Les conceptions de l’Amour en occident

de Jules Michelet a Denis De Rougemont

Les conceptions de l'Amour copertinadi Matteo Cavanna, 30 dicembre 2017 

Introduction

  1. Chapitre | Mariage: obstacle ou consécration de l’amour

1 – L’évolution sémantique de l’institution du mariage

2 – La fonction du mariage chez Denis de Rougemont

3 – La fonction du mariage chez Jules Michelet

  1. Chapitre | La figure de la femme chez Michelet et chez De Rougemont

1 – La femme entre imaginaire et réalité

2 – La femme dans l’ouvrage de Denis de Rougemont

3 – La femme dans l’ouvrage de Jules Michelet

  1. 3. Chapitre | Amour et Roman: Un Mariage en letterature?

1 – Recherche diachronique de l’essence du Roman

2 – La passion romanesque de Rougemont et la chute du Mythe de Tristan

3 – Une nouvelle lecture de L’Amour de Jules Michelet

  1. Chapitre | Hypothèses d’étude sur I Promessi Sposi de Alessandro Manzoni

1 – Entre Michelet et de Rougemont: le cas de Manzoni et I Promessi Sposi

2 – Réflexions sur la thématique de l’Amour dans I Promessi Sposi

3 – Lucia et Gertrude ou l’ange du foyer et la femme coupable

Conclusion

Bibliographie générale

  1. Chapitre | Mariage: obstacle ou consécration de l’amour
  2. Chapitre | La figure de la femme chez Michelet et chez De Rougemont
  3. Chapitre | Amour et Roman: Un Mariage en letterature?
  4. Chapitre | hypothèses d’étude sur I Promessi Sposi de Alessandro Manzoni

Bibliographie: Jules Michelet

Bibliographie: Denis De Rougemont

Introduction

Ce que cette étude propose d’analyser ce sont deux conceptions de l’Amour et leurs propositions pour aborder ce sentiment. Nous étudierons les nouvelles interprétations du concept de l’Amour par les Modernes; concept enrichi d’un héritage culturel extrêmement dense et qui trouve ses origines dans les écrits des grands auteurs de l’Antiquité.

L’approche chronologique de ce thème, l’Amour, aurait été riche et intéressante mais nous limiterons notre analyse aux héritiers modernes de cette longue réflexion, dans une période contenue entre la moitié du XIXème et la première moitié du XXème siècle.

En effet, en 1858, Jules Michelet en publiant L’Amour, provoque une vague de polémiques très proche en intensité de celle qui suivra, quatre vingt années plus tard, la publication de L’Amour et l’Occident de Denis de Rougemont.

Pour éviter de considérer erronément ces conceptions de l’Amour comme fruit direct de l’époque où elles sont parues, il est utile de tracer leur généalogie approximative et à quelles lignées de penseurs elles appartiennent. S’il est vrai que le débat sur l’Amour fonde ses racines dans la culture classique grecque (Platon et son Symposium) et celle romaine (l’Ars Amatoria et les Remedia Amoris d’Ovide), cette approche moderne se développe, avant tout, à partir de la société courtoise. L’essor de l’amour courtois au XIIIème siècle incita Andrea Cappellano (De Amore), en latin, et par la suite Drouart la Vache (Livre d’Amour), en ancien français, à réunir sous la forme d’un traité la codification de l’ensemble des règles qui régissaient les relations amoureuses telles qu’elles apparaissaient dans la productions littéraire du XIème et XIIéme siécle. L’ensemble des récits et des codes qui en découlent, définissent une inclination passionnelle-insatisfaisante en dehors du mariage qui conditionnera toute la production littéraire en passant par les troubadours, le Minnesang, le Stil Novo, Dante, Petrarca, jusqu’à l’œuvre de Denis de Rougemont qui en suivra les grandes lignes[1].

Par la suite, en syntonie avec la tendance anthropocentrique de l’humaniste du XVsième siècle à renouveler la vision du monde théocentrique du Moyen-âge, la conception amoureuse adopte elle aussi une sensible mutation. Célèbre en ce cas est l’introduction en poésie du thème des affects familiaux comme l’amour pour l’épouse, la tendresse envers les fils, qui dominent le De amore coniugali de Giovanni Pontano, ou bien, comme pour Leon Battista Alberti dans l’ouvrage Libri della famiglia, l’attention à la famille, au mariage, à l’administration de la maison. Le devenir de cette seconde direction, dans laquelle il est possible d’inclure Michelet, survit comme l’ombre silencieuse et moralisatrice de la première, et parvient difficilement à s’imposer comme sujet d’un développement artistique.

En revenant à la période qui nous intéresse, les changements sociaux que la révolution industrielle avait causés conduisirent beaucoup d’intellectuels de cette époque à tenter d’expliquer les transformations en cours. À ce moment là, la pensée positiviste chercha à organiser, selon l’observation empirique et la réélaboration rationnelle, un ordre du savoir en termes évolutifs capables de traduire l’idée de progrès en lois. Ces lois réglementeraient l’existence de la société et sa mutation. D’emblée, en considération de cette philosophie qui trouvait ses racines dans la science et dans la sphère matérialiste, l’Amour, par ses attributs ineffables et irrationnels, échapperait à toutes sortes d’études qui sembleraient alors anachroniques.

En vérité, comme le souligne Michelet dans l’introduction à son ouvrage: On a senti parfaitement dès le commencement du siècle que la question de l’amour était la question essentielle qui se débat sous les bases même de la société[2].

L’auteur se réfère certainement aux travaux comme: La psychologie du mariage d’Honoré de Balzac et De l’Amour de Stendhal. Il est aussi sans doute influencé par la philosophie de Hegel qui perçoit le rôle de la famille et du rapport conjugal comme cellules élémentaires de la société. Michelet n’échappe certainement pas non plus à l’influence de KierKegaard qui réserve également une place importante à la famille et au rapport conjugal mais davantage du point de vue de la construction individuelle. Quoi qu’il ne soit, les deux philosophes parviennent à des conclusions similaires mettant en valeur le rôle fondamental de la cellule familiale.

En effet, l’exigence à traiter cette «question essentielle[3]» procède d’un fait objectif incontestable qui voit «au milieu de tant de progrès matériels, intellectuels, [que] le sens moral a baissé[4]», mais procède aussi de la présence d’un «point de désordre social où l’immoralisme se révèle plus exténuant que les morales anciennes[5]». Liée à cette observation, l’analyse d’une thématique comme celle de l’Amour s’enrichit, en même temps, d’une méthode d’observation de la société et d’une réflexion dialectique dont la finalité réelle serait le renouvellement de cette société. L’Amour «supporte les bases mêmes et les premiers fondements» de la vie humaine, «la Famille s’appuie sur l’Amour, et la Société sur la Famille. Donc l’Amour précède tout[6]».

Dans cette optique «la réforme de l’Amour et de la Famille […] doit précéder les autreset […] les rendra possibles[7]», en réorientant ainsi le sujet de l’Amour vers le chemin d’une vision pragmatique de la philosophie positiviste en lignée avec une intervention directe dans le tissu social, l’Amour peut être un moyen de régénération et non seulement une fin.

* * *

Avant d’exposer l’organisation de ce travail centrée sur la comparaison des deux œuvres, il faudra d’abord comprendre à quel intime substrat commun Michelet et De Rougemont (et la culture moderne en Occident), puisent quand ils parlent d’Amour, ou plutôt, à quelle forme archétypale de conception amoureuse ils font référence.

Pour être plus clair, nous pourrions avoir besoin, comme point de départ, de définitions stables capables d’interpréter cette forme archétypale en la traduisant en termes culturels, c’est-à-dire, rechercher le mythe de l’Amour dans lequel se cache le mystère qui gouverne ce profond sentiment intérieur.

L’individuation qui résulte de ce mythe est très compliquée car elle conduit vers un champ d’étude portant sur l’attribution difficile de ce qu’on peut appeler mythe ou non-mythe pour ensuite cerner celui sur lequel nous nous interrogeons. Nous voudrions approfondir ces deux points nécessaires au développement de cette recherche.

En présentation à la publication des Actes du Congrès intitulé Mythes et Littérature tenu à Paris en 1991, Pierre Brunel parvient à une constatation très intéressante qui, en partant de la relation du mythe et de la littérature, s’étend vers une approche plus sociologique. Il se tourne, en effet, vers une définition du mythe comme celle d’Henri Morier, c’est-à-dire: une «conception collective, fondée sur les admirations ou les répulsions d’une société donnée[8]» telle qu’elle est capable d’englober « aussi bien l’‘histoire sacrée’ de Mircea Eliade que la représentation collective mystificatrice de Roland Barthes». En conséquence, elle nous permet de concilier deux interprétations différentes et «de passer d’une littérature mythologique, conservatoire ou véhicule d’images et de récit mythique, à une littérature créatrice de mythes[9]».

En se référant à cette typologie d’approche, nous pourrions chercher quelle «conception collective[10]» la société, qui développera la vision moderne de l’amour, a par rapport à cette thématique amoureuse et mettre au point «les règles de conduite» de ce «groupe social ou religieux[11]».

Dans l’essai devenu fondamental pour la compréhension du Moyen-Âge, Johan Huizinga, nous donne à voir tout ce que cette époque nourrit de familiarité avec notre propre temps. Ce qu’il décrit, ce n’est pas l’agonie d’un monde déchu, au contraire, il s’agit de multiples quêtes que ce temps propose et, parmi elles, il dédie une place essentielle à la question de l’Amour, il écrit:

Quand, au XIIème siècle, les troubadours placèrent le désir insatisfait au centre de leur conception poétique de l’amour, l’esprit médiéval atteignit un tournant important: un idéal amoureux se développait, pour la première fois, sur une base négative. L’Antiquité avait, il est vrai, chanté les désirs et les tourments d’aimer, mais elle les avait conçus comme l’attente ou comme l’aiguillon d’un bonheur certain. […] L’émotion douloureuse n’y est pas causée par l’insatisfaction, mais par l’infortune. C’est dans l’amour courtois, que pour la première fois, le désir insatisfait devient le thème essentiel[12].

