils ne réussiraient pas à franchir. Même les portages se révélèrent d’une difficulté extrême, si bien que les équipages des canots prirent le risque de descendre les rapides, afin d’éviter la tâche ardue de transporter les embarcations et les cargaisons à dos d’homme. En beaucoup d’endroits, à cause de l’escarpement des rives, il devenait impossible de quitter le fleuve, et les occupants des canots auraient été réduits à l’impuissance s’ils n’avaient été prévenus de l’existence des rapides et des chutes. Le fleuve était en crue ; à un moment donné, l’eau s’éleva de 8 pieds en 24 heures. Dès le 10 juin, Fraser était convaincu que les Indiens avaient raison de dire que c’était une folie de descendre le fleuve. À quelque distance en amont de Lillooet, les canots furent placés à l’ombre sur des échafaudages, les effets qu’on ne pouvait porter furent déposés dans une cache et l’exploration se poursuivit à pied.
La voie de terre se révéla presque aussi pénible que la voie fluviale. « Cela fait longtemps que je fréquente les Rocheuses, écrit Fraser, mais je n’ai jamais rien vu de semblable, et les mots me manquent pour décrire notre situation à certains moments. Nous avons été obligés de passer là où aucun être humain ne devrait s’aventurer. » De temps à autre, il était possible de voyager sur l’eau, mais on dut alors emprunter, non sans difficulté, des canots aux Indiens, emprunt qui, en une circonstance au moins, tenait plutôt de la réquisition.
Fraser se montra fort habile dans ses négociations avec les Indiens : il fallait établir des relations d’amitié avec les tribus qu’il rencontrait, et le passage d’un territoire tribal à un autre était toujours une affaire délicate. Avec l’aide des deux Indiens qui l’accompagnaient, il s’assura, quand c’était possible, que chaque tribu fût prévenue d’avance de leur arrivée et informée de leurs intentions amicales. Cependant, il restait toujours sur ses gardes. « Quelle que soit l’apparente bonté des sauvages, écrit-il le 20 juin, je sais que ce n’est pas dans leur nature d’être sincères dans leurs déclarations aux étrangers […]. Il est certain que moins il y aura de familiarité entre nous, mieux ce sera. » Il y avait un grand nombre d’aborigènes : les explorateurs rencontrèrent des groupes de quelques centaines d’individus à plusieurs reprises et, à une occasion, Fraser estima à 1 200 le nombre des participants à un rassemblement.
Tout se passa raisonnablement bien jusqu’à l’embouchure du fleuve, mais là les Cowichans se montrèrent d’abord méfiants, puis ouvertement hostiles. Fraser ne put s’aventurer aussi loin qu’il l’aurait voulu dans le détroit de Georgia et, quand il s’engagea à la hâte dans le fleuve, les Cowichans se lancèrent à la poursuite de ses canots et harcelèrent les équipages jusque dans les environs de Hope. De nombreux canots remplis d’Indiens s’approchèrent à maintes reprises avec l’intention de renverser l’embarcation de Fraser, mais ils furent repoussés chaque fois, quoique sans pertes de part et d’autre. Les Cowichans abandonnèrent finalement la chasse, laissant toutefois les hommes de Fraser dans un état d’épuisement et de découragement.
L’autorité de Fraser subit le test suprême quand bon nombre de ses hommes décidèrent de quitter le fleuve et de tenter de retourner seuls au fort George. Fraser « tour à tour les sermonna et les menaça », insistant sur le fait que c’était seulement en restant ensemble qu’ils pouvaient espérer en sortir. « Après beaucoup de discussions […], écrit-il dans son journal le 6 juillet, nous nous sommes serré la main, prenant la ferme décision de ne jamais nous séparer durant le voyage ; cette décision fut immédiatement confirmée par le serment suivant […] : « Je jure solennellement devant Dieu que je périrai plutôt que d’abandonner dans le péril n’importe lequel des nôtres durant le présent voyage. » Une fois la cérémonie terminée, chacun endossa ses plus beaux vêtements et s’occupa de son propre chargement. » Le 6 août, ils atteignirent le fort George sains et saufs. La descente du fleuve avait pris 36 jours, et le voyage de retour, 37.
La question à savoir si Fraser a effectivement atteint l’embouchure du fleuve a donné lieu à de nombreux débats, résultant en grande partie de ce qu’il a exprimé dans son journal sa « grande déception de ne pas avoir vu la pleine mer, après en être venu si près qu’elle était presque en vue ». Toutefois, le village des Musqueams qu’il visita était situé à l’embouchure du fleuve Fraser, et il alla même plus loin en canot en direction de Point Grey. Quand Fraser fit cette remarque, il croyait l’océan tout proche, quand, en réalité, il en était encore à 140 milles, au-delà de l’île de Vancouver.
Le voyage, accompli au prix de tant d’efforts et de courage, se termina pour Fraser par une déception et le sentiment d’avoir échoué dans sa mission. Le fleuve ne serait d’aucune utilité comme voie de communication et il découvrit que son embouchure était au 49e degré de latitude. « Ce fleuve n’est donc pas le Columbia, écrit-il avec tristesse. Si j’avais été persuadé de ce fait à l’endroit où j’ai laissé les canots, j’aurais certainement rebroussé chemin dès ce moment-là. » Comme dans le cas du voyage de Mackenzie, qui aboutit à l’Arctique, l’expédition n’avait été d’aucune utilité du point de vue de la North West Company.
Fraser quitta New Caledonia en 1809, assista à la réunion annuelle au fort William (Thunder Bay, Ontario), puis partit en congé. À son retour, en 1810, il fut de nouveau assigné au département d’Athabasca. Il y resta jusqu’en 1814, assumant la responsabilité du district du fleuve Mackenzie durant une bonne partie du temps. Après un second congé en 1814–1815, il quitta Montréal à destination du fort William avec le convoi du printemps, puis poursuivit sa route jusqu’à la rivière Rouge, où il se trouva immédiatement impliqué dans la querelle entre la North West Company et la colonie fondée par lord Selkirk [Douglas*], que les Nor’Westers considéraient comme une menace à leur commerce de fourrures. Il fut au nombre des associés qui escortèrent Miles Macdonell*, gouverneur de la colonie, au fort William comme prisonnier, au cours de l’été de 1815. La violence du conflit qui opposait la North West Company et la Hudson’s Bay Company déplaisait à Fraser. Résolu à prendre sa retraite, il fit des démarches en ce sens, mais on le persuada finalement de retourner dans l’Athabasca pour une autre année. Comme beaucoup de Nor’Westers, il savait sans doute que des troubles se préparaient à la Rivière-Rouge en 1816 ; il fut parmi ceux qui arrivèrent « judicieusement en retard » à la réunion annuelle cette année-là, évitant ainsi le massacre de Seven Oaks qui eut lieu le 19 juin et au cours duquel Robert Semple*, le gouverneur de la colonie de la Rivière-Rouge, et 19 de ses hommes furent tués dans une bagarre entre les Métis et les colons. Il fut cependant au nombre des associés arrêtés par lord Selkirk au fort William ; ramené à Montréal en septembre, il recouvra promptement sa liberté moyennant une caution. Il était de retour au fort William en 1817 lorsque la North West Company rentra en possession du poste, mais ce fut manifestement sa dernière apparition dans le commerce des fourrures.
Fraser subit son procès à York (Toronto), en 1818, avec cinq autres associés, pour « trahison et complot » ainsi que pour « complicité de meurtre », mais tous furent acquittés. Il s’était, dans l’entretemps, établi sur une terre le long de la rivière Raisin, près de St Andrews. Selon le recensement de 1861, il était propriétaire de 240 acres évaluées à $4 000. Il se lança dans diverses entreprises, dont une scierie et une meunerie, mais sans succès. Une blessure grave au genou subie alors qu’il était capitaine du 1er régiment de la milice de Stormont durant la rébellion de 1837–1838 l’avait sérieusement handicapé. La modeste pension reçue en dédommagement compensait mal une infirmité qui, comme il en informa le gouverneur général Charles Bagot*, avait été « la cause qui l’avait réduit d’une situation de relative abondance à la misère, vu qu’il était incapable de s’occuper de ses affaires courantes ». Le reste de sa longue vie se déroula dans des embarras pécuniaires.
Le 7 juin 1820, Fraser avait épousé Catherine, fille du capitaine Allan Macdonell, citoyen éminent du canton de Mathilda dans les environs de St Andrews. Cinq fils et trois filles nés de ce mariage atteignirent l’âge adulte. Vers la fin de sa vie, Fraser était un des derniers associés de la North West Company encore vivants. Il mourut le 18 août 1862. Sa femme mourut le lendemain et ils furent inhumés dans la même fosse, au cimetière catholique de St Andrews.
Fraser doit sa célébrité à ses remarquables expéditions des années 1805–1808. Ces voyages sont racontés en détail dans ses trois journaux personnels et dans onze lettres. Dans une lettre à John Stuart, il dit de son journal de 1806 qu’il est « extrêmement mal écrit et [que] le vocabulaire et l’orthographe sont encore pires », mais le style des récits est direct et fréquemment dramatique. Les versions de ses écrits qu’on trouve de nos jours sont de « bonnes copies », c’est-à-dire des versions quelque peu révisées des originaux. La plus importante d’entre elles est le compte rendu de la descente du fleuve Fraser en 1808.
Doué d’une endurance physique et d’un courage peu communs, Fraser restait calme et résolu devant les dangers et les difficultés. Comme exploit, peu de voyages d’exploration surpassent son expédition de 1808. Cependant, on mit du temps à le reconnaître. En 1890, le gouvernement du Canada versait une modeste pension à deux de ses enfants, un fils et une fille, mais son expédition ne souleva guère l’intérêt populaire avant les manifestations organisées par le gouvernement de la Colombie-Britannique pour célébrer le centenaire de l’expédition en 1908. Une exposition eut lieu, et une colonne fut érigée à sa mémoire sur la rive du Fraser, à New Westminster. Un buste, sculpté par Louis-Philippe Hébert*, fut ajouté à la colonne en 1911. La Hudson’s Bay Company plaça une plaque commémorative sur sa tombe en 1921. En 1958, année du centenaire de la Colombie-Britannique, la descente du fleuve fut répétée pour rappeler le 150e anniversaire de l’expédition de Fraser.
Le journal de Simon Fraser intitulé Journal of a voyage from the Rocky Mountains to the Pacific Ocean, performed in the year 1808 est conservé à la MTCL. Des copies de son journal pour l’année 1806 et d’une partie du second journal de Fraser pour l’année 1808 se trouvent à la Bancroft Library, University of California, Berkeley ; le texte original des deux journaux a été perdu. La Bancroft Library possède également des copies de 11 lettres rédigées par Fraser en 1806 et 1807. On trouve aussi les originaux de quatre de ces lettres aux PABC. De plus, Donald C. Fraser, de Fargo, N.D., a en sa possession des papiers de la famille Fraser. Des copies de tous ces documents et de divers autres ont été réunies aux APC, MG 19, A9. Le journal de 1806 est reproduit dans APC Rapport, 1929, 109–159, et le journal de 1808 dans les Bourgeois de la Compagnie du Nord-Ouest : récits de voyages, lettres et rapports inédits relatifs au Nord-Ouest canadien, L.-F.-R. Masson, édit. (2 vol., Québec, 1889–1890 ; réimpr., New York, 1960), I, mais les versions imprimées sont imparfaites et celle du journal de 1806 est déformée. Le journal de 1806, des fragments du second journal de 1808, les lettres de 1806–1807 et d’autres documents originaux ont été colligés et publiés par W. K. Lamb dans The letters and journals of Simon Fraser, 1806–1808 (Toronto, 1960), qui comprend également une introduction biographique. [w. k. l.]
Documents relating to NWC (Wallace).— Alexander Mackenzie, History of the Frasers of Lovat, with genealogies of the principal families of the name […] (Inverness, Écosse, 1896).— Morice, History of northern interior of B.C. (1905).— John Spargo, Two Bennington-born explorers and makers of modern Canada ([Bradford, Vt.], 1950).— E. O. S. Scholefield, Simon Fraser, Westward Ho ! (Vancouver), III (1908) : 217–231, 440–445 ; IV (1909) : 61–76, 138–144.
THOMPSON, DAVID, trafiquant de fourrures, explorateur, arpenteur, juge de paix, homme d’affaires et auteur, né le 30 avril 1770 dans la paroisse St John the Evangelist, Westminster (Londres), fils de David Thompson et d’une prénommée Ann ; décédé le 10 février 1857 à Longueuil, Bas-Canada.
David Thompson était d’origine modeste et il passa les dernières années de sa vie dans la pauvreté. Cependant, le travail qu’il accomplit à titre d’explorateur et d’arpenteur lui a valu la réputation d’être l’un des meilleurs géographes parmi ceux qui firent œuvre de pionnier en Amérique du Nord. Ses parents venaient à peine de quitter le pays de Galles pour s’installer à Londres lorsqu’il naquit ; moins de deux ans plus tard, son père mourut, le laissant ainsi que sa mère et son jeune frère John dans une situation financière difficile. À l’âge de sept ans, Thompson entra au Grey Coat Hospital, école gratuite où l’on donnait une instruction morale et pratique aux enfants pauvres de Westminster, et il semble que, dès qu’il fut admis, il n’eut plus beaucoup de rapports directs avec sa famille. Par la suite, il fut inscrit à l’école de mathématiques du Grey Coat Hospital où il apprit les rudiments de la navigation et, le 20 mai 1784, la Hudson’s Bay Company l’engagea comme apprenti pour sept ans.
Thompson passa sa première année au service de la Hudson’s Bay Company sous la direction de Samuel Hearne* au fort Churchill (Churchill, Manitoba), le poste le plus au nord sur la rive ouest de la baie d’Hudson. Même s’il garda le souvenir d’une année pauvre en activités productives, Thompson fit une expérience qui dut stimuler son imagination et son goût de l’aventure : il copia des parties du manuscrit de Hearne, A journey from Prince of Wale’s Fort […]. À l’automne de 1785, le comité de Londres de la Hudson’s Bay Company ordonna à Thompson de descendre à York Factory et il fit le voyage de 150 milles vers le sud à pied en compagnie de deux Indiens, en se nourrissant de ce qu’il trouvait en chemin. À York Factory, même si le comité avait donné l’ordre qu’il soit « écarté du commun et employé aux écritures, aux comptes et aux tâches de l’entrepôt », il passa au moins une partie de l’hiver dans les camps de chasse avec les travailleurs manuels. Cette expérience pratique fut pour lui un heureux contraste avec son travail de commis aux écritures qui l’amenait à assister l’irascible agent principal de York Factory, Humphrey Marten*, ou le nouveau commis aux écritures et comptable, Joseph Colen*.
Thompson fut envoyé dans les régions intérieures à l’été de 1786 et, en septembre, il quitta Cumberland House (Saskatchewan) en compagnie de Mitchell Oman – homme compétent mais illettré qui était originaire des Orcades – et de 13 autres personnes, pour aller établir le poste de South Branch House (près de Batoche) sur la rivière Saskatchewan-du-Sud. L’été suivant, à Cumberland House, il perfectionna, semble-t-il, ses connaissances de la langue crise, un atout indispensable pour qui voulait faire la traite des fourrures dans cette région. Le chef de poste était George Hudson, ex-élève du Grey Coat Hospital et ancien apprenti, dont la détérioration morale et physique allait être pour Thompson une leçon permanente sur les dangers d’un isolement prolongé. Au cours de l’été, Thompson connut également une expérience religieuse qu’il décrivit comme une partie de dames avec le diable. Cette expérience eut une forte influence sur son comportement jusqu’à la fin de sa vie et le confirma dans ses habitudes de sobriété et ses convictions religieuses.
Thompson demeura à l’intérieur des terres en 1787 et 1788, et il travailla sous la direction de William Tomison* à Manchester House (près de Standard Hill) et de James Tate à Hudson House (près de Brightholme). Il passa l’hiver de 1787–1788 avec les Peigans dans les contreforts des montagnes Rocheuses et il apprit leur langue. De retour à Manchester House à l’automne de 1788, il subit une grave fracture à la jambe droite le 23 décembre dans un accident de traîneau. À cause d’une forte enflure, il fut impossible de réduire correctement la fracture, de sorte que sa jambe mit du temps à guérir en dépit des excellents soins que Tomison, qui avait pour Thompson les attentions d’un père, dispensait à son jeune protégé. Au printemps, on transporta Thompson à Cumberland House où il fut soigné et se rétablit peu à peu. À la fin de l’été de 1789, il avait recouvré assez de forces pour se déplacer à l’aide de béquilles, mais il n’était pas en état de supporter le voyage de retour vers le cours supérieur de la rivière et il dut passer l’hiver à Cumberland House.