La société médiévale se caractérise donc, par rapport à ce qu’était la pensée pendant l’Antiquité, par cet élément du désir insatisfait qui deviendra constitutif de notre littérature et, par la suite, constitutif à nous-mêmes. L’élément spirituel «prit de plus en plus d’importance dans la poésie lyrique jusqu’à ce que, enfin, dans la Vita Nuova, l’amour devint un état de sainte béatitude et de sainte connaissance[13]». En revanche, nous savons assez que «pour les Grecs et les Romains, l’amour était une maladie (Ménandre) dans la mesure où transcende la volupté qui est sa fin naturelle. C’est une ‘frénésie’ dit Plutarque[14]». L’élément délimitant la différence entre modernes et antiques réside dans cette présence de bases négatives fondant le rapport amoureux. Le désir reste perpétuellement inassouvi et l’idée centrale est celle d’une disproportion inéliminable entre l’amant et l’aimée. La femme (domna) est assimilée au souverain, l’amant à son vassal, l’amour au service donné à son souverain en en recevant aide (auxilium) et protection (consilium). Ce rapport hiérarchique entre l’amant et l’aimée était ignoré par le couple de l’Antiquité dans lequel il n’y avait pas une ainsi forte disparité entre les amants[15].

Quand, après la croisade contre les Albigeois (1208-1229), commence la diaspora des troubadours, une tradition troubadouresque s’était déjà constituée dans la France du nord, et de là, elle s’assimilera au style romanesque contribuant ainsi à son enracinement plus large dans la société. Ce sera le roman, ce genre qui naît au Moyen-âge et qui se différencie de l’épique par sa communication de caractère mythique et non rituelle, qui deviendra la custode du mythe que nous cherchons. Comme le mythe, le roman génère le plaisir de l’écouter (de la lecture dans un second temps), et il produit dans l’immédiat une réaction individuelle, une articulation au singulier qui est collective.

En synthétisant les passages vus jusqu’ici pour l’individuation de notre mythe d’Amour, nous avons recherché: d’abord, un moyen pour définir le mythe en adoptant une approche sociologique (Brunel) pour cette individuation; ensuite, nous avons analysé la mutation du caractère collectif qui caractérisera la société au XIIème siècle en imposant des bases négatives à la conception de l’Amour (Huizinga); enfin nous avons cerné le genre nouveau (le roman) qui se développera en partant de cette société et dans lequel, grâce à ses qualités, demeurera notre mythe.

Il nous reste à donner un nom au mythe auquel nous ferons confiance. S’il est vrai que nous découvrons «dans le roman breton […] une transposition romanesque des règles courtoises et de sa rhétorique [16]», cela n’empêche point de remarquer au moins une différence fondamentale. Le roman, riche de son fond culturel celtibérique, au lieu d’exprimer seulement l’élan de la passion dans sa pureté comme les poèmes provençaux, «s’attache à décrire les trahisons de l’amour[17]». Son point de départ est «le péché contre l’amour courtois, la possession physique d’une femme réelle, la ‘profanation’ de l’amour[18]» tels qu’en jaillira un accroissement exponentiel de la passion.

À ce propos, nous pouvons prendre comme emblématique de cet aspect, la légende de Tristan et la garder comme le mythe qui révèle le désir suprême (la mort) dissimulé par la passion. Le mythe de Tristan sera celui capable de condenser toute la force obscure de l’amour-passion.

Enfin, le mythe de Tristan et Iseut permettra de démontrer les différences entre la vision de Michelet et celle de Rougemont: le premier, en ne considérant point la composante passionnelle de l’élément Amour, mettra en lumière la contrepartie du mythe, la zone d’ombre, c’est-à-dire ce que le mythe refuse: l’amour possible dans le couple marié. Le second, concentrera son étude sur le côté passionnel en prenant toujours comme référence le mythe du Roman de Tristan mais il en suivra la lente dégradation et démocratisation en littérature.

À la suite de l’individuation du Roman de Tristan et Iseut comme mythe qui, à notre insu, prend pouvoir sur nous en conditionnant toute la culture occidentale de l’idée amoureuse, il sera possible d’aborder plus précisément les points de vue de nos auteurs.

* * *

Compris dans la période «naturaliste» de Michelet, période ouverte par L’Oiseau (1856) et conclue publiquement par La Montagne (1862), L’Amour apparaît en novembre 1858. La première idée du livre, comme lui-même le souligne dans l’introduction, remonte à 1836 quand la fin civile et morale de l’ouvrage était déjà clairement définie par l’auteur, tandis que, le contenu anecdotique et privé qu’elle théorisait n’était pas encore réfléchi. Ce sera, en effet, l’expérience vérifiée par le mariage contracté par Michelet à l’âge de cinquante et un ans avec la jeune fille de vingt ans Athenaïs Mialaret en 1849, qui lui donnera l’élément intime nécessaire à la réalisation de son projet.

Écrit par cet intellectuel laïc et républicain, L’Amour s’ouvre sur une introduction divisée en quatre parties dans lesquelles sont énoncés les finalités, les thèmes principaux et les motivations qui lui ont donné le jour. À l’introduction, suivent cinq livres chacun réparti en plusieurs chapitres. Les argumentations qui y sont développés suivent un critère de progression temporelle du sentiment amoureux mis en place dans le mariage. L’intention de Michelet est celle de tracer un développement homogène de la thématique considérée qui voit au début «La création de l’objet aimé[19]» pour se conclure par la romantique suggestion de l’amour impliqué avec la mort. Selon une habituelle technique de l’auteur, le livre termine avec quatre Notes dédiées à clarifier quelques passages et à offrir des renseignements de caractère bibliographique.

Certainement, l’ouvrage de Rougemont suit un ordre différent où le contexte historique joue, sûrement, un rôle que nous ne pouvons pas négliger. Paru en 1938, époque dans laquelle toutes les «valeurs» de l’Europe s’offusquaient en face des fascismes triomphants, L’Amour et l’Occident est pénétré par l’angoisse et le sens d’une probable fin menaçante. Nous y trouvons la forte religiosité dont, seulement deux ans auparavant, l’auteur avait fait preuve dans Penser avec les mains, et aussi la présence de la pensée idéaliste typique du tissu culturel dans lequel Rougemont écrit.

Composée avec un abord érudit mais jamais scolastique, l’œuvre se déroule en sept chapitres pour expliquer comment les plus intimes formes de la perception de notre civilisation s’appuient sur une tension malheureuse. Rougemont étudie les origines et les causes de cet effet, en concentrant son attention sur l’amour-passion bien incarné dans le mythe de Tristan, et en en suivant le développement en littérature. Selon lui, le mariage moderne est incompatible avec l’inclination sémantique que nous, modernes, sommes habitués à associer à l’idée d’amour. En conclusion, il dédie une partie de son Post-Scriptum à une nouvelle approche du mariage.

De plus, nous réserverons pour notre étude consacrera une réflexion particulière sur certains points qui permettront d’approfondir quelque dichotomie entre les essais.

Le premier chapitre cherchera à comprendre la fonction exercée par l’institution du mariage. Après avoir suivi comment cette institution, en conséquence aux mutations historiques, change ses attributs au sein des rapportes conjugaux, nous observerons le rôle qu’assume du point de vue de Michelet et de celui de Rougemont en nous interrogeant sur sa relation avec l’amour.

Le seconde chapitre sera consacré la figure de la femme pour observer l’image qui se dessine à travers la prospective passionnelle et celle familiale. Nous verrons comment elle restera toujours un sujet substantiellement passif, ou mieux, comment l’idéalisation de cette figure dans l’imaginaire masculin adopte une divergence remarquable par rapport à sa vraie condition sociale.

Si dans les deux premiers chapitres l’analyse se base sur l’étude comparative des contenus entre les deux ouvrages, le troisième, part de la forme stylistique pour atteindre une lecture plus profonde en rapport avec les thèses soutenues par nos auteurs. Ce sera surtout l’ouvrage de Michelet qui, grâce aux indications fournies par Rougemont, acquerra des éléments additionnels à l’exégèse de son livre.

 

1. Chapitre | Mariage: obstacle ou consécration de l’amour

La première partie de notre analyse concerne la fonction que l’institution du mariage développe au sein du rapport amoureux chez nos deux auteurs. Négliger le mariage signifierait éviter de se confronter avec la problématique à la base des positions contraires de Michelet et de Rougemont. Nous étudierions l’altération que l’union conjugal crée dans les deux conceptions de l’amour considérées.

Dans un premier temps, nous chercherons à comprendre les changements sociaux et les motivations qui ont amené à l’association sémantique d’amour et mariage. Dans un second temps, l’opposition et la collaboration secrète que cette institution exerce dans la considération formulé par Denis de Rougemont. Et pour finir, la dimension idéale que le mariage offre au développement du sentiment amoureux examinée par Michelet.

1 – L’évolution sémantique de l’institution du mariage

Le problème du mariage peut être posé selon différentes points de vue. Certaines études adoptent une approche sous l’angle du droit canonique et du droit civil, d’autres, analysent les différents modèles du mariage dans la littérature. En ce qui concerne notre étude, nous illustrerons de quelle manière la conception théorique du mariage d’amour s’est élaborée et s’est installée dans le cadre de changements sociaux. Nous chercherons seulement à mettre en évidence l’assimilation progressive de l’amour dans le mariage sans développer son histoire proprement institutionnelle. Le rôle que joue cette institution chez nos auteurs présente des divergences remarquables. Suivre la transformation de la signification du mariage nous permettra d’observer sa fonction à l’égard de la position de Michelet et de celle de Rougemont.

La doctrine chrétienne du mariage ne résulte que partiellement du fruit des préceptes de l’Évangile et des l’enseignements des Apôtres. Les fondements scripturaires de la nature du mariage s’appuient sur deux passages de la Genèse ( 2, 18 et 22-24), qui le présentent comme institué par Dieu. Cette première institution du mariage, qui voit l’union monogame de deux êtres qui seront une seule chair, a été renouvelée par le Christ aux noces de Cana. Institué par Dieu, image de l’union du Christ et de son Église, la double compétence législative et juridictionnelle, qui n’a cessé de se développer depuis l’époque de Constantin pendant le Moyen Age, sera occupée par l’Église. Celle-ci a surtout emprunté aux morales antiques, aux lois et coutumes des sociétés préchrétiennes qui venaient du droit romain. En effet, ces mœurs s’accordaient trop bien avec les instruments économiques, sociaux et mentaux de l’Occident médiéval pour ne rien leur devoir.

L’Église des premiers siècles avait pris pour essentielle la notion juridique du mariage romain. Pour les romains le seul mariage valable était celui qui répondait à certaines exigences du droit et, par la suite, qui produisait des effets de droit. Les juristes romains ne le considéraient que comme une condition pour légaliser et rendre publique un acte privé. Modestin a donné une définition du mariage si large que le droit canonique conservera: «Nuptie sunt coniunctio maris et feminae, consortium omnis vitae, divini et humani iuris communicatio[20]». Avant Modestin, cette «coniunctio maris et feminae», que nous appelons mariage, était déjà définie par Ulpien comme un droit naturel car enseigné par la nature à tous les êtres vivants. Cependant, Modestin va ajouter à sa définition la communauté de toute la vie et la mise en commun du droit divin et du droit humain. À travers les mots coniunctio, consortium et communicatio Modestin va souligner «la totale et durable communauté que crée l’union conjugale[21]».

Par rapport à la fonction structurale que l’unité conjugale avait dans l’Empire, il est intéressant de considérer que tout le monde n’avait pas le droit à des noces légales. Seuls les citoyens romains étaient soumis au droit romain. Or, le fait que le mariage était accessible seulement à une partie de la société, normalement aux classes aisées romaines, démontre sa fonction première et élitiste de préservation des droits. Aussi la doctrine égalitaire de l’Église, qui se répandait parmi les esclaves auxquels elle promettait l’égalité devant Dieu, a-te-elle été obligée, dès son officialisation, de considérer les impératifs économiques que la société imposait.

À cet égard il est intéressant d’observer que dans cette forme institutionnelle antique du mariage, sur laquelle évoluera la forme moderne, l’amour individuel n’était point pris en compte. Avant la fin du Moyen âge, le caractère subjectif des époux ne sera pas considéré comme donnée portante de l’union du mariage. Dans toute l’Antiquité les mariages sont conclus par les parents pour les intéressés, et ceux-ci sont sujets à leurs directives. En effet, le peu «d’amour conjugal qu’a connu le monde antique n’est pas une inclination subjective, mais un devoir objectif, non la cause, mais le corrélatif du mariage[22]». Le rapport amoureux, au sens moderne de l’expression, n’était établi dans l’Antiquité qu’en dehors du mariage. Dans la majorité des cas, l’union conjugale reste jusqu’au Moyen Âge ce qu’elle avait été dès l’origine, c’est-à-dire, une affaire qui ne regardait point les intéressés. Par conséquent, l’inclination:

réciproque des intéressés dût être la raison qui l’emportait sur tout pour contracter le mariage, voilà qui était resté depuis toujours chose inouïe dans la pratique des classes dominantes; cela n’arrivait, tout au plus, que dans les romans ou dans les classes opprimées qui ne comptaient point[23].

Les mariages étaient fondés sur autre chose que l’amour, c’était un moyen grâce auquel deux individus, ou plus exactement deux familles, cherchaient à résoudre les difficultés économiques, sociales et construire des alliances politiques. Autrement dit, il était «un contrat commercial […] et le mariage entre enfants la règle plutôt que l’exception[24]».

Quand la société occidentale du VIième au XIième siècle connaîtra une période où rares seront les pouvoirs politiques qui assureront une certaine discipline sur un vaste territoire, le clergé cherchera à créer une certaine unité doctrinaire et, en matière de mariage, aussi juridique. À ce moment là, la doctrine égalitaire de l’Église a aussi été obligée de considérer les impératifs que la société imposait dans ses codifications juridiques, en l’obligeant à y modeler dessus ses concepts dogmatiques.

Les conjointures historiques favorables dans la seconde partie du Xième siècle permettent à l’Europe un certain équilibre grâce auquel sera possible une renaissance économique. Sans invoquer les changements qui ont permis la reprise des activités, il est intéressant de signaler l’apparition d’un nouveau type d’individu dans ce contexte de la société féodale: le marchand, «mercator[25]». De ce nouveau sujet, et des mouvements sociaux qui l’ont fait naître a surgi la bourgeoisie. Celle-ci représentera une puissance nouvelle qui cherchera à se créer une place dans le statique cadre social médiéval. La liberté dont elle avait besoin pour développer son propre rôle, ne se limitait pas seulement aux règles pratiques comme par exemple les droits de passages pour circuler, mais aussi, aux règles morales qui servaient à préserver la structure sociale féodale. À partir de ce moment, la signification du mariage, en strict connexion avec les changements sociaux, commence à se modifier et à intégrer à sa nature purement contractuelle des éléments plus intimes et personnels. D’abord, il faut remarquer que Pierre Lombard, le théologien scolastique de référence du XIIième siècle, quand il expose les raisons de contracter le mariage autorisé par l’Église, va y ajouter une motivation originale. En effet, il distingue différents motifs qui donnent sa légitimité au mariage: des motifs honnêtes comme le désir d’avoir des enfants, des motivations politiques comme le rétablissement de la paix; ainsi que des motifs moins honnêtes, mais toujours valables comme: l’appât du gain, l’envie de posséder des richesses et, nouvel élément, l’amour. En effet, il soutient: «La beauté de l’homme ou de la femme qui pousse souvent les cœurs enflammés par l’amour à rechercher la possibilité de rassasier leur désir[26]».

La présence de cette motivation ne doit pas nous confondre sur la nature du mariage à l’époque de Lombard. Il est important de souligner que l’amour et le mariage, à cette époque là, sont encore deux choses différentes; en effet, «cette distinction peut expliquer le fait que l’amour courtois soit né en dehors du mariage[27]». L’apparition de l’amour parmi les motivations moins honorables, laisse quand même comprendre l’aube d’une nouvelle exigence à la suite des changements sociaux. De l’amour chevaleresque, typiquement aristocratique, qui veut rompre le mariage à l’amour qui aspire à le fonder, typiquement bourgeois, la démarche sera progressive. Ce chemin sera conditionné particulièrement par deux éléments: les nouvelles inclinations philosophiques qui se développeront pendant l’humanisme, et par la graduelle ascèse sociale de la bourgeoisie mercantile. En effet, nous pouvons définir les XVième et XVIième siècles comme une époque de transition «où s’accomplit l’intégration de l’amour dans le mariage, donnant ainsi lieu au mariage bourgeois[28]». La Renaissance avec son attention portée à l’individualité humaine, à la subjectivité moderne, à la valorisation de l’amour profane, fut déterminante. Une littérature «philogame» se développe en Italie pendant le XVième siècle et voient le jour des ouvrages comme le traité Della famiglia de Leon Battista Alberti. Ainsi, François Barbarus rédige son traité De re uxoria à l’occasion des noces de Lorenzo dei Medici. Ici, il va placer l’amour conjugal selon la manière qu’avaient les habitants de la Crête, c’est-à-dire, de conclure des mariages lorsque les partenaires s’aimaient. Aussi Érasme dédie des pages à l’union d’amour conjugal dans plusieurs œuvres: l’Éloge du mariage (1518), les Colloques (1523), le Mariage chrétien[29]. La femme commence à être considérée non plus seulement comme un objet de pêché mais comme un individu qui possède une spiritualité. L’amour et le bonheur occupent une fonction essentielle dans l’ouvrage de Marcus von Weida, le sous-traité Spiegel des ehelichen Ordens, par lesquels l’ordre conjugal assume un caractère sacré et il définit l’amour comme «la pierre angulaire du mariage[30]».

En termes sociaux, l’évolution du concept de «mariage d’amour» traduit une nécessité qui intéresse directement la bourgeoisie. La graduel prise du pouvoir économique de cette classe émergeant le permettra de:

désagréger tous les rapports ancestraux traditionnels, de mettre à la place des coutumes héréditaires, du droit historique, l’achat et la vente, le “libre” contrat. […] Mais pour passer un contrat, il faut des gens qui puissent librement disposer de leur personne, des leur actes et de leurs bien et qui s’affrontent d’égal à égal[31].

La bourgeoisie ne possédait pas les moyens d’un lignage aristocratique grâce auquel les nobles pouvaient constituer, en toute sécurité, une cellule familiale riche de dignité et de solidité héritée de leurs ancêtres. Par la suite, la bourgeoisie est obligée de donner une forme différente sur laquelle cimenter la nouvelle structure conjugale et créer ainsi un nouveau sujet social. Les sentiments privés du couple, le sentiment amoureux réciproque, sera la matrice qui permettra la construction du mariage. L’évolution de ce concept et de celui d’amour, la littérarisation de son esthétique, permettra de mieux définir le rapport de l’imaginaire collectif avec la réalité.

Le changement vu précédemment, expression d’une jeune force expansive dans la société, ne s’est pas vérifié sans l’opposition de ceux qui représentaient le côté conservateur des privilèges, ou bien, les représentants d’un système féodal à présent en crise et obsolète. Parmi eux, le clergé s’érige en une institution plus prévenue et attentive à s’opposer aux transformations en cours. En effet, l’Église catholique romaine était le grand centre international du féodalisme. Elle avait organisé sa propre hiérarchie sur le modèle féodal et elle avait fini par devenir le seigneur féodale le plus puissant, propriétaire d’un tiers des terres du monde catholique. Cette donnée est considérable car elle établit indirectement que toute «lutte contre le féodalisme devait à l’époque revêtir un déguisement religieux et être dirigée en premier lieu contre l’Église[32]».