Ce séjour se révéla un moment décisif dans la vie de Thompson. Au début d’octobre, peu de temps après le départ des canots, Malchom Ross*, chef de poste à Cumberland House, et Thompson virent arriver l’équipe d’arpentage de Philip Turnor* qui se dirigeait vers la région de l’Athabasca. Thompson et Peter Fidler* étudièrent les mathématiques, l’arpentage et l’astronomie avec Turnor durant l’hiver de 1789–1790. Au printemps, Thompson n’avait pas encore repris ses forces et, pour comble de malheur, il avait perdu l’usage de l’œil droit. Il ne fut donc pas choisi par Turnor pour faire partie de l’expédition au lac Athabasca ; Fidler et Ross furent désignés pour compléter l’équipe. On envoya Thompson à York Factory pour terminer son apprentissage sous la direction de Colen, qui avait remplacé Marten comme chef résidant à cet endroit. Il semble que la décision de Turnor porta un dur coup à l’orgueil du jeune Thompson, et jamais il ne pardonna tout à fait à Ross et à Fidler d’avoir été choisis à sa place.
Par ailleurs, il faut reconnaître que Thompson avait résolu de mettre à profit les connaissances acquises grâce à Turnor. L’intérêt qu’il éprouvait pour l’arpentage et l’astronomie était très vif. Le 30 août 1790, peu de temps après son arrivée à la baie d’Hudson, il écrivit au secrétaire de la compagnie à Londres et lui offrit de faire des observations le long de la côte ; il demandait un sextant, des lunettes d’approche et des almanachs nautiques au lieu du costume habituellement offert aux apprentis à l’expiration de leur contrat. Au cours de l’année suivante, quand il n’était pas occupé à remplir ses fonctions de commis, Thompson organisait soigneusement les observations topographiques qu’il avait faites durant le trajet de Cumberland House à York Factory et il les soumit au comité de Londres en demandant une nouvelle fois d’être affecté à des travaux d’arpentage. Ses lettres furent bien accueillies. Son apprentissage terminé, on lui offrit l’habituel premier contrat de commis aux écritures pour une période de trois ans au salaire annuel de £15 ; dans une série de lettres privées, il fut également encouragé à continuer de s’intéresser à l’arpentage. En outre, on lui accorda les instruments d’arpentage qu’il désirait. Il avait donc toutes les raisons d’espérer que la compagnie allait bientôt le reconnaître comme arpenteur et il envisageait probablement de remplacer Turnor à ce poste. Cet espoir allait être comblé. À l’automne de 1792, Colen lui donna instructions de poursuivre les travaux accomplis par Turnor dans la région de l’Athabasca en traçant le plan des voies navigables de la région de Muskrat, entre les fleuves Nelson et Churchill. Cette étude devait fournir des renseignements sur les communications dans ce secteur, qui était depuis peu le théâtre d’une concurrence entre la Hudson’s Bay Company et la North West Company, et sur les rivières qui le traversaient et qui, croyait-on, offraient une route menant plus directement au lac Athabasca en passant par le lac du Caribou (lac Reindeer, Saskatchewan).
Après avoir hiverné à un poste qu’il construisit sur le lac Sipiwesk (Manitoba), Thompson établit le tracé d’une route qui menait au fleuve Churchill en passant par la rivière du Brûlé (rivière Burntwood) et il nota l’emplacement des postes d’hiver des deux compagnies. Incapable de se rendre au lac du Caribou sans l’aide d’un guide compétent, il retourna à York Factory. Le comité de Londres avait été convaincu par Turnor qu’il était important d’établir des postes dans la région de l’Athabasca pour rivaliser d’une manière efficace avec les Nor’Westers et, en mai 1793, il envoya à Ross des instructions pour qu’il mène une expédition dans ce secteur. La route partiellement explorée par Thompson étant sinueuse et encore incertaine, Colen décida que les membres de l’expédition suivraient la route de la North West Company à partir de Cumberland House jusqu’à Île-à-la-Crosse (Saskatchewan) et au portage Methy (portage La Loche). Comme il était déjà trop tard pour entreprendre l’expédition lorsque les instructions arrivèrent, Ross passa l’hiver de 1793–1794 à Cumberland House où il se prépara à partir au printemps. Thompson reçut l’ordre de remonter la Saskatchewan-du-Sud. Il parvint à Manchester House le 28 octobre, quelques jours après la mise à sac du poste par une bande de Falls (Gros-Ventres), et il poursuivit directement sa route, cette fois à cheval, jusqu’à Buckingham House (près de Lindbergh, Alberta). Il semble que, cet hiver-là, tous les projets d’exploration furent abandonnés en raison de l’instabilité des rapports avec les Indiens. Thompson passa l’hiver à Buckingham House et, au printemps de 1794, il regagna Cumberland House en faisant le levé des sections de la Saskatchewan-du-Nord dont on n’avait pas encore dressé la carte.
Ross et Thompson qui devait l’accompagner en qualité d’assistant durent renoncer à leur projet de quitter Cumberland House pour le lac Athabasca lorsque les hommes de canot refusèrent de se mettre en route sans un nouveau contrat leur assurant un salaire plus élevé. Tomison, de qui relevait alors les postes de l’intérieur, n’accepta pas de promettre les augmentations, affirmant que le comité de Londres ne l’avait pas autorisé à le faire, mais Colen et la plupart des autres fonctionnaires de la Hudson’s Bay Company estimèrent qu’il s’opposait au projet de crainte que sa situation en soit affaiblie. Persuadés que Tomison n’appuierait jamais de plein gré une expédition menée à partir de Cumberland House, Thompson et Ross décidèrent de suivre l’autre route qui passait par le lac du Caribou. C’est ainsi qu’en juin, avec les quelques employés qui avaient été affectés à l’expédition, ils se mirent en route, traversant le portage Cranberry (Manitoba) et se rendant au lac Reed où Ross s’installa pour l’été. Thompson continua son chemin vers le nord-est jusqu’à York Factory afin d’obtenir les hommes et les provisions supplémentaires dont ils avaient besoin pour l’expédition. Il dut attendre 21 jours à cet endroit, parce que le navire d’approvisionnement avait du retard, et lorsqu’il revint au lac Reed le 2 septembre, l’année était trop avancée pour que les membres de l’expédition puissent aller plus loin.
Au printemps de 1795, réconforté d’apprendre qu’il avait été nommé arpenteur de la Hudson’s Bay Company en mai 1794, avec un salaire appréciable de £60 par année, Thompson retourna à York Factory avec Ross pour y prendre les hommes et les provisions. Après avoir été si longtemps retardée, l’expédition au lac Athabasca semblait enfin devoir se réaliser. Le 18 juillet, les deux hommes commencèrent à remonter le fleuve Nelson, mais ils ne purent se rendre plus loin que le fleuve Churchill avant d’avoir à établir leurs quartiers d’hiver, Thompson au portage Duck (Saskatchewan) sur le lac Sisipuk, et Ross à Fairford House, près de l’embouchure de la rivière du Caribou (rivière Reindeer). Finalement, en 1796, tandis que Ross descendait à la baie d’Hudson où il allait chercher de nouvelles provisions, Thompson, quittant Fairford House, se dirigea à toute allure vers le nord avec deux jeunes guides chipewyans et atteignit l’extrémité est du lac Athabasca. Le voyage de retour dura six semaines et se fit dans des conditions difficiles et parfois dangereuses. Or, la route dont il avait tracé le plan se révéla une grande déception : à peine navigable au début de l’été avec un canot léger, elle était impraticable en septembre lorsque Thompson et Ross essayèrent de se rendre au lac Athabasca avec trois grands canots chargés d’articles de traite. Ils furent donc obligés de passer un hiver improductif et inconfortable à Bedford House, poste qu’ils construisirent sur la rive ouest du lac du Caribou.
Au printemps, Thompson prit la décision fort importante de laisser la Hudson’s Bay Company pour la North West Company et, le 23 mai 1797, il quitta Bedford House et se rendit à pied au poste d’Alexander Fraser* sur la rivière du Caribou. La moralité de ce geste ainsi que les raisons qui l’expliquent ont donné lieu à des controverses. On a critiqué Thompson avec raison pour être parti sans donner le préavis d’un an requis autant par son contrat que par courtoisie envers son employeur, qui n’aurait eu personne pour le remplacer si Ross n’avait consenti à différer le moment de sa retraite. Thompson déclara plus tard qu’il avait quitté parce qu’on lui avait ordonné d’abandonner son travail d’arpenteur ; il est impossible de vérifier le bien-fondé de son affirmation, mais on peut comprendre ce qui l’aurait amené à cette conclusion. À l’été de 1796, il avait été désigné pour remplacer Ross comme « maître au nord » et, à ce titre, sa tâche principale devait être de gérer un commerce de fourrures qui était florissant. Les motifs de son passage à la North West Company n’étaient probablement pas d’ordre financier, car la promotion que venait de lui accorder la Hudson’s Bay Company le mettait en situation d’obtenir des gratifications importantes et lui assurait de meilleures chances d’avancement pour l’avenir. Le fait qu’il nourrissait des griefs personnels contre ses employeurs et ses supérieurs apparaît clairement dans les lettres qu’il écrivit peu de temps après son arrivée au poste de Fraser, mais ces sentiments, à tout prendre, n’auraient pu à eux seuls motiver sa décision. Ils pouvaient être nécessaires d’un point de vue psychologique, toutefois, afin de donner à Thompson la sanction morale dont il avait besoin pour rompre des liens personnels étroits et de longue date avec une compagnie qui avait été comme une famille pour lui.
Thompson entreprit alors 15 années de travail productif au sein de la North West Company. En 1797, la question non encore résolue de la frontière entre les territoires britanniques et américains à l’ouest du lac des Bois (Ontario), mise en évidence par les termes du traité Jay en 1794, était une source d’inquiétude chez les associés de la North West Company ; lors d’une réunion des agents et des hivernants tenue à Grand Portage (près de Grand Portage, Minnesota) cet été-là, Thompson reçut instructions de mener des travaux d’arpentage en direction ouest, le long du 49e parallèle, qui était considéré comme la frontière la plus probable, et de dresser une carte indiquant l’emplacement des postes de la North West Company. Travaillant à un rythme intense, il fit en dix mois le levé des rivières et des lacs les plus importants qu’il découvrait : il se rendit du lac Supérieur au lac Winnipeg et jusqu’à la vallée de la rivière du Cygne (rivière Swan), puis, vers le sud, il suivit les rivières Assiniboine et Souris et, par voie de terre, il atteignit les villages des Mandanes sur le fleuve Missouri et, de là, il revint à l’Assiniboine, remonta la rivière Rouge, traversa jusqu’à la source du Mississippi, puis il franchit la ligne de partage des eaux, gagna le lac Supérieur en passant par Fond du Lac House et, finalement, il suivit la rive sud du lac Supérieur jusqu’à Sault-Sainte-Marie (Sault Ste Marie, Ontario) et il revint à Grand Portage. Sa conclusion que le Mississippi prenait sa source dans le lac Turtle (Minnesota) était juste, à quelques milles près, et ses observations étaient de loin les données les plus précises recueillies à cette date sur la source du fleuve.
Thompson avait accompli en un an une somme de travail prodigieuse et cela n’avait été possible que parce qu’on l’avait relevé de ses autres fonctions et qu’il avait reçu toute l’aide matérielle nécessaire – un net contraste avec ce qu’il avait connu à la Hudson’s Bay Company. Il avait utilisé les méthodes apprises au moment où il était un employé de cette compagnie et il avait fait ses observations avec les instruments qu’elle lui avait fournis. Il dressa ensuite des cartes en se fondant sur une série de points fixes, généralement des postes de traite, situés au moyen d’observations astronomiques déterminant la latitude et la longitude. Les voies d’eau et les autres éléments topographiques entre ces points de repère étaient tracés à partir de l’observation approximative des routes qu’il avait suivies. Son calcul des latitudes et des longitudes était ordinairement assez précis, compte tenu de son équipement et de ses méthodes, et cette précision témoigne du soin et de l’empressement qu’il mettait à multiplier les relevés chaque fois qu’il le pouvait. La direction suivie était établie à la boussole et les distances étaient le plus souvent évaluées en fonction du temps écoulé ; ces observations, en particulier son évaluation des distances, contiennent de nombreuses incohérences. Il ne fait pas de doute que sa perception visuelle des distances était déformée par sa cécité partielle.
En 1798, Thompson traversa le département de la rivière aux Anglais (fleuve Churchill) en remontant la rivière Castor (rivière Beaver, Saskatchewan) jusqu’au lac Red Deers (lac la Biche, Alberta) où il établit un poste de traite et passa l’hiver. Au début du printemps, il se rendit par voie de terre au fort Augustus (Fort Saskatchewan) et de là il explora une nouvelle route allant de la Saskatchewan-du-Nord au cours supérieur de la rivière Athabasca en passant par le lac la Nonne (Alberta) et la rivière Pembina. Il suivit ensuite la rivière Athabasca jusqu’à la rivière Eau-Claire (rivière Clearwater, Saskatchewan) et de là il prit la route habituelle qui traversait le portage Methy et descendait à Grand Portage. En chemin, il s’arrêta à Île-à-la-Crosse où, le 10 juin 1799, il épousa à la façon du pays Charlotte Small, fille sang-mêlé de Patrick Small, associé de la North West Company à la retraite. Charlotte Small n’avait que 13 ans, mais elle allait être pour Thompson la compagne de toute une vie et elle allait nouer avec lui des rapports dont l’intimité et la stabilité dépassèrent largement la moyenne dans ce genre de mariage.
Pendant quelques années, Thompson voyagea à un rythme plus lent. Tout en exerçant ses fonctions de trafiquant au fort George (près de Lindbergh, Alberta), à Rocky Mountain House et sur la rivière de la Paix, il fit quelques brèves expéditions d’arpentage, dont trois le conduisirent aux Rocheuses en 1800 et 1801. La dernière de ces trois expéditions, préparée par Duncan McGillivray*, devait traverser les montagnes afin d’établir un lien commercial direct avec les Kootenays et découvrir, si possible, une route économiquement avantageuse menant au Pacifique. En compagnie de James Hughes, Thompson remonta la Saskatchewan-du-Nord et la rivière Ram avant que le niveau exceptionnellement élevé des eaux de celle-ci ne le force à regagner Rocky Mountain House. Lors de la réunion annuelle tenue à Kaministiquia (Thunder Bay, Ontario) en juillet 1804, Thompson devint un associé de la North West Company. Il passa les deux années suivantes dans la région de Muskrat où, en qualité d’associé hivernant, il eut la tâche de gérer la traite des fourrures. Il trouva néanmoins le temps de poursuivre les travaux d’arpentage qu’il avait menés dans cette région plus d’une décennie auparavant. Sa carrière d’arpenteur aurait pu se terminer au moment où arriva son tour de prendre un congé en 1808, tellement il avait été déçu, en 1804–1805, de ne pouvoir donner libre cours à ses intérêts pour l’exploration et l’arpentage. Mais un changement dans les projets de la compagnie lui donna l’occasion d’entreprendre les explorations qui ont fait sa renommée.
Après la réunion annuelle de 1806, Thompson s’était dirigé vers les Rocheuses afin de donner suite aux remarques qu’il avait soumises à McGillivray après l’échec de l’expédition à la rivière Ram et qui portaient sur la façon d’éviter qu’une autre expédition à la côte du Pacifique ne connaisse le même sort. La North West Company s’inquiétait des conséquences de l’expédition américaine que Meriwether Lewis et William Clark avaient réussi à mener par voie de terre à la côte du Pacifique en 1806 et elle était pressée de savoir si le fleuve Columbia pouvait être une voie d’accès à ses territoires de traite. Thompson remonta la Saskatchewan-du-Nord avec Finan McDonald et huit autres hommes, ainsi que sa femme et ses trois enfants ; après avoir passé l’hiver à Rocky Mountain House, il franchit l’arête des montagnes le 25 juin 1807 en empruntant le col qui, plus tard, allait porter le nom de Joseph Howse, trafiquant de la Hudson’s Bay Company. Le groupe descendit la rivière Blaeberry (Colombie-Britannique) jusqu’à un cours d’eau que Thompson nomma d’abord Kootana, ne sachant pas qu’il avait atteint le cours supérieur du Columbia. À cet endroit, durant les trois années suivantes, il étendit la traite et ses travaux d’arpentage à tout le territoire des Kootenays et, vers le sud, à la région des Têtes-Plates ; il passa les deux premiers hivers à Kootenae House, près du lac Windermere, et le troisième à Saleesh House (près de Thompson, Montana). Thompson parvint à empêcher l’expansion américaine dans la région. En même temps, toutefois, il se trouva à réduire considérablement le rôle des Peigans comme intermédiaires dans la traite des fourrures, et il créa des tensions qui atteignirent un point culminant en 1810.
Thompson quitta Saleesh House pour Montréal au printemps de 1810 avec l’intention de prendre un congé qui avait été différé depuis 1808. En chemin, il laissa sa femme et ses enfants au fort Bas-de-la-Rivière (Fort Alexander, Manitoba) avec la sœur de celle-ci, Nancy, épouse à la façon du pays de John McDonald* of Garth. Mais en arrivant au lac à la Pluie (Ontario) le 22 juillet, il reçut de nouvelles instructions ; on renouvela en hâte ses provisions et il fut renvoyé en Colombie pour contrecarrer les projets de John Jacob Astor qui voulait établir, avec la Pacific Fur Company, un commerce de fourrures à l’ouest des Rocheuses. La nature exacte de ces instructions n’est pas connue et fait l’objet d’un débat entre les historiens. D’une part, il est possible que Thompson ait reçu l’ordre de se rendre à l’embouchure du Columbia avant le navire de la Pacific Fur Company, qui devait partir de New York et contourner le cap Horn, dans le but de conférer un droit de premier occupant à la North West Company. D’autre part, étant donné que les associés hivernants de la North West Company avaient accepté l’offre faite par Astor d’acquérir un tiers des intérêts de la Pacific Fur Company (l’acceptation avait eu lieu en juillet, mais n’avait pas été ratifiée), il se peut que Thompson ait simplement reçu instructions de faire le levé d’une route permettant de traverser les montagnes pour se rendre à l’embouchure du Columbia. Une fois sur place, il aurait pu agir au nom de la North West Company en s’assurant que les astoriens n’empiétaient pas sur le commerce que sa compagnie avait déjà établi dans les régions intérieures. Les quelques documents qui ont été conservés semblent appuyer cette dernière hypothèse. Il ne fait pas de doute que Thompson espérait arriver à la côte du Pacifique avant les astoriens, mais il se soucia davantage de renforcer l’influence qu’il avait dans l’arrière-pays.
Quelles qu’aient été ses instructions, Thompson subit un retard qui fut décisif, avant même d’atteindre les montagnes. Les Peigans, déjà inquiets des activités commerciales de la North West Company, étaient d’humeur belliqueuse depuis que les Salishs leur avaient infligée une cinglante défaite plus tôt cet été-là. L’aide qui avait été apportée aux Salishs par Finan McDonald et deux autres commis de la North West Company, que Thompson avait laissés dans la Colombie, renforça les Peigans dans leur résolution d’empêcher que les fourrures parviennent de l’autre côté des montagnes. À la fin de septembre, à un moment où il s’était éloigné des canots, Thompson apprit la présence d’une bande de Peigans au nord de Rocky Mountain House et il décida de se rendre par voie de terre à la rivière North Branch (rivière Brazeau, Alberta). Son convoi se trouva séparé en trois groupes : quelques hommes et des chevaux l’attendaient dans la plaine Kootenay, à la source de la Saskatchewan-du-Nord ; les hommes qui avaient les canots, informés de la présence des Peigans, étaient retournés à Rocky Mountain House, et Thompson, en compagnie de William Henry, campait à 60 milles en aval de cet endroit. Thompson mit du temps à réagir à cette situation et il fallut le concours d’Alexander Henry* le jeune pour que le convoi soit de nouveau rassemblé. À la fin d’octobre, avec un retard de plus d’un mois, Thompson entreprit de traverser les montagnes en passant par la rivière Athabasca. Sa décision de faire un détour au nord jusqu’à l’Athabasca n’était sans doute pas injustifiée dans les circonstances. Mais, devant les difficultés causées par les Peigans, il semble qu’il se montra, pendant un court moment, incapable d’agir et lent à prendre cette décision.
Après une traversée difficile par le col jusque-là inexploré de l’Athabasca au cours des mois de décembre et de janvier, un grand nombre des hommes qui n’avaient pas encore quitté, ou n’avaient pas été renvoyés, désertèrent, et Thompson attendit l’arrivée du printemps en compagnie des trois hommes qui lui restaient, dans une cabane rudimentaire bâtie sur la rive du Columbia, près de l’embouchure de la rivière Canoe (Colombie-Britannique). Avec ses hommes, il construisit un canot en utilisant des planches de cèdre et, en avril, il prit la direction du sud et se rendit à Saleesh House. De là, en canot et à cheval, il gagna Spokane House (près de Spokane, Washington), puis, se dirigeant vers le nord, il atteignit les chutes Kettle sur le Columbia. Il construisit un autre canot à cet endroit pour accomplir la dernière étape de son voyage jusqu’à la mer. Le 3 juillet, il se mit en route et descendit le fleuve, s’arrêtant pour faire la traite avec les Indiens de chaque village qu’il trouvait sur son chemin et pour revendiquer le droit d’établir un nouveau poste à l’embouchure de la rivière Snake. Le 15 juillet 1811, drapeau au vent, il arriva au fort Astoria (Astoria, Oregon) de la Pacific Fur Company, qui était sous les ordres d’un ancien Nor’Wester, Duncan McDougall*.
Il semble que durant son bref séjour avec les astoriens Thompson croyait que l’entente entre Astor et la North West Company avait été entérinée. On ne sait trop s’il apprit d’eux qu’il n’en était rien, mais, au fort, il y avait au moins un homme de la Pacific Fur Company, Alexander Ross, qui les considérait, lui et les siens, comme des concurrents. Le 22 juillet, Thompson entreprit son voyage de retour en remontant le Columbia avec quelques hommes de la Pacific Fur Company dirigés par David Stuart. Les deux groupes se séparèrent aux Dalles et Thompson se rendit en toute hâte à l’embouchure de la rivière Snake qu’il remonta jusqu’à la rivière Palouse (Washington) avant d’obtenir des chevaux pour atteindre Spokane House par voie de terre. De cet endroit, il regagna le Columbia aux chutes Kettle et suivit le fleuve vers l’amont jusqu’à la rivière Canoe, complétant ainsi l’étude du fleuve, de la source à la mer, qu’il avait commencée en 1807. Il traversa les montagnes pour s’approvisionner au poste de William Henry sur la rivière Athabasca, puis il retourna passer l’hiver de 1811–1812 à Saleesh House. Au printemps, revenant sur ses pas, il franchit les Rocheuses pour la dernière fois avec l’intention de se rendre à Montréal et d’abandonner toute participation active au commerce des fourrures.
Les conditions généreuses que la North West Company accorda à Thompson pour sa retraite montrent la haute estime que la compagnie lui portait à cause du travail qu’il avait accompli. Thompson reçut un montant annuel de £100 et une part entière des profits de la compagnie pendant trois ans, période au cours de laquelle il devait compiler ses notes et dresser des cartes pour la North West Company. Il devait ensuite se retirer officiellement et toucher, pendant sept ans, l’indemnité habituelle correspondant à un centième des profits de la compagnie. Dès son arrivée à Montréal, l’une de ses premières préoccupations fut de faire baptiser sa femme, Charlotte Small, et quatre de ses cinq enfants – la cérémonie eut lieu à l’église Scotch Presbyterian de Montréal le 30 septembre 1812 – et de régulariser son mariage, ce qui fut fait le 30 octobre. Pendant les 25 ans qui suivirent, il se donna beaucoup de mal pour faire instruire tous ses enfants. En octobre 1812, il s’installa avec sa famille à Terrebonne où il passa la plus grande partie des deux années suivantes à s’acquitter de ses obligations envers la North West Company. En 1814, il termina une vaste carte qui représentait le Nord-Ouest, du lac Supérieur au Pacifique ; elle fut envoyée à la North West Company et resta en montre pendant de nombreuses années dans la grande salle du poste de Kaministiquia, devenu le fort William en 1807.
À l’automne de 1815, Thompson acheta une ferme à Williamstown, dans le Haut-Canada, qui faisait partie de la succession du révérend John Bethune*. À cet endroit, il vécut en étroites relations avec un grand nombre d’anciens Nor’Westers, parmi lesquels se trouvait son grand ami et beau-frère, John McDonald of Garth. En janvier 1817, Thompson accepta un poste d’astronome et d’arpenteur au sein de la commission de délimitation des frontières mise sur pied conformément aux articles 6 et 7 du traité de Gand afin de déterminer l’emplacement précis de la frontière avec les États-Unis. Pendant cinq ans, il fit les levés prévus à l’article 6, entre Saint-Régis, au Bas-Canada, sur le fleuve Saint-Laurent, et Sault-Sainte-Marie. Son rôle au sein de la commission prit de l’ampleur à chaque année et, après la mort en 1819 de John Ogilvy*, premier commissaire britannique, on lui confia des responsabilités de plus en plus importantes à la direction des travaux exécutés sur le terrain par les équipes d’arpentage. Les relations entre les commissaires américains et britanniques et leurs groupes étaient parfois tièdes, mais Thompson gagna le respect de ses collègues arpenteurs, des observateurs scientifiques et des représentants politiques des deux côtés. Une entente fut conclue en 1822 sur la frontière établie par les travaux d’arpentage prévus à l’article 6, mais on considéra généralement dans le Haut-Canada que les intérêts canadiens avaient été trahis. Anthony Barclay, second commissaire britannique, et Thompson furent personnellement l’objet de nombreuses critiques. Pendant les quatre années suivantes, la commission – Thompson était alors le seul astronome officiel – fit des levés de terrain vers l’ouest, entre le lac Supérieur et le lac des Bois, conformément aux exigences de l’article 7. En 1827, Thompson demeura au service de la commission ; il dressa des cartes et prépara des exposés de situation, mais les demandes des deux gouvernements s’éloignaient tellement qu’ils ne pouvaient plus s’entendre.
Lorsque le travail de la commission prit fin, Thompson s’occupa de sa famille et des tâches qui lui incombaient dans le comté de Glengarry en tant que propriétaire foncier et à titre de juge de paix, poste qu’il occupait depuis 1820. Cependant, la bonne fortune qui lui avait souri durant la plus grande partie de sa vie commença à lui faire défaut. Il ne trouverait de satisfaction durable ni dans les réalisations de ses enfants (sept garçons et six filles), ni dans la vie de propriétaire terrien. Son fils aîné, Samuel, qui l’avait assisté depuis 1820 dans ses travaux d’arpentage et de cartographie, se rebella contre lui et se tourna vers d’autres entreprises ; en 1831, à la suite d’une vive dispute, ils ne se parlaient plus. La situation financière de Thompson se mit à décliner en 1825, lorsque la McGillivrays, Thain and Company [V. Thomas Thain*], firme qui représentait la North West Company, fit faillite ; il perdit alors une bonne partie des sommes qu’il avait économisées pendant sa vie. Le reste de son argent était principalement investi dans des terrains, mais les efforts qu’il fit pour les mettre en valeur et en tirer des revenus s’avérèrent coûteux et infructueux. Il se lança dans d’autres activités, comme la production de la potasse et l’exploitation de deux magasins généraux, l’un à Williamstown en 1830 et l’autre à Nutfield (près de Maxville) en 1831, afin d’augmenter son revenu et d’assurer un gagne-pain à ses fils, mais ces tentatives ne furent pas plus fructueuses. La plus désastreuse de toutes ses entreprises fut le contrat qu’il signa en vue d’approvisionner l’armée britannique à Montréal en bois de chauffage en 1829 et 1830. Dès le début, la malchance s’attacha au projet : la main-d’œuvre était trop coûteuse et rare ; le bois obtenu des sous-traitants était trop court et, de ce fait, invendable ; les trains de bois échouèrent sur la rive et se brisèrent dans les rapides en aval de Coteau-du-Lac, au Bas-Canada, et, finalement, pour respecter son contrat, il fut obligé d’acheter du bois à Montréal à un coût beaucoup plus élevé que le prix qu’il allait lui-même en obtenir. En 1831, ses ressources financières étaient épuisées ; en 1833, il était si lourdement endetté qu’il dut céder ses terrains à ses créanciers pour éviter la faillite et, à l’âge de 63 ans, il fut obligé de chercher un emploi d’arpenteur pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille.
Thompson trouva un emploi assez stable et, durant les trois années suivantes, avec son troisième fils, Henry, comme assistant, il fit des études hydrographiques préalables à la construction de canaux et mena des travaux préliminaires d’arpentage dans les Cantons-de-l’Est pour la British American Land Company. En 1837, il fut employé par le gouvernement à une étude des voies d’eau existant entre le lac Huron et la rivière des Outaouais, mais le mécontentement qui persistait dans le Haut-Canada à l’égard de l’emplacement de la frontière qui avait été fixé 15 ans plus tôt s’avéra néfaste à sa réputation et les résultats de ses travaux furent mis au rancart. Pendant les huit années qui suivirent, il travailla de plus en plus irrégulièrement et, entre des projets tels que l’établissement de la carte du lac Saint-Pierre et le levé des rues de Montréal, il se trouva fréquemment en difficultés financières. Déjà, il avait quitté Williamstown pour louer une maison à Montréal. Dans cette ville, il fut contraint de déménager plusieurs fois et d’occuper des logements de plus en plus pauvres. À plusieurs reprises, il fut réduit à mettre ses instruments en gage ; en une occasion, il dut même engager son habit. Il était tellement à bout que, en août 1840, à 70 ans, il demanda, mais en vain, un poste de commis à la Hudson’s Bay Company. Ses plaidoyers en vue d’obtenir une pension ou un emploi en reconnaissance des services rendus dans le passé tombèrent chaque fois dans l’oreille d’un sourd, et aucun éditeur ne voulut publier ses cartes. Il reçut £150 du gouvernement britannique en 1843 pour une nouvelle version de sa carte du Nord-Ouest, mais on ne tint en général aucun compte de l’avis qu’il donna sur la question de la frontière de l’Oregon.
C’est sans enthousiasme qu’en 1845 Thompson s’installa chez sa fille et son gendre, d’abord à Montréal, puis en 1850 à Longueuil. Dans les petites pièces blanchies à la chaux qu’il partageait avec sa femme, à Longueuil, il écrivit le récit de ses voyages en Amérique du Nord. Cette œuvre, accomplie dans les dernières années de sa vie, est à bien des égards sa plus grande réussite, mais il n’eut jamais la satisfaction de la voir achevée et publiée. Dès 1848, il commença à perdre l’usage de son œil valide ; en 1851, il était complètement aveugle et le manuscrit resta inachevé. Pendant toutes ces années d’infortune, Thompson garda ses fortes convictions religieuses et sa confiance en la bonté ultime de la Providence, et il trouva une consolation et un soutien dans les soins que sa femme ne cessa jamais de lui prodiguer.
La mort de David Thompson, en 1857, eut peu de retentissement à l’extérieur du cercle familial et il ne fut reconnu comme l’un des plus grands explorateurs et géographes du Canada que lorsque Joseph Burr Tyrrell* entreprit une campagne, dans les années 1880, pour lui donner sa véritable stature. Le récit de la carrière de Thompson jusqu’à sa retraite à Montréal en 1812 ne fut publié qu’en 1916 par la Champlain Society, sous le titre de David Thompson’s narrative, après que Tyrrell eut obtenu le manuscrit dans les années 1890 et l’eut préparé pour la publication. Imparfait parce qu’il fut écrit si longtemps après les événements, Narrative demeure un important ouvrage autobiographique et une source inestimable de renseignements pour les historiens. En 1927, lors du soixante-dixième anniversaire de la mort de Thompson, des cérémonies spéciales eurent lieu à Montréal pour dévoiler un monument sur sa tombe, qui était restée jusque-là sans pierre funéraire ; Thompson était devenu l’un des personnages historiques les plus connus et les mieux aimés du Canada.
Le manuscrit de David Thompson fut publié sous le titre de David Thompson’s narrative, J. B. Tyrrell, édit. (Toronto, 1916) ; une nouvelle édition fut préparée par R. [G.] Glover (Toronto, 1962). Une version abrégée de cet ouvrage avec des renseignements additionnels fut publiée sous le titre de Travels in western North America, 1784–1812, V. G. Hopwood, édit. (Toronto, 1971). Quelques-uns des journaux que Thompson rédigea au cours de ses explorations, conservés aux AO, sous les cotes MS 25, MU 2982, furent publiés sous le titre de « David Thompson and the Rocky Mountains », J. B. Tyrrell, édit., CHR, 15 (1934) : 39–45 ; « David Thompson on the Peace River », H. A. Dempsey, édit., Alberta Hist. Rev. (Edmonton), 14 (1966) : 1–10 ; « David Thompson’s account of his first attempt to cross the Rockies », F. W. Howay, édit., Queen’s Quarterly (Kingston, Ontario), 40 (1933) : 333–356 ; David Thompson’s journals relating to Montana and adjacent regions, 1808–1812, M. C. White, édit. (Missoula, Mont., 1950) ; « David Thompson’s journeys in Idaho », T. C. Elliott, édit., Wash. Hist. Quarterly, 11(1920) : 97–103, 163–173 ; « David Thompson’s journeys in the Pend Oreille country », T. C. Elliott, édit., Wash. Hist. Quarterly, 23 (1932) : 18–24, 88–93, 173–176 ; « David Thompson’s journeys in the Spokane country », T. C. Elliott, édit., Wash. Hist. Quarterly, 8 (1917) : 183–187, 261–264 ; 9 (1918) : 11–16, 103–106, 169–173, 284–287 ; 10 (1919) : 17–20 ; « The discovery of the source of the Columbia River », T. C. Elliott, édit., Oreg. Hist. Quarterly (Eugene), 26 (1925) : 23–49. Une partie de ses travaux en tant qu’arpenteur de la commission de délimitation des frontières fut publiée sous le titre de « Remarks on the maps from St. Regis to Sault Ste. Marie », OH, 1 (1899) : 117–121, et ses commentaires sur la question de la frontière de l’Oregon furent publiés sous le titre de « Letters and reports relating to the Oregon Territory », PABC Report (1913) : 112–125. Quelques lettres de Thompson furent reproduites sous le titre de « Some letters of David Thompson », L. J. Burpee, édit., CHR, 4 (1923) : 105–126.