Selon la thèse de Max Weber la nouvelle mentalité «bourgeoise», renforcée par les valeurs du calvinisme qui voit dans le succès social le reflet de la grâce divine, embrassera la cause de la Réforme pour faciliter les conditions à son ascension sociale et politique[33]. Au sein de la Réforme, les néophytes trouvaient des règles religieuses solidaires à leurs exigences pratiques. En effet, le protestantisme n’entraîne pas seulement une rupture de l’unité de la foi chez les chrétiens mais provoque une nouvelle discipline en plusieurs domaines. Le mariage n’échappe pas à ces transformations. Celui-ci, non plus considéré comme un sacrement chez les protestants (bien qu’il existera des différences entre les diverses communautés), adopte des positions éthiques moins sévères par rapport à la doctrine morale catholique[34]. Calvin ne critique pas l’acte sexuel et laisse à chaque couple le soin de déterminer l’usage qu’il entend faire du mariage. Le plus haut degré de liberté conféré entre les époux s’introduit dans le cadre des exigences convergeant vers la libre disposition de soi. Les deux jeunes unis qui devaient se marier acquéraient ainsi le droit de disposer librement d’eux-mêmes, de leurs corps et de leur intime volonté. Si l’amour courtois se présentait comme l’expression de l’aristocratie, l’amour conjugal, face à l’amour chevaleresque adultère, montre sa forme bourgeoise. Ce changement ne se réalisera pas d’un jour à l’autre. Le mariage restera un mariage de classe, mais, au sein de leur propre classe, on accordera progressivement aux intéressés un degré de liberté plus élevé.

Sans analyser les conséquences du Concile de Trente et leurs suites, nous pouvons dire que depuis le XVIième siècle la relation entre amour et mariage suivra une intégration progressive avec un écho proportionnel à l’ascèse bourgeoise. À l’égard de cette intégration, il sera intéressant d’observer comment la rhétorique amoureuse courtoise, avec son caractère d’opposition au mariage, sera gardée dans l’articulation de l’amour conjugal avec des effets contradictoires. Au XIXième siècle, époque du triomphe bourgeois, cette contradiction entre forme et expression se montrera dans toute sa force dans des œuvres comme celle de Michelet. D’ailleurs la codification du langage amoureux pendant le XIIième siècle, comme l’explique Denis de Rougemont, fixera le code expressif (littéral et émotif) du sentiment amoureux de référence. La translation que la poésie troubadouresque subira dans le cycle romanesque du Nord, permettra le passage des préceptes d’amour de la poésie provençale aux cycles romanesques. Le roman deviendra la forme expressive adoptée par la bourgeoisie et il conservera le style et la doctrine du monde provençal qui vît sa naissance. Essayons donc de présenter la fonction qu’occupe le mariage dans l’ouvrage de Rougemont où l’analyse de l’amour passion va établir une relation diamétralement opposée entre le sentiment amoureux et l’institution du mariage.

2 – La fonction du mariage chez Denis de Rougemont

L’effet paradoxal qui domine le dessin central de l’ouvrage de Rougemont, est présenté depuis les premières pages de son étude. Il s’agit de démontrer une réalité controverse qui veut fonder le mariage sur les valeurs élaborées par une éthique de la passion, sur un mythe d’amour ayant une intime nature destructive. Décrire le conflit entre la passion et le mariage reste le vrai sujet de sa thèse. Le résulta est que nous sommes traversés par un sentiment qui nie la cohabitation et le quotidien pour exalter l’aventure, le romanesque et l’adultère. Ce qu’il constate c’est que «l’occidental aime au moins autant ce qui détruit que ce qui assure “le bonheur des époux”[35]». La distinction qui s’est établie entre la passion dans sa manifestation et l’effet du sentiment dans sa durée ou mariage, correspond à un temps de crise pour ce dernier. La division entre la passion et le mariage se reflète dans «tous les adolescents de la bourgeoisie occidentale [qui] sont élevés dans l’idée du mariage» bien qu’il soient conditionnés par «une atmosphère romantique entretenue par leurs lectures, les spectacles, et par mille allusions quotidiennes[36]».

D’abord, pour développer cette dichotomie entre amour et mariage, mais on pourrait dire entre romanesque et vie de couple, il est utile d’analyser la démarche intellectuelle mise en place par notre auteur. Le premier point sur lequel il s’interroge dans L’Amour et l’Occident est de cerner l’époque dans laquelle s’est déclenchée la particulière sensibilité des Occidentaux. Pour pouvoir le faire, il part de cette observation: l’accord amour et mort est celui qui provoque en nous les vibrations les plus profondes. Sur cette relation symétrique se déroule la plupart de notre littérature, ce qui nous touche «c’est moins l’amour heureux que la passion d’amour[37]». Et passion veut dire souffrance, supériorité du destin sur la personne libre et responsable. Aimer l’amour, aimer la passion, signifie chercher la souffrance. Par conséquent, une question naît spontanément: pourquoi l’homme de l’Occident veut-il subir cette passion qui blesse et que sa raison condamne? L’amour heureux n’a pas d’histoire et la constatation est enfermée dans nos littératures où, pour donner voix à la représentation de l’amour passionnel, on recourt souvent à la forme dramatique de l’adultère. C’est dans l’adultère que, neuf fois sur dix, «la société où nous vivons […] réduit l’amour-passion[38]». Une grande parti de notre littérature fonde ses racines sur cette norme. Analyser en profondeur ce point signifie se demander d’où vient cette attraction pour le malheur. Pour l’expliquer, de Rougemont s’appuie sur le mythe de Tristan. Il constate que le Roman de Tristan et Iseut représente l’exemple emblématique de l’adultère et, par conséquent, le modèle archétypal qui masque et transfigure l’amour-passion. Dans la légende, il aperçoit au moins trois éléments qui lui donnent un statu mythique: le fait que l’auteur ou les auteurs du Tristan sont inconnus; l’élément sacré, que le roman utilise pour exercer son effet sur l’auditeur, dépend d’un ensemble de règles constitutives de la chevalerie médiévale souvent appelées «religions»; sa nature même d’obscurité (de ses origines et de ce que le mythe symbolise) démontre sa parenté profonde avec ce qu’on appelle mythe. Cet élément obscure est fondamental pour sa fonction. L’intérêt à obscurcir le message justifie l’existence même du mythe. Nous avons besoin du Roman de Tristan, dit Rougemont, pour «exprimer le fait obscur et inavouable que la passion est liée à la mort, et qu’elle entraîne la destruction pour ceux qui s’y abandonnent de toutes leurs forces[39]». Il existe une nécessité sociale des mythes qui nous permettent d’avouer l’inavouable. Admettre que la passion est une décision fondamentale de l’être, un choix à la faveur de la Mort car la Mort est le moyen de la libération d’un monde réglé par le Mal, est insupportable. Nous connaissons les relations de la valeur et de la fonction sociale des mythes, après toute l’œuvre de Claude Lévi-Strauss et des relations entre l’anthropologie et Freud. Notre psyché en résulte modelée par les mythes. Les mêmes mythes qui ont vu leur naissance par les hommes à des époques passées, aujourd’hui, nous transcendent et prennent sur nous un pouvoir latent. Mais est-ce donc le secret, le pouvoir, que cache le mythe de Tristan dont se sert l’Occident pour accueillir le contenu déguisé dans sa narration? Quelles forces agissent sur nous ou en nous à notre insu? Pour les illustrer nous analyseront quelques aspects du Roman de Tristan qui ouvreront à d’intéressantes réflexions.

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Le mythe que nous sommes en traiter de tracter s’est constitué au XIIième siècle, période pendant laquelle les élites faisaient de grands efforts pour la mise en ordre morale et sociale. Proprement, ils cherchent à contenir l’instinct destructeur qui, sous la pression de la religion confessionnelle était en train de se déchaîner. Le succès du Roman de Tristan a été «d’ordonner la passion dans le cadre où elle a pu s’exprimer en satisfaction symbolique[40]». La passion interdite qui y est avouée, à travers une structure et un langage bien défini, lui permet d’ exprimer l’objet désiré et en même temps de le condamner. Le matériel symbolique dont on dispose au XIIième siècle, c’était la magie et la rhétorique chevaleresque. Ces modes d’expression permettront à la fois de persuader sans donner de vraises raisons solides et d’avoir le moyen d’exposer les messages dangereux.

Si nous cherchons à résumer froidement le Roman de Tristan, nous nous apercevons que ses données et sa progression narrative sont traversées par des équivoques. En suivant le résumé que de Rougemont propose, nous pouvons simplifier le roman à cette série d’évènements: Tristan qui conduit Iseut au roi car il est lié par la fidélité du chevalier; les amants ensemble depuis trois ans, se séparent parce que le philtre qu’ils ont bu cesse d’agir et la princesse revient au roi Marc; Tristan se marie avec Iseut aux blanches mains à cause de son nom et de sa beauté. Les événements rappelés appuient des contradictions énigmatiques qui permettent de découvrir le vrai message dissimulé. La première remarque, démontre que tout au long du Roman, Tristan apparaît physiquement supérieur à tous ses adversaires et aussi au roi Marc. Selon les mœurs de l’époque, il aurait pu utiliser son droit de force sans le moindre scrupule pour enlever Iseut et obéir à son désir. La seconde observation concerne l’épisode de l’épée de chasteté mise entre les amants dans la forêt. À ce moment là, les deux amants avaient déjà péché et ils ne prévoyaient pas d’être surpris par le roi. Un autre point d’interrogation tombe sur l’inexplicable promesse faite par les deux amoureux de se revoir propre au moment où ils décident de se quitter définitivement. D’une même manière, n’est pas compréhensible la volonté d’Iseut, retournée au roi, de demander le jugement de Dieu pour déclarer sa chasteté. Le dernier contraste concerne les valeurs féodales. Il est très étrange que les poètes du XIIième siècle, attentifs à ce qui concerne l’honneur et la fidélité au suzerain, laissent passer sans rien dire des actions peu estimables selon leur morale. D’après la culture de l’époque, Tristan aurait dû livrer au roi Marc la jeune princesse surtout après que le philtre cessait d’agir. En même temps, le fait que dans le roman les barons sont appelés «félons», quand ils vont dénoncer l’amour entre Tristan et Iseut, semble contradictoire. “Félons” étaient normalement ceux qui trahissaient leur suzerain. Dans ce cas là, cet appellatif démontre que les barons ont violé un autre code que celui chevaleresque, c’est-à-dire, le code de l’amour courtois. Délivrer l’amour secret des amants veut dire ne pas respecter les lois de l’amour. Tous ces énigmes, en amplifiant les difficultés des deux amants à poursuivre leur union définitive, indiquent que pour déclarer son message profond, le mythe a besoin d’une série d’obstacles. Le passage des obstacles extérieurs à la création des obstacles par les deux amants manifeste que ces empêchements sont un prétexte pour la progression de la passion. Les obstacles sont eux-mêmes la passion dans le fond du mythe. Tout le Roman, dans son développement, exprime que: derrière la préférence acceptée par l’auteur aux règles chevaleresques, il y a la prédilection au romanesque; derrière le romanesque, se trouve l’amour qui, à travers la recherche continue d’un obstacle, augment et se favorise lui-même. L’obstacle suprême qui révèle la vraie fin de l’aventure est la mort, c’est-à-dire le désir désiré depuis le commencement de la passion.

Pour expliquer la relation entre l’amour passionnel et la mort, Rougemont remonte aux origines culturelles de l’Occident. Précisément, sur les sources religieuses anciennes, il établira sa thèse qui met en relation la naissance, au XIIième siècle, de notre littérature et les mœurs de l’hérésie cathare. Il définira l’amour-passion glorifié par le mythe comme «une religion dans toute la force de ce terme, et spécialement une hérésie chrétienne historiquement déterminée [le Catharisme][41]». Selon Rougemont, ce n’est pas possible que entre les troubadours et les cathares, il n’existait pas une relation ou une influence, quand soit l’époque soit la région géographique considérés coïncident. Pour établir une comparaison avec un autre courant littéraire, il rappelle le cas des surréalistes et de la psychanalyse freudienne. Parmi les surréalistes il n’y a pas une référence directe à Freud, mais l’influence de celui-ci sur le mouvement français est évident. De la même manière, nous pouvons établir une relation entre les troubadours et les cathares, surtout en connaissant de la fréquentation des Seigneurs certainement convertis à l’hérésie par quelques poètes provençaux.

La forme littéraire que cet amour passionnel prendra dans l’amour courtois sera le fruit d’une des plus singulières confluences spirituelles de l’histoire, c’est-à-dire:

d’une part, un grand courant religieux manichéen, qui avait pris sa source en Iran, remonte par l’Asie Mineur et les Balkans jusqu’à l’Italie et la France, apportant sa doctrine ésotérique de la Sophia-Maria et de l’amour pour la “forme de lumière”. D’autre part, une rhétorique hautement raffinée, avec ses procédés, ses thèmes et personnages constants, ses ambiguïtés renaissant toujours aux mêmes endroits, son symbolisme enfin, remonte de l’Irak des soufis platonisants et manichéisants jusqu’à l’Espagne arabe, et passant pardessus les Pyrénées, trouve au midi de la France une société qui, semble-t-il, n’attendait plus que ces moyens de langage pour dire ce qu’elle n’osait et ne pouvait avouer ni dans la langue des clercs, ni dans le parler vulgaire[42].

La transposition de ces valeurs courtoises à la littérature du Nord a causé une série de débats à propos de l’identité et de l’autonomie de ces deux productions littéraires. Aujourd’hui, la question semble résolue dans l’explication qui voit le Midi roman donner son style et sa doctrine d’amour aux romanciers du cycle de la Table ronde[43]. Des documents historiques témoignent de cette transmission en rapportant le mariage de Aliénor de Poitiers avec Henri II Plantagenêt, roi d’Angleterre. Elle emmènera avec elle ses troubadours. Par elle et par eux, entre autres, les trouvères anglo-normands recevront le code et le secret de l’amour courtois. L’interaction aussi rapide des règles peut s’expliquer par une ancienne parenté entre le Midi précathare et les Celtes gaélique et breton qui converge dans une doctrine dualistique de l’Univers. C’est l’atmosphère religieuse qui domine la Provence au XIIième siècle qui établit la direction de la poétique et sa finalité.

La croyance neo-manichéenne des cathares, ou des «Purs», comme celle des Celtes avait une perspective dualistique de la religion. Le dogme fondamental de toutes les sectes manichéennes, c’est de concevoir la nature divine ou angélique de l’âme «prisonnière des formes créées et de la nuit de la matière[44]». Ils voient dans la vie des corps le malheur même et dans la mort le bien dernier qui mène à la réintégration dans l’Un, à la luminosité éternelle. De notre existence sur terre par une ascension, par la mort progressive et volontaire, nous pouvons accéder à la Lumière. Le but de l’esprit, sa libération finale, coïncide avec la fin de la vie limitée. Éros, le Désir suprême, est revêtu par la figure de la Femme qui incarne l’au delà et confond l’attrait du sexe et le Désir sans fin. L’élan de l’âme vers la Lumière, matérialisé par la passion d’arriver à la Femme, à l’au-delà, signifie en termes réels mourir: volonté de mourir.

Le contenu antisocial de cette doctrine qui s’opposait à tout ce qui concernait le corps et la vie terrestre, n’a pas échappé au pouvoir orthodoxe. L’opposition à la procréation, au mariage, l’humiliation de la chair représentaient une menace sociale trop dangereuse. C’est pour une telle raison que, contre les cathares, le pape Alexandre III a promulgué une croisade (1209) répressive. Dès ce moment là, la doctrine interdite a dû rechercher un moyen implicite pour se professer. Selon de Rougemont, la structure de la fois manichéenne, essentiellement lyrique a continué a survivre dans la forme littéraire courtoise déguisée par sa poésie. Avec la transmission du code courtois aux romanciers du Nord, la poétique du Midi (qui exprimait l’élan de la passion dans sa pureté) s’enrichit d’un nouvel élément, la faute. Les trouvères ajouteront la trahison au code amoureux, la «profanation» de l’amour, l’amour physique. Dans le Tristan, la faute initiale est douloureusement expiée par la longue pénitence des amants. C’est pour cette raison que le roman finit «bien» au sens de la religion cathare, c’est-à-dire, avec la mort des deux amants.

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Au le Moyen Âge, deux morales s’opposaient: celle de la société christianisée, et celle de la société hérétique cathare. La première commandait le mariage dont elle en faisait un sacrement; la seconde croyait dans un ensemble de valeurs qui l’amenait à condamner le mariage. L’hérésie refusait le mariage catholique critiquant trois points en particuliers: elle contestait le sacrement car il n’était pas établi distinctement dans l’Évangile; elle condamnait la procréation puisque dérivée par la volonté du Démiurge des Ténèbres créateur du monde visible; elle cherchait à détruire un ordre social qui «permettait et exigeait la guerre comme expression du vouloir-vivre collectif[45]». Nous avons vu que l’amour-passion prendra habituellement la forme dramatique de l’adultère cristallisé sublimement dans la littérature du Nord par le Roman de Tristan. A la suite de l’apparition de la passion, le jugement et la signification de l’adultère devaient inévitablement se transformer. En effet, comme nous avons vu dans la première partie du chapitre, nous savons qu’au XIIième siècle le mariage était pour les seigneurs un prétexte pour s’enrichir et créer des alliances. A cette situation, qui générait des disputes infinies, l’amour courtois opposait une fidélité indépendante du mariage et fondée sur l’amour. Selon ce point de vue amour et mariage ne semblent pas compatibles. Pourtant si l’adultère restait pour les orthodoxes une violation immorale et inadmissible, aux yeux des hérétiques, il assume une signification différente. Bien qu’ils soient loin lointains de légitimer la faute (ils prédiquaient la chasteté), cette opposition au mariage et à la réalisation véritable de l’amour convergeait dans la «vraie satisfaction» de leur foi. Autrement dit, le mariage s’installe dans le cadre de ces obstacles qui aboutissent à l’accroissement de la passion envers l’objet du désir, à l’accomplissement du sentiment dans la mort. La nature constitutive du mariage de vouloir réaliser l’union des amants dans cette vie, se trouve en antithèse au désir passionnel qui veut l’Union dans la Lumière, dans l’au delà. Quand Tristan choisira d’observer la fidélité féodale, donc de livrer Iseut promise épouse au roi Marc, en réalité il restera fidèle au code courtois, «son amour se conforme aux lois qui le condamnent, afin de mieux se conserver[46]». Pour Tristan, Iseut représente le symbole du Désir Lumineux, son but n’est pas proprement elle. Iseut doit rester l’Impossible car chaque amour réalisé nous conduit aux empêchements d’espace et de temps de la vie terrestre. La seule fin de l’amour infini est l’amour divin, celui qui transcende la réalité. Dans le sens passionnel, aimer est le contraire de vivre, «une impuissance à aimer le présent sans l’imaginer comme absent, une fuite sans fin devant la possession[47]».