FIDLER, PETER, trafiquant de fourrures, explorateur, arpenteur et cartographe, né le 16 août 1769 à Bolsover, Angleterre, fils de James Fidler et d’une prénommée Mary ; à l’automne de 1794, il épousa à la façon du pays Mary, membre de la tribu des Cris des Marécages, puis de façon officielle le 14 août 1821, à Norway House (Manitoba), et de ce mariage naquirent 14 enfants ; décédé le 17 décembre 1822 à Dauphin Lake House (Manitoba).
En avril 1788, tandis que la Hudson’s Bay Company et la North West Company reprenaient leur lutte pour s’assurer l’hégémonie sur la traite des fourrures dans le Nord-Ouest, Peter Fidler, à Londres, entrait au service de la Hudson’s Bay Company comme travailleur manuel. Plus tard dans l’année, il débarqua à York Factory (Manitoba). Il fut bientôt promu commis aux écritures car, « étant bien instruit et bon comptable, [il était] en tous points qualifié pour cette position », ce qui permet d’affirmer qu’il avait fait des études. De plus, on le considérait comme « un jeune homme sobre et stable » , Moins d’un an après son arrivée, on l’envoya à l’intérieur des terres à titre de commis aux écritures, d’abord à Manchester House (près de Standard Hill, Saskatchewan) puis à South Branch House (près de Batoche). Ses supérieurs lui marquèrent de nouveau leur confiance en l’affectant au printemps de 1790 à Cumberland House, où il devait étudier intensivement l’arpentage et l’astronomie auprès de Philip Turnor*, homme estimé et premier arpenteur embauché par la compagnie pour travailler dans le Nord-Ouest.
Dès l’été, une chance d’avancement inespérée se présenta à Fidler. Comme David Thompson*, autre brillant élève de Turnor, ne pouvait voyager en raison d’une cécité partielle et d’une blessure subie lors d’un accident, Turnor emmena avec lui Fidler, qu’on lui avait proposé comme « assistant utile », « dans les territoires du Nord » , Cette expédition de la Hudson’s Bay Company visait à déterminer la nature et l’étendue de l’emprise que la North West Company exerçait sur la traite des fourrures dans la région de l’Athabasca et, par-dessus tout, à découvrir une voie navigable rapide et directe pour aller de la baie d’Hudson au lac Athabasca et au Grand lac des Esclaves (Territoires du Nord-Ouest) – c’est-à-dire un passage au nord-ouest entre l’Atlantique et le Pacifique. De toute évidence, Fidler était trop novice pour saisir pleinement les objectifs de l’expédition. Ainsi notait-il : « Nous n’allons dans l’Athapescow que pour permettre à M. Turnor de faire là-bas des levés qui tireront au clair certains points douteux de géographie, car Messieurs Hearne [Samuel Hearne*] et Pond [Peter Pond*], sur leur carte respective, placent ces endroits beaucoup plus à l’ouest qu’il ne paraît raisonnable de les situer. » En fait, grâce à des observations astronomiques plus précises, Turnor établit que le lac Athabasca se trouvait beaucoup plus près de la baie d’Hudson que ne l’avaient cru Hearne et Pond, mais il s’avéra qu’aucun grand fleuve ne reliait l’ouest et l’est.
Aussi décevante qu’elle ait été pour la Hudson’s Bay Company, l’expédition de 1790–1792 dans l’Athabasca permit à Fidler de se perfectionner de façon appréciable en topographie et en cartographie aussi bien que d’approfondir ses connaissances sur les régions sauvages et le mode de vie des Indiens. Turnor rapportait que son jeune assistant était devenu astronome, qu’il avait commandé des « sextants [et des] montres » et qu’il semblait « un candidat probable à [sa] succession ». La robustesse et la compétence de Fidler avaient été remarquées. Malchom Ross*, qui avait participé à l’expédition, observait : « il possède les qualités nécessaires pour faire de l’arpentage dans cette région, car il s’adapte à n’importe quelles conditions, c’est-à-dire dans le boire et le manger ». Fidler resta chez des Chipewyans, au nord d’Île-à-la-Crosse (Saskatchewan), de la mi-janvier à la mi-avril 1791 et, une fois dans la région de l’Athabasca, accepta d’hiverner avec les Chipewyans de l’endroit pour accroître encore son savoir-faire. Il passa l’hiver de 1791–1792 parmi eux, dans la région du Grand lac des Esclaves, sans provisions ni tente et avec peu de vêtements, de balles et de poudre. Au printemps, « en bonne santé » , il retourna au camp temporaire de Turnor dans l’Athabasca. II avait tiré profit de ses séjours parmi les Chipewyans, acquérant, disait-il, « une connaissance suffisante de leur langue pour traiter n’importe quelle affaire avec eux » , ce qui allait être particulièrement utile dans les années à venir, tant pour lui-même que pour la Hudson’s Bay Company.
Fidler fut récompensé immédiatement pour son enthousiasme, sa compétence et son endurance. En 1792, il fut envoyé dans la région de la rivière Saskatchewan pour aider la compagnie à renforcer et à étendre ses nouveaux établissements en amont de la Saskatchewan-du-Nord. En partie pour faire de la traite et des levés, mais aussi pour approfondir sa connaissance du mode de vie des Indiens, il entreprit pendant l’hiver un voyage qui le mena de Buckingham House (près de Lindberg, Alberta) aux Rocheuses. Il dressa la carte d’une bonne partie de la région située au sud-ouest de la Saskatchewan-du-Nord jusqu’aux contreforts des Rocheuses. En outre, non seulement observa-t-il et nota-t-il divers aspects de la vie des Indiens des Plaines, mais il passa une bonne partie de l’hiver de 1792–1793 parmi les Peigans et réussit à apprendre leur langue. Avant de retourner à la Saskatchewan, il traita avec les Kootenays et prit des notes sur leurs coutumes, choses qu’aucun autre Européen n’avait faites avant lui.
Toujours intéressée à trouver une voie navigable rapide et directe jusqu’au lac Athabasca, la Hudson’s Bay Company, au cours de l’été de 1793, envoya Fidler d’ York Factory à la rivière aux Phoques (rivière Seal, Manitoba). L’expédition ne trouva aucun moyen de se rendre directement au lac du Caribou (lac Reindeer) par cette rivière, située au nord du fleuve Churchill. Par la suite, Fidler passa deux ans à York Factory, à s’occuper d’affaires courantes. Au cours de l’automne de 1794, il épousa à la façon du pays une femme de la tribu des Cris des Marécages de la région, appelée Mary. Vers la même époque, il envoya au comité de Londres de la Hudson’s Bay Company la première d’une série de cartes. Datée de 1795 et illustrant son voyage de l’hiver de 1792–1793 jusqu’aux contreforts des Rocheuses, elle contribua à enrichir la connaissance géographique de cette partie de l’Amérique du Nord. Ennuyé de voir Fidler retenu à la baie d’Hudson, le comité de Londres écrivit à ses supérieurs immédiats : « nous demandons qu’à l’avenir il poursuive ses explorations à l’intérieur des terres ». En conséquence, après s’être rendu de Cumberland House au cours supérieur de la rivière Assiniboine, Fidler construisit Carlton House (près de Kamsack, Saskatchewan) pendant l’automne de 1795. La rivalité des trafiquants de fourrures était intense dans les environs : sur cinq postes de traite, deux étaient en fait des établissements de la Hudson’s Bay Company en concurrence l’un avec l’autre. L’été suivant, Fidler dirigeait Cumberland House.
Fidler passa l’hiver suivant à Buckingham House puis, au printemps de 1797, se rendit à York Factory avec 19 canots et 2 bateaux remplis de fourrures. Rentré à Cumberland House à l’automne, il y resta deux ans à faire de la traite et à tenir les livres. Puis, le comité de Londres ayant résolu de faire une percée vigoureuse dans la région de l’Athabasca pour concurrencer plus efficacement la North West Company, Fidler quitta Cumberland House le 5 août 1799. Deux semaines plus tard, près d’Île-à-la-Crosse, il rejoignit William Auld, trafiquant de la Hudson’s Bay Company. Auld était parti de Churchill (Manitoba) pour mener un groupe jusque dans la région de l’Athabasca ; Fidler avait reçu des instructions semblables d’York Factory. Les deux hommes tentaient d’établir une chaîne de postes de traite qui, en assurant l’approvisionnement, pourraient soutenir la progression de la compagnie dans l’Athabasca. À la demande d’Auld, Fidler accepta de se rendre plus au sud. Il longea la rivière Castor (rivière Beaver) jusqu’au lac Meadow (Saskatchewan), où il construisit Bolsover House, puis se dirigea vers l’ouest pour hiverner dans un poste, Greenwich House (Alberta), qu’il établit au lac la Biche. La North West Company réagit violemment à l’intrusion des hommes de la Hudson’s Bay Company dans le bassin de l’Athabasca et « recourut à toutes les bassesses, à toutes les ruses » pour les forcer à partir. Pendant l’hiver, Fidler nota qu’il était « constamment harcelé par des Canadiens » qui tentaient d’empêcher les Indiens d’apporter leurs fourrures au poste de la compagnie. Néanmoins, il connut une bonne saison de traite et fit le levé du parcours entre Greenwich House et le Petit lac des Esclaves. Son expédition au lac la Biche ne produisit cependant pas les résultats escomptés, à savoir une expédition de la Hudson’s Bay Company au lac Athabasca. On envoya plutôt Fidler à la rivière Saskatchewan-du-Sud, où il fonda Chesterfield House (Saskatchewan) en août 1800. Ce poste ne survécut qu’à deux saisons de traite en raison de l’agitation qui régnait parmi les diverses tribus indiennes de la région.
À l’été de 1802, Fidler était de retour à York Factory, mais il ne passa que peu de temps dans la baie car on le nomma à la tête d’une expédition de traite qui devait se rendre au lac Athabasca. Après avoir tergiversé pendant une décennie, la Hudson’s Bay Company lançait une véritable offensive contre sa rivale pour s’approprier la région qui, dans Rupert’s Land, était la plus riche en castor. Avant de se mettre en route, Fidler fit parvenir « des cartes et des documents » au comité de Londres. Une des cartes, datée de 1801, montrait apparemment pour la première fois le bassin hydrographique du Missouri et donnait de nouvelles indications sur l’emplacement et l’étendue des Rocheuses. Selon Aaron Arrowsmith, cartographe et éditeur britannique bien connu, c’était un document important qui révélait « l’aspect [d’une région] jusque-là inconnue des Européens ». Basée en partie sur une carte tracée par A-ca-oo-mah-ca-ye*, chef pied-noir dont Fidler avait fait la connaissance à Chesterfield House, elle trouva rapidement place parmi les nouvelles cartes d’Amérique du Nord qu’Arrowsmith allait publier.
Même si la Hudson’s Bay Company souhaitait depuis longtemps envoyer une autre expédition dans l’Athabasca, le recrutement avait été difficile en raison de la dureté des conditions de vie, de l’isolement, du danger et du régime alimentaire, à base de poisson. Cette mission inspirait de l’optimisme, surtout parce que les Chipewyans de la région s’étaient toujours montrés mieux disposés à traiter avec cette compagnie qu’avec sa rivale. À la mi-septembre 1802, Fidler et 17 hommes, dont Thomas Swain qui allait établir un poste d’approvisionnement à la rivière de la Paix, commencèrent à construire Nottingham House à l’île English, dans le lac Athabasca, à moins d’un mille du fort Chipewyan (Fort Chipewyan), poste de la North West Company qui avait été rebâti sur la rive nord-ouest vers 1800. Pendant quatre ans, ce petit poste de la Hudson’s Bay Company tenterait au prix de grandes difficultés de concurrencer son puissant adversaire.
Au cours de ces années, Fidler et son groupe furent constamment harcelés par la North West Company. À l’occasion, ils pouvaient compter sur l’appui des employés de la New North West Company (appelée parfois la XY Company), aussi établie dans la région. Mais après l’union de la North West Company et de la XY Company en 1804, Fidler fit face à un adversaire redoutable, représenté à compter de 1805 par le cruel et efficace Samuel Black*. Selon Fidler, les Nor’Westers recouraient à des tactiques abusives pour les intimider, lui et ses hommes. Ils détruisirent un canot, pillèrent le jardin, éloignèrent le gibier et faillirent incendier le poste. « Je suppose, dirait Fidler, que leur intention était de faire partir nos gens en les affamant. » Black et ses bandes humiliaient les hommes de la Hudson’s Bay Company et, n’entrevoyant que de maigres perspectives de traite, Fidler acquit la conviction que la lutte était inégale et absurde. Une « entente » officieuse fut donc conclue : Fidler promettait d’abandonner l’Athabasca pendant deux ans tandis que la North West Company s’engageait à remettre des provisions à Fidler et à ses hommes ainsi qu’à payer l’équivalent de 500 peaux de castor, ce qui correspondait à peu près au crédit de la Hudson’s Bay Company dans l’Athabasca. Cependant, aucune des deux parties ne respecta l’entente et l’intimidation continua jusqu’en juin 1806. Fidler, découragé, quitta alors le lac avec ses hommes. L’abandon de la région de l’Athabasca fut le moment le plus sombre de sa carrière de trafiquant de fourrures. Dans sa conclusion aux annales du poste de Nottingham House, il justifiait l’échec de l’entreprise par cette simple vérité : « Trop peu nombreux pour faire quoi que ce soit pour la compagnie. »
Fidler atteignit York Factory au milieu de l’été de 1806. Après avoir pris un peu de repos à la baie, il partit occuper la charge de chef de poste de l’intérieur à Cumberland House. Ce poste offrait avec la région de l’Athabasca un contraste incroyable ; à Noël, Fidler dîna même avec le « gentleman » de la North West Company, dans une atmosphère d’amitié et de réjouissance. L’été suivant, conformément aux instructions d’Auld et de William Tomison, il explora les environs du lac du Caribou, puis un autre lac situé plus au nord, auquel il donna le nom de Wollaston (Saskatchewan), après quoi il se rendit jusqu’à l’extrémité est du lac Athabasca. Ayant passé l’hiver à Swan Lake House (Manitoba), il fit, pendant l’été de 1808, dans une bonne partie de la région du lac Winnipeg et de la rivière Rouge, des levés à partir desquels il dressa des cartes. En août, il les envoya en Angleterre avec d’autres cartes et documents. Il passa l’hiver suivant avec Auld près du lac du Caribou. Enfin, en 1810, les longues années de travail de cet employé dévoué et particulièrement utile furent récompensées : il fut nommé arpenteur, son salaire annuel fut porté à £100 et on laissa entendre qu’il deviendrait par la suite chef de poste, avec droit à une part des bénéfices.
Les récompenses accordées à Fidler s’inscrivaient dans le « programme de compression » récemment conçu par le comité de Londres, qui favorisait l’efficacité, l’économie et l’initiative individuelle dans la lutte contre la North West Company. Dans le cadre de ce programme, Fidler fut dépêché à Ile-à-la-Crosse en juin 1810, mais les Nor’Westers, menés par Black et Peter Skene Ogden*, lui rendirent ainsi qu’à ses hommes la vie si difficile qu’ils y restèrent moins d’un an. Fatigué et découragé, Fidler obtint un congé d’un an en Angleterre. Dès la fin d’août 1812, de retour à York Factory, il était muté à l’établissement de la Rivière-Rouge (Manitoba), où l’on préparait l’arrivée des colons de lord Selkirk [Douglas*]. Cet établissement menaçait directement les trajets empruntés par les Nor’Westers pour se rendre dans le Nord-Ouest, de même que les territoires de chasse au bison des Métis, qui leur fournissaient du pemmican, base de l’alimentation des trafiquants de fourrures. Il fallait donc s’y opposer à tout prix. Fidler, nouvellement nommé chef de poste de l’intérieur à Brandon House, escorta le deuxième groupe de colons jusqu’à la Rivière-Rouge à l’automne de 1812. Au printemps suivant, il commença d’arpenter des lots le long de la rivière en appliquant le système de découpage en lisières utilisé dans le Bas-Canada. En juin 1815, après la démission du gouverneur de la colonie, Miles Macdonell, Fidler se trouva temporairement en charge de la Rivière-Rouge. Puis, le 25 juin 1815, vaincu par le harcèlement constant des Métis, qui étaient menés par Cuthbert Grant* et encouragés par la North West Company, il signa une capitulation ordonnant à « tous les colons de quitter immédiatement cette rivière sans laisser le moindre signe d’installation ». Abandonnant l’établissement, Fidler et les colons se réfugièrent à Jack River House (Manitoba), où ils furent accueillis par Colin Robertson*, qui partit rétablir la colonie avec quelques colons. Fidler continua jusqu’à York Factory, où on lui confia la tâche de conduire à la Rivière-Rouge le nouveau gouverneur des territoires de la Hudson’s Bay Company, Robert Semple*, et d’autres colons. Il retourna ensuite à Brandon House, d’où il continua d’aider la colonie menacée. Les Métis répliquèrent au début de juin 1816 en pillant son poste. Deux semaines plus tard, à Seven Oaks (Winnipeg), Semple et une vingtaine d’hommes furent tués. L’année suivante, Selkirk rétablit la colonie encore une fois et Fidler se remit à l’arpentage des lots.