En partant de cette dichotomie entre l’amour passionnel et le mariage, de Rougemont constate que la crise du mariage moderne fonde ses racines dans cette contradiction. La rhétorique amoureuse, née au XIIième siècle, a été élaborée sur cette doctrine transcendante et continue à préserver sa fonction dissimulatrice mais dans un contexte transformé. La société médiévale qui donnait lieu à la morale hérétique a cessé d’exister. En conséquence, l’expression lyrique du mythe arrive profanée, dénudée de l’habitat culturel auquel elle faisait référence. Ce qui nous conditionne est un mythe gâté et ce qui, pour le croyant manichéen, était la dispute entre sa foi et le monde, pour le lecteur d’aujourd’hui se réduit à une poésie voluptueuse et persuasive. Selon de Rougemont, l’immoralisme général de notre époque est le résultat confus de deux morales en opposition: l’une héritée de l’orthodoxie religieuse qui ne s’appuie plus sur une foi vive; et l’autre dérivée de l’hérésie dont son contenu se révèle déchu. Autrement dit, les forces en jeux sont:

d’une part, une morale de l’espèce et de la société en général, mais plus ou moins empreinte de religion – c’est ce que l’on nomme la morale bourgeoise; d’autre part, une morale inspirée par l’ambiance culturelle, littéraire, artistique – c’est la morale passionnelle ou romanesque[48].

La passion et le mariage sont, par essence, deux dispositions d’âmes incompatibles. Le conflit qui en dérive menace la stabilité non seulement privée mais aussi sociale, car on continue à fonder l’idée même du mariage «sur les valeurs élaborées par une étique de la passion[49]» survivant dans la rhétorique amoureuse. L’amour, tel qu’on se l’imagine de nos jours, est la négation du mariage que l’on prétend fonder sur lui. La réitération de l’exponentielle dégradation de ce processus et de cette volonté séductrice-antithétique, est à nouveau proposée sous forme d’un produit standardisé auquel il faut se conformer. Les films, la publicité ont gardé la forme archétypale du Désir en changeant les paramètres de base: le désir ne se transcende plus dans la mort mais s’épuise dans l’objet proposé, l’amour est substitué par le sexe, plus facile à commercialiser.

De Rougemont ne s’oppose pas au mariage ou à la passion en soi, mais plutôt à la volonté, apparue depuis l’intégration de l’amour dans le mariage, de considérer comme élément fondamental de l’union une forme amoureuse qui la refuse. La résolution de la crise de cette institution sera possible seulement à travers une conception différente de l’amour qui va la structurer, un amour qui n’est pas l’amour-passion. Une conciliation entre Éros et l’Agapè, entre l’élan envers l’éternel et la vie terrestre temporelle, qui conduit à l’acceptation de l’autre tel qu’il est sans le transfigurer en formes idéales indéfinies, sans chercher en lui notre Iseut. Si, selon la thèse de Rougemont, être amoureux est un état et aimer est un acte, le seul moyen pour l’accomplir, c’est d’avoir acquis la conscience du choix et la capacité de se posséder, libres des forces illusoires. Accepter l’autre pour ce qu’il est ne signifie pas effacer la passion mais converger le désir dans la volonté de connaître celui que nous avons choisi.

D’une toute autre manière, Michelet développera sa conception d’amour. D’abord, plus directement influencé par l’atmosphère de son époque, il ne prendra pas en considération l’amour-passion dans le développement de sa thèse. En second lieu, comme nous le verrons, il donnera au mariage la fonction même de générateur d’amour.

 

3 – La fonction du mariage chez Jules Michelet

Le caractère religieux du mythe présent dans le Roman de Tristan vient expliquer le pouvoir coercitif qu’il exerce sur nous. Les religions dualistiques tendent à sublimer l’homme et à condamner la vie matérielle. Nous avons vu comment Éros, le Désir suprême, exalte et sublime nos aspirations en les convergeant dans le Désir unique (la Femme) qui finit par les nier. La finalité de cette doctrine est la non vie, la recherche plus rapide de la mort. La Lumière de l’au-delà et les Ténèbres de la vie terrestre étaient incompatibles, par conséquence l’homme est obligé de se libérer de son corps pour se perdre au sein de la divinité, de l’unité absolue. L’Éros est la tendance vers ce qui est supérieur. Dans son amour «l’homme essaie, de toutes ses force, de s’élever à Dieu et veut entrer dans Son royaume et participer à Sa félicité […] dans la plénitude divine[50]». Le désir, exprimé par la passion, pousse l’homme à Dieu:somme des tous les biens imaginables. Or, le christianisme, à travers son dogme de l’incarnation du Christ, retourne cette dialectique dans le sens opposé. L’incarnation de la Parole dans le monde permet la diffusion de la Lumière dans les Ténèbres, ce qui représente «l’événement inouï qui nous délivre du malheur de vivre. Tel est le centre de tout le christianisme, et le foyer de l’amour chrétien que l’Écriture nomme agapè[51]». Ce n’est pas la fuite de l’esprit hors de ce monde mais, au contraire, une recréation, une réaffirmation de la vie réelle et présente. Dieu s’est fait homme sur terre et les Ténèbres ont reçu la lumière. Cette conversion, qui à la place de l’ascension de l’homme vers Dieu voit la divinité descendre parmi les hommes, se traduit en termes dogmatiques dans l’amour pour le prochain. Éros cherchait l’infini tandis que l’amour chrétien (l’agapè) est obéissance dans le présent à la volonté de Dieu de s’aimer les uns et les autres. Le nouveau symbole de l’Amour n’est plus la passion infinie de l’âme qui recherche la Lumière mais le mariage entre le Christ et l’Église. L’amour humain se trouve transformé. Il est maintenant exprimé par un sentiment ordonner dans la sanctification du mariage. Agapè ne cherche pas l’union qui s’opérerait dans l’au-delà, aimer n’est plus un prétexte pour s’exalter mais s’unir dans cette vie. Il est intéressant de remarquer que ces deux forces, bien qu’indépendantes, ont perpétuellement rivalisées et interagies l’une sur l’autre si bien qu’elles sont cernées par une seule et même expression: l’Amour. Quels que soient les «rapports qui existent entre l’éros et l’agapè, ces deux idées paraissent avoir en commun l’essentiel: elles sont toutes les deux “l’amour”[52]». L’opposition inconciliable existant entre éros et agapè s’inscrit dans leur volonté commune de répondre à la même question: ils prétendent «exprimer les rapports qui existent entre l’homme et le divin. L’un et l’autre interviennent positivement dans la vie humaine[53]».

Après avoir identifié les deux caractères différents que le mot Amour désigne en même temps, il est possible de cerner les différentes formulations de nos auteurs. L’amour analysé par de Rougemont dans le mythe de Tristan exprime le désir comprimé par éros. L’étude de Michelet dédie son attention à la communion de deux amants unis dans agapè par le mariage. Autrement dit, si de Rougemont analyse l’amour passion incarné dans le mythe de Tristan, Michelet analyse l’amour conjugal qui représente ce que le même mythe nie, sa zone en ombre, son autre visage. Michelet n’étudie pas l’Amour, il ne va pas chercher ses origines mais il trouve l’Amour. Sa fin est de «se donner plus que vouloir prendre ou retenir; c’est se donner avec son cœur son esprit et son âme: et ce don ne se peut faire qu’à une autre âme[54]». Le mariage est la création d’une communion physique et spirituelle de l’homme et de la femme. Le livre de L’Amour ne commence pas avec le fait de tomber amoureux, au contraire, cet état n’est pas considéré comme prélude essentiel à l’Amour. Celui-ci entre dans le cœur par l’habitude de ses pratiques: l’exercice de l’amour est la continuité des actions effectuées à l’intérieurs des murs domestiques, exercice toujours plus profond capable de le fonder stablement. Approfondir l’Amour signifie pour Michelet le construire et le rendre une force en devenir.

L’image qui explique bien le contraste entre L’Amour et l’étude de Rougemont est présentée au début de l’ouvrage, quand l’auteur déclare:

la vie elle-même est souvent facile à donner, et c’est l’affaire d’un instant; mais la douceur persévérante d’une patience à toute épreuve qui subit pendant des années le supplice de l’interruption, la force calme qui sans cesse rectifie, rassure, affermit une pauvre âme errante et malade, possédée de ces mauvais rêves, c’est peut-être la preuve d’amour la plus grande et la plus forte[55].

Il faut nourrir le sentiment amoureux à travers la constante application qui résout l’axiome du livre, c’est-à-dire: l’amour soulage l’âme et la libère. Il ne faut pas brûler dans une passion mais vivre dans la tiédeur du foyer. Voyons donc le processus mis en place par Michelet à fin de construire cette communion.

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Pour le lecteur de L’Amour il est évident que l’auteur ne s’intéresse pas à la naissance de ce sentiment. En se distinguant de la tradition occidentale, Michelet rejette l’amour passion considéré comme cause de l’adultère. Apparemment, il ne s’occupe que du rapport physiologique en amour et son application sociale. Son but est de convertir les jeunes gens bourgeois au mariage. L’historien moraliste développe la conviction que le mérite de l’homme n’est pas de «s’oublier dans un bonheur égoïste mais […] atteindre autrui par chaleureux rayonnement de son propre cœur[56]». Michelet choisit un couple composé d’une jeune fille de dix-huit ans et d’un homme de vingt-huit; il suppose qui s’aiment d’égale mesure; il va les isoler du monde pendant les premiers temps de vie en commun; puis il les suit année par année jusqu’à là mort en étudiant leur action physique et morale réciproque. L’amour conjugal est le moyen pour saisir la communion et l’unité des amants et c’est par l’homme que ce processus doit commencer. Selon Michelet, les premières années du bonheur domestique doivent être cachées et se dérouler dans la solitude des époux normalement installés en campagne. Dans cette maison appelée du «berger», pour souligner à la foi le caractère modeste et réservé ainsi que son atmosphère bucolique, l’homme pourra préparer «la douce et charmante cage pour tenter [son] petit oiseau, pour lui faire désirer d’être pris, vivre [sa] captive, afin de devenir sa reine[57]». L’idée d’installer les amants dans un lieu isolé, pour permettre à l’homme de façonner son épouse est déjà conçue en 1821 dans un projet de nouvelle intitulé Deux Prisonniers de Constantinople. En effet, ici, il tente une expérience de la vie à deux qui permettrait une pénétration mutuelle totale. Ce qui est significatif, c’est que Michelet croit que:

l’homme ne pourra réaliser son salut que par l’intercession de la femme. En s’attachant de tout son être à une seule et même femme, en lui vouant un culte dans le secret de son âme, l’homme réalisera son harmonie qui le portera à s’unir avec ses semblables. Cette harmonieuse union est la condition indispensable pour l’établissement de la Cité de l’Avenir.