En septembre 1817, Fidler quitta la Rivière-Rouge pour se remettre à la traite des fourrures. Jusqu’en 1821, il mena une vie sans histoire comme chef de poste à Brandon House et à Dauphin Lake House. En août 1821, affligé de problèmes de santé, il se rendit à Norway House, où il apprit qu’on allait bientôt le mettre à la retraite, en grande partie parce qu’il y avait un surplus d’employés par suite de la fusion de la Hudson’s Bay Company et de la North West Company, survenue plus tôt dans l’année. Moins d’une semaine après avoir appris cette mauvaise nouvelle, Fidler fit baptiser sa femme et quelques-uns de ses enfants, épousa officiellement Mary et rédigea son testament. Toutefois, sa mise à la retraite fut retardée et, en dépit de son âge et de sa mauvaise santé, il retourna à Dauphin Lake House, où il allait occuper officiellement un poste de commis et toucher son ancien salaire de £100 par an. La liste du personnel établie à York Factory en 1821–1822 le décrivait comme « un vieil employé fidèle et consciencieux, maintenant pensionné, une récente paralysie et la disparition presque complète de sa détermination l’ayant rendu inapte à toute fonction ». Son état ne s’améliora pas, et il mourut à Dauphin Lake House en 1822. Fidler avait été très attaché à sa famille. Mary et lui avaient eu 14 enfants, dont 11 étaient vivants en 1822. Sa femme l’avait accompagné dans la plupart de ses voyages et suivi dans la plupart de ses lieux d’affectation, partageant les difficultés et les joies de son existence de trafiquant de fourrures.
Tout au long de sa remarquable carrière, Fidler servit la Hudson’s Bay Company avec sérieux, dévouement et loyauté. Ses annales de poste, carnets personnels et comptes rendus de voyage reflètent tout autant sa minutie que son besoin d’écrire et de s’instruire. Il étudia consciencieusement toute sa vie et, dans le Nord-Ouest, acquit une grande partie de ses connaissances en autodidacte. Il possédait une vaste collection de livres grâce auxquels il pouvait se perfectionner comme arpenteur. D’un naturel curieux, il s’intéressait aussi à l’algèbre, à la météorologie, à la faune, aux coutumes et langues indiennes. Fourmillant de détails, ses annales de poste et carnets constituent des sources précieuses de renseignements sur la vie aventureuse des trafiquants de fourrures du Nord-Ouest à l’époque de la rivalité entre la Hudson’s Bay Company et la North West Company. Par ailleurs, en raison de son penchant pour l’étude, Fidler se montrait quelque peu professoral, surtout dans ses dernières années à la Rivière-Rouge, où les colons le considéraient comme une espèce de poseur et d’excentrique.
Le tempérament de Peter Fidler fut sans aucun doute formé par les épreuves qu’il avait subies en servant la compagnie. Bien que notable, sa carrière fut frappée par la malchance. À Nottingham House, il se trouva dans une situation désespérée en raison du harcèlement et de l’intimidation exercés par les Nor’Westers bien supérieurs en nombre. Il réagit avec sang-froid, sens pratique et détermination, ne capitulant que lorsque l’aventure de l’Athabasca fut de toute évidence perdue. Cependant, le malheur continua de le poursuivre. Brandon House fut mis à sac pendant qu’il en était responsable et les colons de la Rivière-Rouge furent chassés pendant qu’il en avait la charge ; ce fut Colin Robertson, plus agressif, qui les ramena. Ce que ces incidents paraissent comporter d’échec est excusable, et pourtant il semble que Fidler manquait d’élan et de leadership, de sorte que son entourage ne l’appuyait pas toujours totalement dans les situations critiques. Sa contribution la plus importante et la plus durable demeure celle qu’il fit non pas à titre de trafiquant de fourrures, mais d’arpenteur et de cartographe. Le soin qu’il mit à dresser ses cartes illustrant des régions allant de la baie d’Hudson au lac Athabasca et aux Rocheuses, ainsi qu’à arpenter des lots à la Rivière-Rouge, témoigne de son dévouement et de sa compétence.
Ce texte est basé sur l’article de l’auteur intitulé « Peter Fidler et le Poste de Nottingham, lac Athabasca, 1802–1806 », Hist. et Archéologie (Ottawa), 69 (1983) : 253–307 ; des sections de cet article ont été reproduites avec la permission du ministre d’Approvisionnements et Services Canada.
Peter Fidler est l’auteur de : « A journal of a journey with the Chepawyans or Northern Indians, to the Slave Lake, & to the east & west of the Slave River, in 1791 & 2 », Journals of Samuel Hearne and Philip Turnor, J. B. Tyrrell, édit. (Toronto, 1934 ; réimpr., New York, 1968).
APC, MG 19, E1 (copies ; mfm aux PAM).— PAM, HBCA, B ; D.4 ; D.5 ; E.3 (mfm aux APC).— David Thompson, David Thompson’s narrative, 1784–1812, R. [G.] Glover, édit. (nouv. éd., Toronto, 1962).— J. S. Galbraith, The Hudson’s Bay Company as an imperial factor, 1821–1869 ([Toronto], 1957).— Innis, Fur trade in Canada (1962).— J. G. MacGregor, Peter Fidler : Canada’s forgotten surveyor, 1769–1822 (Toronto et Montréal, 1966).— A. J. Ray, Indians in the fur trade : their role as trappers, hunters, and middlemen in the lands southwest of Hudson Bay, 1660–1870 (Toronto et Buffalo, N.Y., 1974).— Rich, Hist. of HBC (1958–1959), 2.— D. W. Moodie et Barry Kaye, « The Ac ko mok ki map » , Beaver, outfit 307 (printemps 1977) : 5–15.— J. B. Tyrrell, « Peter Fidler, trader and surveyor, 1769 to 1822 » , SRC Mémoires, 3e sér., 7 (1913), sect. II : 117–127.— W. S. Wallace, « Two curious fur-trade wills », Beaver, outfit 274 (juin 1943) : 34–37.— Glyndwr Williams, « Highlights in the history of the first two hundred years of the Hudson’s Bay Company », Beaver, outfit 301 (automne 1970) : 4–63.
HOWSE, JOSEPH, trafiquant de fourrures, explorateur et linguiste, baptisé le 2 mars 1774 à Cirencester, Angleterre, fils de Thomas Howse et d’une prénommée Ann ; décédé au même endroit le 4 septembre 1852.
Après avoir fait la traite des fourrures pendant dix ans dans le district de la Saskatchewan, Joseph Howse prit part à l’exploration de l’ouest de l’Amérique du Nord, devenant le premier employé de la Hudson’s Bay Company à franchir les Rocheuses ; un col, un pic et une rivière portent son nom. Howse écrivit aussi la première grammaire de langue crise, classée par ses contemporains aux côtés des « travaux de [John] Eliot, Zeisberger [David Zeisberger*], Heckewelder [John Gottlieb Ernestus Hackenwelder], [Henry Rowe] Schoolcraft » et reconnue encore aujourd’hui comme un document remarquable sur cette langue indienne et sur les méthodes des grammairiens de l’époque.
Le nom de Howse a longtemps été courant dans la région de Cirencester. Même si son père y était chaudronnier, Howse est régulièrement décrit, après son retour d’Amérique du Nord, comme un gentleman ; la famille, originaire d’Ampney St Mary, près de Cirencester, appartenait à la classe des yeomen, petits propriétaires terriens. L’écriture apparaissant sur le contrat que Howse signa avec la Hudson’s Bay Company à l’âge de 21 ans révèle une assez grande maturité et diffère peu de celle de sa correspondance ultérieure. Selon une remarque qu’il fit en 1844, il avait « quelque connaissance du latin, du français et de l’italien, acquise avant de quitter l’Angleterre ». Mais on ne sait rien de plus sur sa jeunesse, sinon qu’il fut « d’abord apprenti chez un libraire papetier » de Cirencester.
Suivant l’exemple de Joseph Colen* qui, dix ans plus tôt, avait quitté Cirencester pour la baie d’Hudson, Howse et le neveu de Colen, Thomas, s’embarquèrent à Gravesend le 5 juin 1795. À bord du King George, navire de la Hudson’s Bay Company, se trouvaient deux autres « commis aux écritures », à part Howse et Colen. L’agent principal Joseph Colen, homme « instruit et éloquent » qui, semble-t-il, portait un intérêt particulier à Howse, présidait cette « société littéraire ». Quand, en 1811, un autre passager, William Hemmings Cook*, rapporterait à Joseph Colen (alors à la retraite à Cirencester) l’expédition de Howse à travers les Rocheuses, il emploierait l’expression « votre élève » pour le désigner.
Le 28 août 1795, le King George accosta à York Factory (Manitoba), où Howse demeura deux ans. Apparemment, il se mit sans tarder à l’apprentissage des langues : « Aussi longtemps que j’en eus besoin, j’eus l’assistance d’un interprète ; mais l’absolue nécessité de comprendre ceux parmi lesquels j’allais vivre et d’être compris d’eux me pressa de tenter d’apprendre leur langue. » Une des commandes qu’il passa en Angleterre fait allusion à un précepteur cri dont Howse se fit peut-être lui-même l’élève ; quant à sa commande de 1799, non seulement indique-t-elle qu’il menait une vie sédentaire, mais elle énumère en particulier plusieurs effets (telles « 6 verges de coton imprimé – motif gai ») apparemment destinés à une femme ; la mention de « 2 paires de chaussures rouges – pour un enfant d’un an » étaye l’hypothèse d’un ménage à la façon du pays. Même si on ne sait rien de plus de sa vie domestique à la baie d’Hudson, il est raisonnable de penser que Howse avait amplement l’occasion de parler la langue crise ; dès 1798, il est qualifié de « bon linguiste ». Comme le montrent ses commandes de livres, il ne négligeait pas non plus les autres langues et, en 1808, il demandait « une paire de lunettes simples à verres teintés – pour ne pas se fatiguer les yeux en lisant à la chandelle – et non à verres grossissants ».
Plus tard, en Angleterre, Howse passerait le plus clair de son temps à lire et à écrire mais, pendant la plus grande partie des 20 années qu’il vécut en Amérique du Nord, il dut faire passer ses activités intellectuelles au second plan, après la traite des fourrures qu’il devait faire à l’intérieur des terres.
La première étape de l’apprentissage de Howse prit fin lorsque, en décembre 1797, il quitta York Factory pour se rendre à Gordon House, sur la rivière Hayes, à titre de commis aux écritures et de comptable. Il y passa le reste de la saison de traite et ne rentra pas à York Factory avant le 4 juillet 1798. Chargé pendant la saison de traite de 1798–1799 d’« ouvrir un établissement au pays des Bungees [Sauteux], près de la rivière Poplar », Howse fut, à l’été de 1799, décrit par John Ballenden comme étant « en tous points qualifié et en général jugé […] apte » à prendre la direction d’un poste dans les Prairies. Il se rendit à Cumberland House (Saskatchewan) avec James Bird et fut envoyé à Carlton House, sur la rivière Saskatchewan-du-Sud, pour la saison de traite de 1799–1800, avec mission de s’occuper aussi des affaires de Cumberland House. Devenu agent principal, Howse demeura à Carlton House un autre hiver, celui de 1800–1801. Bien que son affectation pour la saison de traite de 1801–1802 n’ait pu être établie avec certitude, le journal tenu par Peter Fidler* à Chesterfield House, sur la rivière Saskatchewan-du-Sud, permet de croire que Howse était en poste à la rivière Saskatchewan-du-Nord. Ses états financiers suggèrent qu’il passa l’hiver de 1802–1803 dans la même région, son salaire ayant été porté à £50, et quand il reprit Carlton House en charge, en 1803–1804, il était identifié comme « trafiquant ». Durant la saison de traite de 1804–1805, il fut agent principal à Chesterfield House ; à cet endroit, la langue crise n’était pas prédominante mais, en 1805–1806, il se rendit au nouveau Carlton House, sur la Saskatchewan-du-Sud, et y demeura (sauf durant les étés) jusqu’au printemps de 1809. Les lettres que Howse écrivit pendant les dix premières années qu’il passa dans le district de la Saskatchewan révèlent non seulement son style, épistolaire autant qu’administratif, mais aussi l’esprit d’initiative dont il faisait preuve dans les affaires de la compagnie.
Déterminée à disputer la place de la North West Company dans les Rocheuses, la Hudson’s Bay Company envoya Howse rejoindre Bird à Edmonton House (Edmonton) en 1809 ; il resta attaché à ce poste jusqu’en 1811. Ironie du sort, seuls les journaux de David Thompson, de la North West Company, restituent l’itinéraire de la première expédition de la Hudson’s Bay Company dans les Rocheuses. Partant respectivement d’Edmonton House et du fort Augustus (Edmonton), postes voisins, Howse et Thompson se mirent tous deux en route le 18 juillet 1809. L’équipe de la Hudson’s Bay Company, composée de Howse et de trois autres hommes, avait un objectif évident : selon les mots de Thompson, Howse « part[ait] pour les montagnes afin d’étudier le pays ». Quand, le 26 juillet, Thompson et son groupe, se préparant à hiverner dans les montagnes, donc encombrés de vivres et de marchandises d’échange, atteignirent Rocky Mountain House (Alberta), il semble que Howse avait plusieurs jours d’avance sur eux. Les deux groupes ne se rencontrèrent que le 9 août, aux sources de la rivière Saskatchewan-du-Nord, là où la navigation devient possible, au moment où « M. Howse et l’Indien qui l’accompagn[ait] » revenaient déjà des montagnes. Thompson remit à Howse une lettre pour James Hughes, du fort Augustus, ce qui indique clairement que Howse n’entendait pas alors poursuivre plus avant ses explorations. Au moment où il est de nouveau question de lui, le 23 septembre, il était de retour dans les Prairies.
Explorateur novice, Howse avait franchi sans retard la ligne de partage des eaux. Une dernière remarque du journal de Thompson suggère qu’il avait aussi exploré une partie du fleuve Columbia : le 19 août, les éléments d’avant-garde de Thompson rapportaient avoir vu « les traces de 2 cavaliers » à l’endroit de leur campement, juste au sud du lac appelé aujourd’hui Windermere (Colombie-Britannique). Une mention officielle de l’expédition apparaît dans le livre de comptes d’York Factory pour l’année 1810, vis-à-vis de l’indication du salaire de £65 que Howse recevait à l’époque : « espère que Vos Honneurs [les membres du comité de Londres] lui accorderont £80, la célérité avec laquelle ce gentleman a entrepris l’expédition à travers les montagnes Rocheuses mérite quelque reconnaissance ».
Howse retourna dans les Rocheuses en 1810 et il y resta toute une année. Le 19 juin 1810, un associé de la North West Company, Alexander Henry* le jeune, affecté à New White Earth House (Alberta), notait que, du poste voisin de la Hudson’s Bay Company, partaient « deux canots pour le Columbia, avec neuf hommes ». Il ajoutait : « Ils ont embarqué, entre autres, quatre rouleaux de tabac, deux tonnelets de bon vin, de la poudre, plusieurs sacs de balles, un sac de plombs, du pemmican. » Pour leur part, Howse et trois autres hommes entreprirent le voyage « par terre » ; comme Henry l’écrivait le 20 juin, ils étaient partis « avec quatre guides et chasseurs cris […], l’expédition de la Hudson’s Bay Company vers le Columbia compt[ait] en tout 17 personnes ». Cette fois, de toute évidence, le groupe ferait de la traite aussi bien que de l’exploration. La North West Company prit le défi au sérieux : le 9 juillet, James McMillan partait « pour le Columbia afin de surveiller les déplacements de la Hudson’s Bay Company dans cette région ».
Les Peigans s’opposaient aux deux compagnies ; en guerre contre les Têtes-Plates, ils tentaient de bloquer toute traite qui aurait pu se faire dans les montagnes. Tandis que Thompson, voyageant en octobre, choisirait de chercher un passage plus au nord, par le col Athabasca (Colombie-Britannique), Howse atteignait le fleuve Cootana (fleuve Columbia) le 20 août. Il y demeura quelque temps « pour avoir une meilleure idée » de la menace que les Peigans pouvaient constituer à ce moment-là pour « lui ou tout homme blanc ». Selon un de ses guides cris, Howse était encore sur le Columbia le 1er septembre ; le 22 octobre, un autre guide, qui « venait juste de franchir les montagnes », précisait à Henry que Howse se trouvait à l’« ancien » Kootenay House (Colombie-Britannique), à la source du fleuve Columbia. Les Nor’Westers faisaient toujours le guet et McMillan ne partit pas avant le 12 décembre, date à laquelle Howse était déjà, semble-t-il, installé pour l’hiver au lac Flathead (Montana) ou tout près. Quand Howse retourna au lac Columbia (Colombie-Britannique), il croisa de nouveau la route de Thompson, qui fut informé de sa présence le 14 mai.
La seule description que Howse a faite de son expédition se trouve dans une lettre qu’il écrivit en 1843 à sir George Simpson, gouverneur de la Hudson’s Bay Company. Il esquisse ainsi son itinéraire : « je traversai les montagnes Rocheuses pendant l’été et l’automne de 1810 par l’embranchement nord de la rivière Saskatchewan – remontai le fleuve Kootoonay [fleuve Columbia] – empruntai la rivière Flat Bow [rivière Kootenay] – descendis par l’anse de celle-ci qui se trouve le plus au sud – franchis (le portage Poil de Custer) jusqu’à la rivière Flathead […] où nous construisîmes ». Ensuite, il décrit une autre traversée de la ligne de partage des eaux, en décembre 1810 : « avec deux de mes hommes, j’accompagnai les Têtes-Plates jusqu’aux sources du Missouri – retournai à notre poste de traite – en février 1811 ».
Pendant ce temps, les Peigans continuaient d’imposer un blocus serré ; selon Bird, leurs chefs avaient déclaré que « s’ils rencontraient encore un homme blanc qui [allait] approvisionner leurs ennemis, non seulement le dépouilleraient-ils et le tueraient-ils, mais ils feraient de la viande séchée avec son cadavre ». C’est pourquoi Bird, vers la fin de mars, envoya deux hommes « avec des chevaux et du pemmican » pour rencontrer Howse au fleuve Columbia et laissa en mai cinq hommes à Acton House (Alberta) « pour se concilier l’esprit des Indiens et les disposer […] à se montrer amicaux envers M. Howse et son groupe ».
C’est en grande partie grâce à la prévoyance de Bird que Howse atteignit Edmonton House à la mi juillet 1811. Il était le premier employé de la Hudson’s Bay Company à avoir suivi les Nor’Westers au delà des Rocheuses, et son voyage avait été un succès remarquable. L’expédition, qui avait coûté £576 en marchandises d’échange, approvisionnements et salaires, permit en effet de rapporter des fourrures estimées à £1 500. Néanmoins, en dépit des projets de Bird et de l’espoir que le comité de Londres de la Hudson’s Bay Company avait de poursuivre cette traite, l’hostilité déclarée des Peigans se révéla un frein efficace : la Hudson’s Bay Company n’entreprit aucune autre expédition au delà des Rocheuses avant d’avoir réalisé sa fusion avec la North West Company, en 1821. Toutefois, Howse, « aventureux, solide et intelligent », avait démontré, comme l’a écrit l’historien Edwin Ernest Rich, que la Hudson’s Bay Company comptait des hommes « tout aussi capables que les Nor’Westers de voyager, de faire la traite et de s’entendre avec les Indiens ».
Quand, à l’automne de 1811, William Hemmings Cook, fonctionnaire de la Hudson’s Bay Company qui était responsable d’York Factory, écrivit à Joseph Colen à Cirencester, il affirma que Howse avait « exploré une contrée que jamais aucun Européen n’a[vait] foulée ». Malheureusement, comme Colen le nota avec regret, Howse « n’était pourvu d’aucun instrument d’astronomie » de sorte que, même s’il avait « exploré cette contrée sur plusieurs milliers de milles », il n’avait pas « relevé sa route ».
Howse passa l’hiver de 1811–1812 à Paint Creek House (Alberta), sur la rivière Saskatchewan-du-Nord, et, en septembre 1812, après avoir exploré le fleuve Nelson depuis York Factory jusqu’au lac Split (Manitoba), il s’embarqua pour l’Angleterre à bord du King George. En plus de régler des affaires familiales, il rencontra le comité de Londres, dont les plans en vue d’une nouvelle expédition dans les Rocheuses étaient en bonne voie. Mais, quelles qu’aient été ses intentions, Howse n’entreprit pas d’autre voyage dans la région du fleuve Columbia. Il quitta Londres le 1er juin 1813 à bord du Prince of Wales, qui arriva à York Factory après s’être arrêté un mois à Churchill parce qu’une épidémie de typhus s’était déclarée parmi les passagers qu’Archibald McDonald conduisait à la colonie de la Rivière-Rouge (Manitoba).
Le 29 septembre 1813, Howse partit d’York Factory pour un voyage qui allait se révéler un tour de force : à partir du lac du Genou (lac Knee), le gel des rivières força ses hommes à se rendre en raquettes jusqu’à la rivière Vermilion (Alberta), « une distance d’un peu moins, sinon de 1 000 milles » ; de là, Howse continua jusqu’« à Edmonton [House] et en revint en traîneau à chiens », puis poursuivit sa route à cheval jusqu’à la colonie de la Rivière-Rouge, après quoi, en août 1814, il rentra à York Factory.
Pendant son séjour à la colonie de la Rivière-Rouge, au début de l’été de 1814, Howse se trouva mêlé aux affaires de la colonie. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois : en septembre 1813, avec d’autres fonctionnaires de la Hudson’s Bay Company d’York Factory, il avait ouvert et lu des lettres que lord Selkirk [Douglas*] avait adressées au gouverneur de la colonie, Miles Macdonell*. Cette fois – en juin 1814 – Macdonell l’envoya avec d’autres hommes au fort La Souris, sur la rivière Assiniboine, pour saisir les réserves de pemmican que la North West Company y gardait. En rentrant à la colonie de la Rivière-Rouge, Howse fut capturé par les Nor’Westers et emmené au fort Gibraltar (Winnipeg) ; même si, finalement, il ne fut pas envoyé à Montréal afin d’être traduit en justice pour « vol qualifié », comme on avait menacé de le faire, Macdonell ne parvint pas à le faire libérer. Une entente survint seulement à l’arrivée de John McDonald* of Garth, Nor’Wester qui avait été le « voisin » de Howse pendant son séjour à Chesterfield House, en 1804–1805.
Les problèmes de Howse n’étaient pas terminés pour autant. À peine était-il de retour à York Factory, le 9 août 1814, qu’il se retrouvait « juste à la veille d’une autre expédition », puisqu’on l’envoyait à Île-à-la-Crosse (Saskatchewan) pour rétablir la présence de la Hudson’s Bay Company à l’entrée de la région de l’Athabasca. Il dut y affronter Samuel Black*, Nor’Wester réputé pour sa cruauté ; lors d’une rixe, le 14 février 1815, plusieurs hommes trouvèrent la mort. Au printemps, Howse quitta Île-à-la-Crosse ; on ne saurait déterminer si ce fut une retraite « honteuse », comme le dit Colin Robertson* deux ans plus tard, ou si elle fut prudente. Les événements de 1814–1815 persuadèrent peut-être Howse de quitter la baie d’Hudson. Sa nomination comme conseiller du gouverneur en chef de Rupert’s Land, Robert Semple*, en mai 1815, avec Thomas Thomas*, Bird et d’autres, était peut-être gratifiante, mais le 19 septembre 1815 il quitta définitivement York Factory.
La vie de Howse en Amérique du Nord n’avait guère été oisive. Pourtant, même au moment où, en 1813–1814, il avait dû traverser une partie du pays pour se rendre dans le district de la Saskatchewan et s’était trouvé mêlé aux problèmes de la colonie de la Rivière-Rouge, il avait réussi à consacrer quelque temps à ses recherches. De retour à Cirencester, il y mena la vie d’un gentleman et d’un érudit. Sa calme existence campagnarde était agrémentée par de fréquentes visites à Londres et par la correspondance qu’il entretenait avec « certains des hommes les plus éminents du continent, de Rome à Berlin, ainsi qu’avec la crème de[s] universités [anglaises] et même avec des ministres d[u…] gouvernement ». Aucune de ces lettres n’a été retrouvée et, de celles que Howse échangea avec ses anciens compagnons de la Rivière-Rouge, James Bird surtout, seuls des fragments subsistent.
Les avis de Howse étaient recherchés par la Royal Geographical Society, dont il était devenu membre avant 1837, et par la Church Missionary Society. Ces deux sociétés financèrent la publication de sa grammaire crise. Même si le manuscrit était presque terminé en 1832, l’addition d’exemples en sauteux, des révisions continuelles et des difficultés d’impression en retardèrent la parution jusqu’en 1844. Quand A grammar of the Cree language […] parut enfin, l’ouvrage fut non seulement vanté mais utilisé et cité par des linguistes de partout. En 1865, il fallut le réimprimer. En mai 1849 puis en février 1850, Howse, alors âgé d’environ 75 ans, se rendit à Londres pour lire des communications devant la Philological Society, de fondation récente. Ces documents contiennent des éléments, notamment en koutanis et dans plusieurs langues salish, qu’il avait dû recueillir lors de son expédition de 1810–1811.
Le testament et l’acte de décès de Howse laissent supposer qu’il mourut célibataire. Mais, outre l’enfant dont l’existence est sous-entendue dans la commande passée en 1799 à York Factory, on trouve Jenny (probablement adolescente), baptisée dans la colonie de la Rivière-Rouge en 1824 comme « fille de Joseph Howes, supposé résider [en] Angleterre, et d’une Indienne », ainsi que Henry Howes (Howse), qui se maria à la Rivière-Rouge en 1830 et déclara, l’année suivante, être âgé de 23 ans. Plus tard, on trouvait des descendants de Howse dans des villages métis depuis la rivière Rouge jusqu’à la rivière Saskatchewan-du-Nord.
Joseph Howse vécut dans deux univers : les territoires éloignés, où l’exploitation et la concurrence commerciales s’ajoutaient aux rigueurs de la nature, et la campagne tranquille, qui pouvait abriter un gentleman britannique érudit du xixe siècle. Dans ces deux mondes, il laissa sa marque. Trafiquant de fourrures apprécié à juste titre pour son efficacité et son jugement, il fut le premier, à la Hudson’s Bay Company, à faire preuve dans ses explorations d’une énergie égale à celle des Nor’Westers. Quant à la première grammaire de langue crise, fruit de ses travaux d’érudition, elle perpétue sa mémoire.
Joseph Howse est l’auteur de : A grammar of the Cree language, with which is combined an analysis of the Chippeway dialect (Londres, 1844 ; réimpr., 1865) ; et de deux articles publiés dans les Proc. (Londres) de la Philological Soc. : « Vocabularies of certain North American Indian languages », 4 (1848–1850) : 102–122 ; « Vocabularies of certain North American languages » : 191–206. À part sa correspondance conservée dans plusieurs dépôts d’archives publiques, ces trois ouvrages semblent être les seuls écrits de Howse qui subsistent. Ses cartes dont beaucoup ont été envoyées à Aaron Arrowsmith, géographe britannique, n’ont jamais été retrouvées. Quelques-unes de ses lettres ont été publiées dans HBRS, 26 (Johnson), et d’autres lettres et documents le seront dans le volume à paraître « Joseph Howse : a linguist’s life » de H. Christoph Wolfart.
AO, MS 25, 10, no 23 ; MU 2982.— APC, MG 19, E1, sér. 1–3, 42 (copies).— British and Foreign Bible Soc Arch. (Londres), Foreign corr. inwards, 1832, no 3.— British Library (Londres), Add. mss 32440 : fo 42.— Church Missionary Soc. Arch. (Londres), G, AC1/8 ; C.I/XIII.— Gloucestershire Record Office (Gloucester, Angl.), Reg. of baptisms for the parish of Cirencester, 2 mars 1774 ; Reg. of burials for the parish of Cirencester, 9 sept. 1852 (transcription).— PAM, HBCA, A.1/51 ; A.5/6 ; A.6/18 ; A.10/1 ; A.16/34 ; A.32/17 ; A.36/7 ; A.64/52 ; B.34/a/3 ; B.49/a/30 ; B.60/a/5–6 ; 8–9 ; 13 ; B.60/d/2b ; B.89/d/2 ; B.239/a/99–101 ; 114 ; 118 ; B.239/b/71 ; B.239/d/128–129 ; 132 ; 147 ; C.1/398 ; 424 ; 779 ; 783 ; D.5/8 ; E.5/5 ; 6.3/88 ; MG 4, D13 ; MG 7, B7.— Royal Geographical Soc. Arch. (Londres), Council minute-book, 1830–1841 ; Howse corr.— Royal Soc. Arch. (Londres), Letters, 1800–1830.— HBRS, 2 (Rich et Fleming).— New light on early hist. of greater northwest (Coues).— David Thompson, David Thompson’s journals relating to Montana and adjacent regions, 1808–1812, C. M. White, édit. (Missoula, Mont., 1950) ; David Thompson’s narrative, 1784–1812, R .[G.] Glover, édit. (nouv. éd., Toronto, 1962).— J. P. Pritchett, The Red River valley, 1811–1849 : a regional study (New Haven, Conn., 1942).— A. B. Braunberger et Thain White, « Howse’s house, an examination of the historical and archeological evidence », Wash. Archeologist (Seattle), 8 (avril–juill. 1964) : 2–89.
McDONALD, JOHN, associé de la North West Company et fermier, né vers 1771 à Garth, propriété familiale située près de Callendar, Perthshire, Écosse, fils de John McDonald, capitaine dans l’armée, décédé le 25 janvier 1866 à Gray’s Creek, près de Cornwall, Haut-Canada. Il eut, semble-t-il, cinq enfants de sa première femme, une Indienne, et six de sa seconde, nièce de Hugh McGillis, de Williamstown.
Le bras droit atrophié de John McDonald (qui lui valut le surnom de « Le Bras croche ») l’empêcha de suivre la tradition familiale d’une carrière dans l’armée britannique. Il partit pour le Canada en avril 1791, attaché à la North West Company en qualité de commis. Bien que, dans ses « Autobiographical notes » écrites en 1859, McDonald, qui était connu sous le nom de John McDonald of Garth, puisse avoir exagéré son importance au sein de la North West Company, il devait prendre part à plusieurs des événements les plus importants de la traite des fourrures dans l’Ouest pendant les années décisives de 1795 à 1814. Combatif et audacieux, il se révéla un trafiquant de valeur et un adversaire tenace dans la bataille entre la North West Company et la Hudson’s Bay Company. Sous la tutelle d’Angus Shaw*, McDonald servit comme commis au lac de l’Orignal (Manitoba), au fort George (Alberta) et au fort des Prairies. Il fut chargé de la construction du fort Augustus (plus tard fort Edmonton) en 1795 et de Rocky Mountain House (Alberta) en 1799. En 1802, deux ans après être devenu un associé « hivernant » de la North West Company, il remplaça Shaw au fort des Prairies, le plus grand département de la compagnie dans le Nord.
Après un congé en 1804, McDonald hiverna à l’Île-à-la-Crosse (Saskatchewan), mais la saison suivante il retourna au département du fort des Prairies, où il mit sur pied New Chesterfield House. Tombé malade, il passa l’hiver de 1808 à Montréal avec sa sœur Magdalen, épouse de William McGillivray* de la North West Company ; élu au Beaver Club, il accumula, en frais de représentation, un compte énorme. Au printemps, McDonald retourna à l’intérieur des terres pour partager avec John Wills la responsabilité du département de la Rivière-Rouge et probablement pour aider à l’établissement du fort Gibraltar (Winnipeg). En 1811, il alla ravitailler l’explorateur David Thompson* dans la chaîne Kootenay des montagnes Rocheuses.
McDonald se rendit ensuite en Angleterre afin de participer à l’assaut par mer projeté par sa compagnie contre le fort Astoria (Astoria, Oregon) et, en février 1813, il fit voile de Londres, en compagnie de Donald McTavish*, sur l’Isaac Todd. À Portsmouth, il proposa un alléchant contrat à une jeune femme, Jane Barnes, pour qu’elle s’embarquât avec lui à destination du fleuve Columbia, emmenant ainsi la première femme blanche sur la côte du Pacifique Nord. McDonald passa sur le Raccoon à mi-chemin et, peu après, fut gravement brûlé dans une explosion. Il assuma néanmoins la direction du fort Astoria à son arrivée le 30 novembre 1813, deux semaines après qu’un parti de Nor’Westers venus par terre eut acheté le poste de l’American Fur Company [V. Gabriel Franchère]. L’Isaac Todd, avec McTavish à bord, n’arriva que le 22 avril 1814, 18 jours après que McDonald se fut embarqué avec une brigade d’environ 80 Nor’Westers distribués en dix canots, en direction du fort William (Thunder Bay, Ontario).