Comme souligne Franco Fortini, ce livre sur l’amour est tant vécu par l’épouse que le rythme narratif se déroule sur le temps de la mutation qu’elle adopte. Les sermons et la casuistique présentés s’adaptent à la silhouette que la femme acquiert dans sa démarche progressive vers l’unité avec l’homme[58]. C’est par elle que la thématique amoureuse prend forme et s’alimente. Par conséquent, la construction de l’épouse par le mari au début de l’ouvrage se place dans le cadre d’une progression dont se compose le processus amoureux, c’est-à-dire, le mariage. Le sentiment de l’homme envers la femme est riche d’une puissante métamorphose capable de transformer la jeune fille mariée. Formée par l’homme dans sa première jeunesse, à son tour elle agira sur lui. Grâce à cette évolution, elle aboutit à devenir son associée puisque finalement elle s’occupera de lui. L’historien écrit:

l’homme nourrit la femme, apporte chaque jour, comme l’oiseau des légendes, le pain de Dieu à sa bien-aimée solitaire. Et la femme nourrit l’homme. A son besoin, à sa fatigue, à son tempérament connu, elle approprie la nourriture, l’humanise par le feu, par le sel et par l’âme. Elle s’y mêle, y met le parfum de la main aimée[59].

Michelet montre très bien le profil d’assimilation et d’accommodation des âmes dans le couple. Dans le foyer la condition nécessaire pour conserver l’amour absolu semble être la polymorphie que l’objet d’amour assume sous l’intercession de l’homme, et par conséquence les changements de la relation même. La femme n’est pas seulement, pour son mari, l’épouse, mais aussi, selon le temps que les amants vivent, une fille, une sœur, une mère. La transformation de la personne aimée dans une autre qui la renouvelle va réaffirmer, d’une façon énigmatique, le lien des deux époux. Autrement dit, ce qu’il est possible de découvrir dans l’ouvrage de Michelet c’est que l’unicité d’un amour vrai exige le devenir simultané des amants. En changeant nous-même pendant le déroulement d’un amour qui se crée dans le moment où il se construit, nous pouvons continuer à aimer le même être qui reste soi à travers son état mobil. C’est grâce à la fonction qu’a l’un pour l’autre, aux modifications fruits de cette activité réciproque qu’on crée l’Amour. L’homme et la femme se soignent mutuellement: la femme est malade par sa nature, l’homme souvent tombe malade à cause du monde malhonnête des affaires, «vous êtes sa santé […] la guérison pour elle, c’est de rentrer dans son harmonie avec vous[60]». L’amour en se développant dans cette matrice adoptera une fonction hospitalière qui le rendra pur. Le motif de la pureté dans le lien conjugal soutient l’équilibre sentimental du couple. Si dans sa première démarche c’est l’homme qui s’occupe de la femme à travers un chemin qui la voit: fille, sœur et mère; pendant la vieillesse ce sera à elle d’intervenir sur l’homme à travers un processus qui le voit: père, frère, fils. Le rapport, proportionnel dans sa croissance et inversement dans sa configuration, concourt à l’unité. Apparemment, en suivant le parcours proposé par Michelet, dès la jeunesse le couple semble mûrir une unité ascendante, «le progrès du temps, la succession des âges, qu’on croyait mortels à l’amour, en est le développement naturel est nécessaire; chaque âge lui apporte une force[61]». Or, à la fin du livre, cette harmonie patiemment construite au sein du mariage est mise en question par le chapitre intitulé «L’unité est-elle obtenu?». L’agapè silencieusement décrite par Michelet et accomplie dans la vie, révèle son véritable obstacle dans la vie même en nous faisant apercevoir une contradiction dissimulée pendant tout le livre. En effet, la mort et l’amour, comme dans l’ouvrage de Rougemont, dominent cette ouvrage dans son caractère le plus intime.

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L’opération culturelle que l’œuvre de Michelet soutient est très significative et peut justifier la motivation inconsciente des réactions suscitées. Le livre, sous un titre trop ambitieux, concentre son attention seulement sur l’amour conjugal avec sa concorde du foyer, l’amitié et la solidarité. La composante qui fait référence à l’érotisme, au fantastique, au pervers, c’est-à-dire au visage tragique de l’amour est esquivée. Par contraste, c’est dans ce silence que nous pouvons lire en filigrane le contenu morbide du livre. En effet, tout l’ouvrage est traversé par une tension dramatique en directe opposition avec la sérénité du foyer que la douceur d’agapè réserve normalement. Dans la seconde partie de l’introduction est présenté l’axiome de référence sur lequel l’ouvrage prend forme. La sœur de l’Amour, dit Michelet, est la Mort. Ces deux puissances, continue-t-il:

en apparence opposées, ne vont pas l’une sans l’autre. Elles luttent, mais à force égale. L’amour ne tue pas la mort, la mort ne tue pas l’amour. Au fond, ils s’entendent à merveille. Chacun d’eux explique l’autre[62].

La mort, «compagne invisible mais fidèle de ce livre[63]», avant d’accomplir son but, vient se présenter deux fois pendant la narration. Elle apparaît dans le moment délicat de l’accouchement et durant la maladie de la femme. Quoi qu’il en soit son talent se manifeste comme une force pour unir les cœurs à travers l’action que Michelet appelle le «rajeunissement de l’amour[64]». L’opération que la mort exerce ne s’épuise pas dans cette tendance à rapprocher les deux amants en vie. Michelet avoue, par la mort, que la vie même empêche certaines choses à l’être humain. Il croit que si entre l’homme et la femme persiste encore une nuance pour accomplir la véritable union c’est à cause de l’existence même. Seule la mort «fondra la dernière différence, et […] l’amour, impuissant pour la supprimer, obtiendra par sa sombre sœur l’unité définitive[65]». À la suite de cette affirmation l’étude de Michelet dévoile un défaut structural pour démontrer sa thèse. Dans la section précédente nous avons vu de Rougemont cerner la rhétorique amoureuse courtoise comme expression de l’amour passion, c’est-à-dire, de l’accord amour-mort constitutif à notre culture. Grâce au Roman de Tristan il met en évidence l’incompatibilité entre une conception de l’amour qui, par essence, nie l’institution du mariage. Or, le registre poétique et stylistique conçu à l’origine par notre littérature est tant déterminant qu’il conditionne aussi la thèse de Michelet. Autrement dit, la position édifiante proposée par l’historien se révèle compromise puisqu’il décrit une agapè qui s’appuie sur les principes passionnels d’éros dont de Rougemont parle. Une fois explicitée l’impossibilité d’accomplir la véritable union dans cette vie, Michelet démontre à la base de son étude une vision transcendante plus proche à l’action d’éros qu’à celle d’agapè. Par conséquent, la gravité de L’Amour est contenue dans la volonté de renfermer la passion entre les murs domestiques. Michelet, en suivant la convention culturelle qui prolonge les suggestions sentimentales dans l’au-delà bouleverse sa démonstration. La passion érotique qui cherche à saisir l’impossible, alimentée par la transgression de la légitimation sociale, est enfermée dans la convention et l’habitude du foyer. La conséquence de cette opération sera l’exaltation du binôme secret, douleur-bonheur, intime à l’homme bourgeois. La vraie force de ce livre est de vouloir comprimer la passion dans une dimension proprement humaine, dans la répétitivité des jours et des nuits.

En analysant le texte d’autres éléments indiquent que l’agapè dont Michelet parle est soutenue par l’amour passionnel. En effet, bien qu’à l’intérieur du mariage, il est possible de retrouver des lois typiques des troubadours, parmi eux: le service amoureux (donnoi) rendu à la femme chanté par Arnaut Daniel:«chaque jour je m’améliore et me purifie, car je sers et révère la plus gente dame du monde[66]»; l’amour comme source de jeunesse chanté par Guillaume de Poitiers: «je veut garder (ma dame) pour me rafraîchir le cœur et renouveler mon corps, si bien que je ne puisse vieillir…[67]»; la chasteté décrit par Michelet à travers la sculpture de Pierre Puget, la Délivrance d’Andromède, à laquelle il donne une signification symbolique. La force passionnelle du livre subie aussi une amplification dans la corporalité de la femme montrée par son corps sensible à la nature. Une bonne partie de l’ouvrage se concentre sur l’idée que les cycles de la femme ont une fonction sacrée. A cet égard, Roland Barthes a beaucoup insisté sur l’obsession érotique de Michelet pour le sang féminin. Dans L’Amour les trente-deux références aux sang menstruel le démontrent, «la femme […] pour sa crise mensuelle, s’identifie à la Nature, réglée comme elle[68]». En dernier lieu, nous pouvons dire que Michelet fonde passionnellement le mariage d’amour moderne, celui que de Rougemont juge fantastique et illusoire, en le croyant possible dans la charité d’agapè. Le scandale que L’Amour provoque chez les contemporains est causé par cette contradiction de fond: désirer l’infini en conservant la confiance dans la vie terrestre, c’est-à-dire, conduire la passion du troubadour dans le mariage.

* * *

Suite à l’esquisse concernant l’évolution sémantique du mariage vue dans la première partie du chapitre, il est possible de définir le déroulement de cette institution et d’ouvrir a quelques considérations.