Quand la brigade arriva à la Rivière-Rouge, la « guerre du Pemmican » entre la North West Company et la Hudson’s Bay Company battait son plein [V. Miles Macdonell*]. Les efforts de la Hudson’s Bay Company pour empêcher les Nor’Westers de vivre à même les ressources de la région (et en particulier du pemmican apporté par les Indiens et les Métis) et les forcer en conséquence à importer leurs provisions de Montréal, avaient amené la North West Company, en guise de représailles, à projeter la destruction de la colonie de Selkirk [Douglas*]. McDonald s’entremit avec succès en faveur de la paix entre les Nor’Westers de la Rivière-Rouge et les colons de Selkirk, mais il fut critiqué par les associés de la North West Company à la réunion annuelle, au fort William, et l’entente fut désavouée. McDonald donna sa démission en novembre 1814 et vendit les deux parts qu’il possédait dans la compagnie. Il passa alors au-delà d’un an à frayer avec la société montréalaise.
Ayant quitté Montréal au début de 1816, McDonald acheta une ferme à Gray’s Creek, près de Cornwall. Au cours des années, il allait, par de nouvelles acquisitions, arrondir ce bien. Membre actif de l’église presbytérienne locale, il fut aussi, de 1832 à 1844, juge du tribunal des successions et tutelles de Glengarry. À l’instar de plusieurs de ses compagnons, il s’adapta avec une remarquable facilité à la vie sédentaire d’un fermier qui réussit. Mais McDonald conserva toujours un vif intérêt pour l’Ouest : ses lettres à Edward Ellice et à William Henry Draper* sur l’avenir de cette partie du pays le montrent bien. Son autobiographie, écrite à la suggestion de son fils De Bellefeuille, rappelle les événements marquants de la carrière d’un jeune homme plein d’ardeur qui partagea la vie de grands explorateurs et de bâtisseurs d’empire, et qui joua un rôle important, sinon déterminant, dans la grande et dramatique aventure de la traite des fourrures au Canada. Fidèle dans ses traits essentiels sinon dans le détail, le portrait que McDonald a tracé de lui-même dévoile le mythe de la North West Company, et peut-être aussi une bonne part de sa réalité.
La copie originale des « Autobiographical notes, 1791–1816 » de John McDonald est déposée aux McGill University Libraries, Dept. of Rare Books and Special Coll. Depuis 1920, les APC (MG 19, A17) en possèdent une copie. Enfin, les notes de McDonald ont été publiées dans les Bourgeois de la Compagnie du Nord-Ouest : récits de voyages, lettres et rapports inédits relatifs au Nord-Ouest canadien, L.-F.-R. Masson, édit. (2 vol., Québec, 1889–1890 ; réimpr., New York, 1960), II : 1–59.
APC, MG 19, B1.— McGill University Libraries, Dept. of Rare Books and Special Coll., ms coll., John McDonald of Garth papers.— Musée McCord, McDonald, A. de Lery, family papers, lettre de James McDonald à A. de Lery McDonald, 11 oct. 1887 ; North West Company papers, Beaver Club minute book, 16 avril 1809, 1814–1816 ; North West Company papers, 5 juill. 1796—1er août 1859.— Ross Cox, The Columbia River ; or scenes and adventures during a residence of six years on the western side of the Rocky Mountains […], E. I. et J. R. Stewart, édit. (Norman, Okla., 1957).— Documents relating to NWC (Wallace).— HBRS, XXVI (Johnson).— [Duncan McGillivray], The journal of Duncan M’Gillivray of the North West Company at Fort George on the Saskatchewan, 1794–5 […], A. S. Morton, édit. (Toronto, 1929).— The Oregon country under the Union Jack ; postscript edition ; a reference book of historical documents for scholars and historions (2e éd., Montréal, 1962), 166–168, 635s.— J. G. Harkness, Stormont, Dundas, and Glengarry : a history, 1784–1945 (Oshawa, Ont., 1946), 392, 419.
ROSS, MALCHOM (Malcolm, Malcholm), trafiquant de fourrures, né vers 1754 dans les Orcades (Royaume-Uni), probablement à South Ronaldsay, décédé à l’automne de 1799.
Malchom Ross s’engagea pour la première fois au service de la Hudson’s Bay Company, en 1774, comme manœuvre à York Factory (Manitoba), au salaire annuel de £6. Moins de deux ans plus tard, il était en service à l’intérieur des terres, sous les ordres de William Tomison* et de Robert Longmoor*, à Cumberland House (Saskatchewan), poste dépendant d’York, et au delà. Le 5 octobre 1776, Ross se joignait à Longmoor pour remonter la rivière Saskatchewan à partir de Cumberland House ; de retour en février 1777, ils « rapport[aient] quatre traîneaux chargés de fourrures, tirés par des chiens », après 40 jours d’un voyage difficile à partir de « là où les Indiens qu’ils laissèrent (principalement des Assinnee Pœtuck [Assiniboines]) pilonnent les buffles [c’est-à-dire, en broient la viande pour en faire du pemmican] ». Quant à ses autres voyages, il en fit en été, alors qu’il portait des fourrures à York Factory, et il participa, en janvier et en mai 1778, à des expéditions dont l’objectif était de détourner les Indiens de l’intérieur de la traite avec les trafiquants de Montréal (rattachés à une compagnie de Montréal).
En 1778, Ross était reconnu comme « un excellent employé et un bon homme de canot, qui le cède à peine à quelque Indien que ce soit pour franchir une chute, etc. ». L’année suivante, Longmoor le laissa à Upper Hudson House (près de Wandsworth, Saskatchewan) pour qu’il en prît la direction. Longmoor écrivit : « c’est le meilleur homme en qui je peux mettre ma confiance ». La compagnie, qui avait souvent des problèmes de travail avec ses employés originaires des Orcades, appréciait le rendement de Ross. Bien qu’il fût encore classé comme manœuvre, elle porta son salaire à £15 par année en 1779 et, à partir de 1782, accorda à cet « homme de canot par excellence, très aimé des Indiens », un salaire annuel de £20.
Ross se trouvait à l’intérieur des terres quand le comte de Lapérouse [Galaup] s’empara d’York et du fort Prince of Wales (Churchill, Manitoba) en 1782, évitant ainsi d’être fait prisonnier avec d’autres employés de la compagnie, dont, par exemple, Humphrey Marten, Samuel Hearne et Edward Umfreville. Il continua à servir la compagnie et, pendant les années 1780, assuma des fonctions comportant des responsabilités accrues. En plus de travailler comme faiseur de canots, chasseur et trafiquant, voire comme tailleur, à Lower Hudson House (près de Wandsworth, Saskatchewan) et à Cumberland House, il fut appelé à assumer temporairement les fonctions de chef de poste à Lower Hudson House en avril 1780 et à Cumberland House à l’été de 1783. En 1788, il était décrit comme « chef de poste occasionnel à l’un et l’autre endroit », et, pendant la saison de traite de 1790–1791, de chef de poste temporaire, étant « en tout point qualifié […]impossible d’être meilleur ».
Entre 1790 et 1792, Ross fut un partenaire estimé de Philip Turnor et de Peter Fidler* au cours de leur voyage dans la région de l’Athabasca ; dans les livres de la compagnie, on l’avait inscrit comme « responsable des marchandises dans l’expédition vers le nord », au salaire annuel de £40. Ross avait emmené, en ces voyages, « sa femme et 2 enfants », éçrivit Fidler, qui ajoutait qu’ « une Indienne dans un poste est particulièrement utile quand il s’agit de faire des chaussures, des lanières, de tresser les raquettes, de nettoyer et de tendre les peaux de castor, etc., diverses techniques inconnues des Européens ».
Le voyage dans la région de l’Athabasca révéla au comité de Londres de riches possibilités en terme de fourrures. En mai 1793, le comité demanda à Ross, qui venait de passer « un pauvre hiver, bien coûteux » en haut de Cumberland House à intercepter les groupes d’Indiens portant leurs fourrures aux trafiquants montréalais rivaux, d’organiser une expédition vers l’Athabasca et d’y établir un poste de traite. Le projet n’obtint pas l’appui de William Tomison, alors agent principal, et l’expédition, embarrassée dans des problèmes logistiques, fut remise à plus tard. Au cours de la saison de 1794–1795, Ross choisit d’hiverner au lac Reed (Manitoba), au nord-est de Cumberland House ; il passa la saison suivante à Fairford House (près du lac Iskouatam, Saskatchewan), au nord-ouest. Le problème périodique des rivalités, au sein de la compagnie, au sujet du commerce des fourrures à l’intérieur des terres fut mis en lumière par ses activités dont se plaignit Thomas Stayner, chef d’York, qui avait envoyé des hommes dans la même région. En 1796–1797, Ross, en dépit de la lassitude qu’il éprouvait à changer fréquemment de quartiers d’hiver, fut amené par les circonstances à construire Bedford House, au lac Reindeer, à plus de 100 milles au nord de Fairford House. Les provisions prévues pour l’hiver baissèrent, compte tenu des « 15 Anglais [qu’ils étaient] et [des] deux femmes et [des] 3 enfants » ; en outre, les Indiens se montraient difficiles. Les choses empirèrent en avril quand le trafiquant montréalais Alexander Fraser* arriva pour faire la traite dans les environs et que l’adjoint de Ross, David Thompson*, déserta pour passer au « service des trafiquants de Montréal ».
Ross fit un voyage en Angleterre en 1798 et rencontra, le 28 novembre, le comité de Londres, lequel avait décidé, après bien des discussions, d’ouvrir la région de l’Athabasca à partir du fort Churchill (construit, en 1783, sur l’emplacement du fort Prince of Wales) plutôt que de York Factory. Ayant ordonné que York s’abstienne de toute concurrence dans cette région, le comité retint « pour trois ans à £80 par année » les services de Ross, qui voyagerait à partir du fort Churchill pour établir la traite dans la région de la rivière Athabasca. À l’été de 1799, Ross se rendit au conseil de la compagnie au fort Churchill. Le 6 septembre, il fit son testament dont les principaux bénéficiaires étaient un de ses frères, Charles, et un fils naturel, George, qui fut proposé comme apprenti à York, en 1801. Peu après cette formalité, il partit pour la région de l’Athabasca. Le 17 octobre, des Indiens firent savoir au fort Churchill que l’expédition dont on attendait tellement avait été arrêtée à 150 milles environ, en remontant la rivière, après que Ross, tombé de son canot, se fut noyé dans les rapides.
Ross fut l’un des plus estimés et des mieux récompensés parmi les nombreux employés de la compagnie originaires des Orcades. L’action combinée de son esprit d’entreprise, de sa facilité à assimiler les pratiques en usage à l’intérieur des terres, de sa loyauté et d’une modeste instruction l’éleva du rang de manœuvre à celui de fonctionnaire et lui permit de rendre de remarquables services à ses employeurs, en des temps difficiles. On regretta beaucoup la perte prématurée de son « expérience bien connue ».
HBC Arch., A.1/47, ff.120, 122 ; A.6/13, f.41 ; A.6/16, ff.55–56, 127, 129 ; A.11/116, f.43 ; A.30/1, ff.22, 80 ; A.30/2, ff.32, 52, 72 ; A.30/3, f.38 ; A.30/4, ff.14, 45, 72 ; A.30/5, ff.16, 42 ; A.32/1, f.92 ; B.14/a/1, ff.21, 29, 33 ; B.24/a/1, f.32 ; B.42/b/42, pp.8, 15 ; B.42/b/44, ff.67, 74 ; B.49/a/19, ff.28, 40 ; B.239/b/56, ff.25–25d.— PRO, Prob. 11/1 370, testament de Malchom Ross, homologué le 12 févr. 1802.— St John’s Anglican Cathedral (Winnipeg), Red River register of baptisms, I, no 400.— HBRS, XIV (Rich et Johnson) ; XV (Rich et Johnson) ; XXVI (Johnson).— Journals of Hearne and Turnor (Tyrrell).
FIDLER, PETER, trafiquant de fourrures, explorateur, arpenteur et cartographe, né le 16 août 1769 à Bolsover, Angleterre, fils de James Fidler et d’une prénommée Mary ; à l’automne de 1794, il épousa à la façon du pays Mary, membre de la tribu des Cris des Marécages, puis de façon officielle le 14 août 1821, à Norway House (Manitoba), et de ce mariage naquirent 14 enfants ; décédé le 17 décembre 1822 à Dauphin Lake House (Manitoba).
En avril 1788, tandis que la Hudson’s Bay Company et la North West Company reprenaient leur lutte pour s’assurer l’hégémonie sur la traite des fourrures dans le Nord-Ouest, Peter Fidler, à Londres, entrait au service de la Hudson’s Bay Company comme travailleur manuel. Plus tard dans l’année, il débarqua à York Factory (Manitoba). Il fut bientôt promu commis aux écritures car, « étant bien instruit et bon comptable, [il était] en tous points qualifié pour cette position », ce qui permet d’affirmer qu’il avait fait des études. De plus, on le considérait comme « un jeune homme sobre et stable » , Moins d’un an après son arrivée, on l’envoya à l’intérieur des terres à titre de commis aux écritures, d’abord à Manchester House (près de Standard Hill, Saskatchewan) puis à South Branch House (près de Batoche). Ses supérieurs lui marquèrent de nouveau leur confiance en l’affectant au printemps de 1790 à Cumberland House, où il devait étudier intensivement l’arpentage et l’astronomie auprès de Philip Turnor*, homme estimé et premier arpenteur embauché par la compagnie pour travailler dans le Nord-Ouest.
Dès l’été, une chance d’avancement inespérée se présenta à Fidler. Comme David Thompson*, autre brillant élève de Turnor, ne pouvait voyager en raison d’une cécité partielle et d’une blessure subie lors d’un accident, Turnor emmena avec lui Fidler, qu’on lui avait proposé comme « assistant utile », « dans les territoires du Nord » , Cette expédition de la Hudson’s Bay Company visait à déterminer la nature et l’étendue de l’emprise que la North West Company exerçait sur la traite des fourrures dans la région de l’Athabasca et, par-dessus tout, à découvrir une voie navigable rapide et directe pour aller de la baie d’Hudson au lac Athabasca et au Grand lac des Esclaves (Territoires du Nord-Ouest) – c’est-à-dire un passage au nord-ouest entre l’Atlantique et le Pacifique. De toute évidence, Fidler était trop novice pour saisir pleinement les objectifs de l’expédition. Ainsi notait-il : « Nous n’allons dans l’Athapescow que pour permettre à M. Turnor de faire là-bas des levés qui tireront au clair certains points douteux de géographie, car Messieurs Hearne [Samuel Hearne*] et Pond [Peter Pond*], sur leur carte respective, placent ces endroits beaucoup plus à l’ouest qu’il ne paraît raisonnable de les situer. » En fait, grâce à des observations astronomiques plus précises, Turnor établit que le lac Athabasca se trouvait beaucoup plus près de la baie d’Hudson que ne l’avaient cru Hearne et Pond, mais il s’avéra qu’aucun grand fleuve ne reliait l’ouest et l’est.
Aussi décevante qu’elle ait été pour la Hudson’s Bay Company, l’expédition de 1790–1792 dans l’Athabasca permit à Fidler de se perfectionner de façon appréciable en topographie et en cartographie aussi bien que d’approfondir ses connaissances sur les régions sauvages et le mode de vie des Indiens. Turnor rapportait que son jeune assistant était devenu astronome, qu’il avait commandé des « sextants [et des] montres » et qu’il semblait « un candidat probable à [sa] succession ». La robustesse et la compétence de Fidler avaient été remarquées. Malchom Ross*, qui avait participé à l’expédition, observait : « il possède les qualités nécessaires pour faire de l’arpentage dans cette région, car il s’adapte à n’importe quelles conditions, c’est-à-dire dans le boire et le manger ». Fidler resta chez des Chipewyans, au nord d’Île-à-la-Crosse (Saskatchewan), de la mi-janvier à la mi-avril 1791 et, une fois dans la région de l’Athabasca, accepta d’hiverner avec les Chipewyans de l’endroit pour accroître encore son savoir-faire. Il passa l’hiver de 1791–1792 parmi eux, dans la région du Grand lac des Esclaves, sans provisions ni tente et avec peu de vêtements, de balles et de poudre. Au printemps, « en bonne santé » , il retourna au camp temporaire de Turnor dans l’Athabasca. II avait tiré profit de ses séjours parmi les Chipewyans, acquérant, disait-il, « une connaissance suffisante de leur langue pour traiter n’importe quelle affaire avec eux » , ce qui allait être particulièrement utile dans les années à venir, tant pour lui-même que pour la Hudson’s Bay Company.
Fidler fut récompensé immédiatement pour son enthousiasme, sa compétence et son endurance. En 1792, il fut envoyé dans la région de la rivière Saskatchewan pour aider la compagnie à renforcer et à étendre ses nouveaux établissements en amont de la Saskatchewan-du-Nord. En partie pour faire de la traite et des levés, mais aussi pour approfondir sa connaissance du mode de vie des Indiens, il entreprit pendant l’hiver un voyage qui le mena de Buckingham House (près de Lindberg, Alberta) aux Rocheuses. Il dressa la carte d’une bonne partie de la région située au sud-ouest de la Saskatchewan-du-Nord jusqu’aux contreforts des Rocheuses. En outre, non seulement observa-t-il et nota-t-il divers aspects de la vie des Indiens des Plaines, mais il passa une bonne partie de l’hiver de 1792–1793 parmi les Peigans et réussit à apprendre leur langue. Avant de retourner à la Saskatchewan, il traita avec les Kootenays et prit des notes sur leurs coutumes, choses qu’aucun autre Européen n’avait faites avant lui.
Toujours intéressée à trouver une voie navigable rapide et directe jusqu’au lac Athabasca, la Hudson’s Bay Company, au cours de l’été de 1793, envoya Fidler d’ York Factory à la rivière aux Phoques (rivière Seal, Manitoba). L’expédition ne trouva aucun moyen de se rendre directement au lac du Caribou (lac Reindeer) par cette rivière, située au nord du fleuve Churchill. Par la suite, Fidler passa deux ans à York Factory, à s’occuper d’affaires courantes. Au cours de l’automne de 1794, il épousa à la façon du pays une femme de la tribu des Cris des Marécages de la région, appelée Mary. Vers la même époque, il envoya au comité de Londres de la Hudson’s Bay Company la première d’une série de cartes. Datée de 1795 et illustrant son voyage de l’hiver de 1792–1793 jusqu’aux contreforts des Rocheuses, elle contribua à enrichir la connaissance géographique de cette partie de l’Amérique du Nord. Ennuyé de voir Fidler retenu à la baie d’Hudson, le comité de Londres écrivit à ses supérieurs immédiats : « nous demandons qu’à l’avenir il poursuive ses explorations à l’intérieur des terres ». En conséquence, après s’être rendu de Cumberland House au cours supérieur de la rivière Assiniboine, Fidler construisit Carlton House (près de Kamsack, Saskatchewan) pendant l’automne de 1795. La rivalité des trafiquants de fourrures était intense dans les environs : sur cinq postes de traite, deux étaient en fait des établissements de la Hudson’s Bay Company en concurrence l’un avec l’autre. L’été suivant, Fidler dirigeait Cumberland House.
Fidler passa l’hiver suivant à Buckingham House puis, au printemps de 1797, se rendit à York Factory avec 19 canots et 2 bateaux remplis de fourrures. Rentré à Cumberland House à l’automne, il y resta deux ans à faire de la traite et à tenir les livres. Puis, le comité de Londres ayant résolu de faire une percée vigoureuse dans la région de l’Athabasca pour concurrencer plus efficacement la North West Company, Fidler quitta Cumberland House le 5 août 1799. Deux semaines plus tard, près d’Île-à-la-Crosse, il rejoignit William Auld, trafiquant de la Hudson’s Bay Company. Auld était parti de Churchill (Manitoba) pour mener un groupe jusque dans la région de l’Athabasca ; Fidler avait reçu des instructions semblables d’York Factory. Les deux hommes tentaient d’établir une chaîne de postes de traite qui, en assurant l’approvisionnement, pourraient soutenir la progression de la compagnie dans l’Athabasca. À la demande d’Auld, Fidler accepta de se rendre plus au sud. Il longea la rivière Castor (rivière Beaver) jusqu’au lac Meadow (Saskatchewan), où il construisit Bolsover House, puis se dirigea vers l’ouest pour hiverner dans un poste, Greenwich House (Alberta), qu’il établit au lac la Biche. La North West Company réagit violemment à l’intrusion des hommes de la Hudson’s Bay Company dans le bassin de l’Athabasca et « recourut à toutes les bassesses, à toutes les ruses » pour les forcer à partir. Pendant l’hiver, Fidler nota qu’il était « constamment harcelé par des Canadiens » qui tentaient d’empêcher les Indiens d’apporter leurs fourrures au poste de la compagnie. Néanmoins, il connut une bonne saison de traite et fit le levé du parcours entre Greenwich House et le Petit lac des Esclaves. Son expédition au lac la Biche ne produisit cependant pas les résultats escomptés, à savoir une expédition de la Hudson’s Bay Company au lac Athabasca. On envoya plutôt Fidler à la rivière Saskatchewan-du-Sud, où il fonda Chesterfield House (Saskatchewan) en août 1800. Ce poste ne survécut qu’à deux saisons de traite en raison de l’agitation qui régnait parmi les diverses tribus indiennes de la région.
À l’été de 1802, Fidler était de retour à York Factory, mais il ne passa que peu de temps dans la baie car on le nomma à la tête d’une expédition de traite qui devait se rendre au lac Athabasca. Après avoir tergiversé pendant une décennie, la Hudson’s Bay Company lançait une véritable offensive contre sa rivale pour s’approprier la région qui, dans Rupert’s Land, était la plus riche en castor. Avant de se mettre en route, Fidler fit parvenir « des cartes et des documents » au comité de Londres. Une des cartes, datée de 1801, montrait apparemment pour la première fois le bassin hydrographique du Missouri et donnait de nouvelles indications sur l’emplacement et l’étendue des Rocheuses. Selon Aaron Arrowsmith, cartographe et éditeur britannique bien connu, c’était un document important qui révélait « l’aspect [d’une région] jusque-là inconnue des Européens ». Basée en partie sur une carte tracée par A-ca-oo-mah-ca-ye*, chef pied-noir dont Fidler avait fait la connaissance à Chesterfield House, elle trouva rapidement place parmi les nouvelles cartes d’Amérique du Nord qu’Arrowsmith allait publier.
Même si la Hudson’s Bay Company souhaitait depuis longtemps envoyer une autre expédition dans l’Athabasca, le recrutement avait été difficile en raison de la dureté des conditions de vie, de l’isolement, du danger et du régime alimentaire, à base de poisson. Cette mission inspirait de l’optimisme, surtout parce que les Chipewyans de la région s’étaient toujours montrés mieux disposés à traiter avec cette compagnie qu’avec sa rivale. À la mi-septembre 1802, Fidler et 17 hommes, dont Thomas Swain qui allait établir un poste d’approvisionnement à la rivière de la Paix, commencèrent à construire Nottingham House à l’île English, dans le lac Athabasca, à moins d’un mille du fort Chipewyan (Fort Chipewyan), poste de la North West Company qui avait été rebâti sur la rive nord-ouest vers 1800. Pendant quatre ans, ce petit poste de la Hudson’s Bay Company tenterait au prix de grandes difficultés de concurrencer son puissant adversaire.
Au cours de ces années, Fidler et son groupe furent constamment harcelés par la North West Company. À l’occasion, ils pouvaient compter sur l’appui des employés de la New North West Company (appelée parfois la XY Company), aussi établie dans la région. Mais après l’union de la North West Company et de la XY Company en 1804, Fidler fit face à un adversaire redoutable, représenté à compter de 1805 par le cruel et efficace Samuel Black*. Selon Fidler, les Nor’Westers recouraient à des tactiques abusives pour les intimider, lui et ses hommes. Ils détruisirent un canot, pillèrent le jardin, éloignèrent le gibier et faillirent incendier le poste. « Je suppose, dirait Fidler, que leur intention était de faire partir nos gens en les affamant. » Black et ses bandes humiliaient les hommes de la Hudson’s Bay Company et, n’entrevoyant que de maigres perspectives de traite, Fidler acquit la conviction que la lutte était inégale et absurde. Une « entente » officieuse fut donc conclue : Fidler promettait d’abandonner l’Athabasca pendant deux ans tandis que la North West Company s’engageait à remettre des provisions à Fidler et à ses hommes ainsi qu’à payer l’équivalent de 500 peaux de castor, ce qui correspondait à peu près au crédit de la Hudson’s Bay Company dans l’Athabasca. Cependant, aucune des deux parties ne respecta l’entente et l’intimidation continua jusqu’en juin 1806. Fidler, découragé, quitta alors le lac avec ses hommes. L’abandon de la région de l’Athabasca fut le moment le plus sombre de sa carrière de trafiquant de fourrures. Dans sa conclusion aux annales du poste de Nottingham House, il justifiait l’échec de l’entreprise par cette simple vérité : « Trop peu nombreux pour faire quoi que ce soit pour la compagnie. »
Fidler atteignit York Factory au milieu de l’été de 1806. Après avoir pris un peu de repos à la baie, il partit occuper la charge de chef de poste de l’intérieur à Cumberland House. Ce poste offrait avec la région de l’Athabasca un contraste incroyable ; à Noël, Fidler dîna même avec le « gentleman » de la North West Company, dans une atmosphère d’amitié et de réjouissance. L’été suivant, conformément aux instructions d’Auld et de William Tomison, il explora les environs du lac du Caribou, puis un autre lac situé plus au nord, auquel il donna le nom de Wollaston (Saskatchewan), après quoi il se rendit jusqu’à l’extrémité est du lac Athabasca. Ayant passé l’hiver à Swan Lake House (Manitoba), il fit, pendant l’été de 1808, dans une bonne partie de la région du lac Winnipeg et de la rivière Rouge, des levés à partir desquels il dressa des cartes. En août, il les envoya en Angleterre avec d’autres cartes et documents. Il passa l’hiver suivant avec Auld près du lac du Caribou. Enfin, en 1810, les longues années de travail de cet employé dévoué et particulièrement utile furent récompensées : il fut nommé arpenteur, son salaire annuel fut porté à £100 et on laissa entendre qu’il deviendrait par la suite chef de poste, avec droit à une part des bénéfices.
Les récompenses accordées à Fidler s’inscrivaient dans le « programme de compression » récemment conçu par le comité de Londres, qui favorisait l’efficacité, l’économie et l’initiative individuelle dans la lutte contre la North West Company. Dans le cadre de ce programme, Fidler fut dépêché à Ile-à-la-Crosse en juin 1810, mais les Nor’Westers, menés par Black et Peter Skene Ogden*, lui rendirent ainsi qu’à ses hommes la vie si difficile qu’ils y restèrent moins d’un an. Fatigué et découragé, Fidler obtint un congé d’un an en Angleterre. Dès la fin d’août 1812, de retour à York Factory, il était muté à l’établissement de la Rivière-Rouge (Manitoba), où l’on préparait l’arrivée des colons de lord Selkirk [Douglas*]. Cet établissement menaçait directement les trajets empruntés par les Nor’Westers pour se rendre dans le Nord-Ouest, de même que les territoires de chasse au bison des Métis, qui leur fournissaient du pemmican, base de l’alimentation des trafiquants de fourrures. Il fallait donc s’y opposer à tout prix. Fidler, nouvellement nommé chef de poste de l’intérieur à Brandon House, escorta le deuxième groupe de colons jusqu’à la Rivière-Rouge à l’automne de 1812. Au printemps suivant, il commença d’arpenter des lots le long de la rivière en appliquant le système de découpage en lisières utilisé dans le Bas-Canada. En juin 1815, après la démission du gouverneur de la colonie, Miles Macdonell, Fidler se trouva temporairement en charge de la Rivière-Rouge. Puis, le 25 juin 1815, vaincu par le harcèlement constant des Métis, qui étaient menés par Cuthbert Grant* et encouragés par la North West Company, il signa une capitulation ordonnant à « tous les colons de quitter immédiatement cette rivière sans laisser le moindre signe d’installation ». Abandonnant l’établissement, Fidler et les colons se réfugièrent à Jack River House (Manitoba), où ils furent accueillis par Colin Robertson*, qui partit rétablir la colonie avec quelques colons. Fidler continua jusqu’à York Factory, où on lui confia la tâche de conduire à la Rivière-Rouge le nouveau gouverneur des territoires de la Hudson’s Bay Company, Robert Semple*, et d’autres colons. Il retourna ensuite à Brandon House, d’où il continua d’aider la colonie menacée. Les Métis répliquèrent au début de juin 1816 en pillant son poste. Deux semaines plus tard, à Seven Oaks (Winnipeg), Semple et une vingtaine d’hommes furent tués. L’année suivante, Selkirk rétablit la colonie encore une fois et Fidler se remit à l’arpentage des lots.
En septembre 1817, Fidler quitta la Rivière-Rouge pour se remettre à la traite des fourrures. Jusqu’en 1821, il mena une vie sans histoire comme chef de poste à Brandon House et à Dauphin Lake House. En août 1821, affligé de problèmes de santé, il se rendit à Norway House, où il apprit qu’on allait bientôt le mettre à la retraite, en grande partie parce qu’il y avait un surplus d’employés par suite de la fusion de la Hudson’s Bay Company et de la North West Company, survenue plus tôt dans l’année. Moins d’une semaine après avoir appris cette mauvaise nouvelle, Fidler fit baptiser sa femme et quelques-uns de ses enfants, épousa officiellement Mary et rédigea son testament. Toutefois, sa mise à la retraite fut retardée et, en dépit de son âge et de sa mauvaise santé, il retourna à Dauphin Lake House, où il allait occuper officiellement un poste de commis et toucher son ancien salaire de £100 par an. La liste du personnel établie à York Factory en 1821–1822 le décrivait comme « un vieil employé fidèle et consciencieux, maintenant pensionné, une récente paralysie et la disparition presque complète de sa détermination l’ayant rendu inapte à toute fonction ». Son état ne s’améliora pas, et il mourut à Dauphin Lake House en 1822. Fidler avait été très attaché à sa famille. Mary et lui avaient eu 14 enfants, dont 11 étaient vivants en 1822. Sa femme l’avait accompagné dans la plupart de ses voyages et suivi dans la plupart de ses lieux d’affectation, partageant les difficultés et les joies de son existence de trafiquant de fourrures.
Tout au long de sa remarquable carrière, Fidler servit la Hudson’s Bay Company avec sérieux, dévouement et loyauté. Ses annales de poste, carnets personnels et comptes rendus de voyage reflètent tout autant sa minutie que son besoin d’écrire et de s’instruire. Il étudia consciencieusement toute sa vie et, dans le Nord-Ouest, acquit une grande partie de ses connaissances en autodidacte. Il possédait une vaste collection de livres grâce auxquels il pouvait se perfectionner comme arpenteur. D’un naturel curieux, il s’intéressait aussi à l’algèbre, à la météorologie, à la faune, aux coutumes et langues indiennes. Fourmillant de détails, ses annales de poste et carnets constituent des sources précieuses de renseignements sur la vie aventureuse des trafiquants de fourrures du Nord-Ouest à l’époque de la rivalité entre la Hudson’s Bay Company et la North West Company. Par ailleurs, en raison de son penchant pour l’étude, Fidler se montrait quelque peu professoral, surtout dans ses dernières années à la Rivière-Rouge, où les colons le considéraient comme une espèce de poseur et d’excentrique.
Le tempérament de Peter Fidler fut sans aucun doute formé par les épreuves qu’il avait subies en servant la compagnie. Bien que notable, sa carrière fut frappée par la malchance. À Nottingham House, il se trouva dans une situation désespérée en raison du harcèlement et de l’intimidation exercés par les Nor’Westers bien supérieurs en nombre. Il réagit avec sang-froid, sens pratique et détermination, ne capitulant que lorsque l’aventure de l’Athabasca fut de toute évidence perdue. Cependant, le malheur continua de le poursuivre. Brandon House fut mis à sac pendant qu’il en était responsable et les colons de la Rivière-Rouge furent chassés pendant qu’il en avait la charge ; ce fut Colin Robertson, plus agressif, qui les ramena. Ce que ces incidents paraissent comporter d’échec est excusable, et pourtant il semble que Fidler manquait d’élan et de leadership, de sorte que son entourage ne l’appuyait pas toujours totalement dans les situations critiques. Sa contribution la plus importante et la plus durable demeure celle qu’il fit non pas à titre de trafiquant de fourrures, mais d’arpenteur et de cartographe. Le soin qu’il mit à dresser ses cartes illustrant des régions allant de la baie d’Hudson au lac Athabasca et aux Rocheuses, ainsi qu’à arpenter des lots à la Rivière-Rouge, témoigne de son dévouement et de sa compétence.
Ce texte est basé sur l’article de l’auteur intitulé « Peter Fidler et le Poste de Nottingham, lac Athabasca, 1802–1806 », Hist. et Archéologie (Ottawa), 69 (1983) : 253–307 ; des sections de cet article ont été reproduites avec la permission du ministre d’Approvisionnements et Services Canada.
Peter Fidler est l’auteur de : « A journal of a journey with the Chepawyans or Northern Indians, to the Slave Lake, & to the east & west of the Slave River, in 1791 & 2 », Journals of Samuel Hearne and Philip Turnor, J. B. Tyrrell, édit. (Toronto, 1934 ; réimpr., New York, 1968).
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