La nature juridique du mariage moderne est fondée sur le droit romain. Ce dernier considérait le mariage comme un moyen permettant d’officialiser en publique un acte privé, à des fins politiques Il en a été de même durant le Moyen-Âge, quand la société féodale constituait ses alliances sur la base de cette institution. Dans la même période deux événements se manifestent. D’un côté, on assiste à la naissance de notre littérature, à travers les troubadours, lesquels développent un amour intimement passionnel qui s’oppose au mariage. De l’autre, une nouvelle force se crée au sein de la société féodale: la bourgeoisie. Les troubadours, à travers leur rhétorique, définiront le code amoureux. La bourgeoisie changera les paramètres sur lesquels la société se établissait. Parmi ces changements, la bourgeoisie et l’esprit humaniste faciliteront la confluence du sentiment amoureux dans le mariage. Denis de Rougemont montre comment cette alliance amour-mariage est antithétique et il refuse une union qui s’appuie sur la conception passionnelle de l’amour. Par contre, Michelet concilie les sentiments individuels des deux amants dans la communion du couple. La thèse de l’historien se révèle irréalisable car la référence reste toujours l’amour courtois. Le mariage moderne apparaît ainsi contradictoire et il est vécu comme une volonté de se conformer à la morale commune en publique mais tout en la transgressant en privé. Pour rétablir une véritable union, on aurait besoin de fonder celle-ci sur des critères différents, comme le conseille de Rougemont. Il est remarquable que les deux interprétations accordent à la femme une fonction considérable mais qui se détache de sa condition réellement vécue. L’imaginaire masculin crée un prototype féminin afin de poursuivre son idéal amoureux. Dans une seconde partie, nous analyserons la position de la femme vue par nos deux auteurs.

 

2. Chapitre | La figure de la femme chez Michelet et chez De Rougemont

1 – La femme entre imaginaire et réalité

Considérer la place que les femmes ont eu à une époque ou dans une société déterminée est utile pour expliquer une partie des rapports sociaux qui modèlent cette société. Il n’est malheureusement pas évident de déterminer la condition de la femme à travers les âges. Cette condition peut être vue sous trois aspects: théorique, juridique et quotidien. Et sa véritable position peut être définie par la combinaison des trois. Cependant, pour ce travail, il est plus intéressant d’observer séparément l’élément théorique. En effet, c’est ce dernier qui sera consacré par l’art et la littérature et aura des répercussions culturelles profondes dans les siècles à venir. Dans notre cas, connaître la fonction de la représentation de la femme est indispensable pour comprendre en profondeur les théories proposées par nos auteurs. Formulée par différents critères et selon la volonté de démontrer les deux aspects contraires du même sentiment, la valeur que la femme acquiert dans l’ouvrage de Michelet s’oppose à celle proposée par Rougemont. Néanmoins, la femme constitue l’élément à travers lequel les deux théories prennent forme. D’abord, pour analyser cette diversité qui nous intéresse, il est utile de chercher à reconstruire approximativement la démarche des représentations mentales que les hommes ont développée par rapport à la figure féminine. Nous chercherons à mettre en évidence comment la représentation de la femme se déroule dans l’imaginaire humain et nous ne ferons pas une enquête proprement historique sur le statut de la femme, bien que les deux soient cerrélées.

Dès sa formulation et pour la plupart des époques qui ont suivi, l’image de la femme en Occident semble être suspendue entre consécration et profanation. Notre analyse se structure à partir de l’archétype de la Terre Mère qui apparaît dans le milieu symbolique de la féminité. Cet archétype trouve son champ spécifique dans l’histoire des religions. Apparemment, l’idée d’une parenté entre «la femme et la terre s’imposa avec toute sa force à l’époque néolithique, lorsque fut découverte l’agriculture. La terre se révélait, comme le sein maternel, l’aire sacrée des lentes gestations.[69]». À cette époque-là, on pensait que la femme avait découvert le processus de la germination et elle s’occupait de l’ensemencement des céréales. Pendant de longs siècles, ce sera la femme qui assumera la plupart des travaux agricoles: d’abord, parce qu’elle avait découvert le phénomène de la vie végétale, ensuite, en raison de la puissance génératrice qu’elle détenait et qu’on croyait capable de favoriser la fertilité des champs. Ce ne sera point par hasard que les Grecs rendront grâce à une “femme” (la déesse Déméter) de leur avoir enseigné la culture du blé[70]. À la suite de la fonction importante que la femme commence à occuper, les institutions sociales et religieuses de l’âge néolithique commencèrent à assumer un changement dans le sens matriarcal. Au centre de la religion, les divinités féminines occupent progressivement une place de plus en plus importante et les rites de fécondité augmentent. Les femmes deviennent les détentrices de pouvoirs mystérieux. Cette époque, où les femmes gardaient un pouvoir considérable dans la société, changera en relation avec les transformations des conditions de vie.

Le développement des techniques de labourage, le passage à une culture intensive, la nécessité de bonifier des surfaces exigeaient davantage une main-d’œuvre masculine. Selon les historiens partisans du matriarcat, la nouvelle richesse, fruit de ces techniques, est la cause qui a amené à des mutations sociales et à l’évolution vers le patriarcat. A la suite du développement de l’agriculture, une forme embryonnaire de commerce vient se constituer et, par conséquent, crée la nécessité de défendre les villages des tribus nomades. Dans ce contexte, le rôle des hommes acquiert une incidence plus profonde dans le tissu social ce qui conditionnera la graduelle perte de pouvoir des femmes[71]. L’observation de ce phénomène est très intéressant puisque il nous donne les bases pour comprendre la démarche qui progressivement a amené à la théorisation et à la division des rôles sexuels. L’homme, arrivé à une position prédominante, cherchera à la garder grâce à une codification culturelle à tendance misogyne. L’exigence de cette codification sera plus forte dans la polis grecque où on cherchera à fixer, dans un cadre déterminé, les relations entre les sexes pour garantir la propre existence. Ce sera la civilisation hellénique qui développera, par une optique proprement masculine et par des concepts différents, le prototype de l’image féminine en Occident.

Dans son étude sur les racines de la conscience, Jung dédie un chapitre à l’archétype de la mère. Son étude part du concept de «Grande Mère» en nous disant d’abord qu’une telle image «comprend les multiples formes du type d’une déesse-mère[72]». La signification culturelle qui accompagne ce concept est liée à l’archétype féminin. Le symbole de la Grande Mère, écrit Jung, revêt:

une quantité presque infinie d’aspects. Je mentionnerai seulement quelques unes de ses formes les plus typiques: la mère et la grand-mère personnelles; […] une femme quelconque avec laquelle on est en relation; […] dans un sens plus élevé, dérivé, la déesse et en particulier la Mère de dieu, la Vierge (mère rajeunie, par exemple Déméter et Coré), Sophia (mère-amante, éventuellement du type Ciybèle-Attis), le terme de l’aspiration à la rédemption,; […] dans un sens plus large l’Église, l’université, la ville. […] au sens plus restreint, l’utérus, toutes formes creuses[73].

Cette énumération ne comprend qu’une partie des formes reconductibles au symbole de la Grande Mère. L’aspect intéressant de cette multiplicité est que tous les symboles peuvent avoir un «sens positif, favorable ou, par contre, négatif et néfaste[74]». Cette ambivalence constituera le fil rouge de la conscience collective par rapport à la figure de la femme et elle sera conservée tout au long des siècles suivants. En effet, si on analyse les deux philosophes du monde grec ayant eu le plus d’influence pendant les siècles suivants, Platon et Aristote, on découvre deux idées de la femme qui ne coïncident point. Le statut de la femme dans la société grecque était très bas. Sa fonction principale concernait la reproduction: son rôle était de donner des enfants, spécialement des fils. Dans le Vième livre de la République, Platon traite la question de la diversité des sexes et assume des positions plutôt ouvertes. Dans son idéal, Platon donne à la femme un rôle plus élevé que son statut réel. Il utilise le concept de “différence naturelle” simplement en connexion avec l’aptitude. Dans ce sens, il croit qu’il n’est pas possible d’affirmer que le sexe féminin soit différent du sexe masculin. Si la fonction des femmes est celle d’accoucher et celle de l’homme de procréer, il n’empêche pas qu’ils se dédient également à défendre la cité. Il croit que «les mêmes capacités de l’âme sont présentes chez les hommes et les femmes et que les uns et les autres méritent la même éducation[75]».

Par contre, Aristote, en s’appuyant sur le concept d’expliquer la nature des choses à partir de ce qu’elles semblent être, conçoit une autre image de la femme. En se fondant sur leur statut inférieur, il en déduit leur infériorité de nature. D’après lui, la raison de la subordination des femmes provient d’un défaut constitutif. Elles n’ont pas la possibilité de reproduire le sperme qui contient tout l’être humain, donc leur fonction dans la procréation est seulement celle d’apporter la nourriture. Ce sera essentiellement la vision d’Aristote qui aura le plus de répercussions: soit à travers le droit romain, soit à travers les théories chrétiennes élaborées par les Pères de l’Église.

Les deux considérations vues ci-dessus expriment seulement une partie de la nature profonde de l’imaginaire du féminin dans l’antiquité. Pour cerner dans sa plénitude la vision des anciens, il faut aussi considérer l’importance que le corps féminin occupait dans l’art. La négation du féminin conçue par une civilisation qui célébrait l’homme et sa virilité, assume une valeur différente dans la place que l’art antique dédie au corps de la femme. L’art figuratif a été inspiré par la déesse Aphrodite qui représentait l’essence même de la beauté et l’expression passionnée de la joie de vivre. La fameuse Aphrodite de la sculpture grecque (comme celle de Praxitèle, de Phidias, de Scopas), et aussi les représentations picturales, transmettent toujours l’idée de la beauté. Celle-ci n’était pas seulement considérée comme fruit des règles harmoniques mais était aussi perçue selon les concepts d’équilibre et de proportion qui créeront les bases de l’art en Occident. Les mêmes canons esthétiques seront perpétués et célébrés par les Romains qui continueront à figurer la beauté par le corps de Venus et, parallèlement, à établir l’infériorité de la femme par leur Droit. Cette tradition ayant cours chez les Romains et les Hellénistes qui voyaient la société divisée en deux strates, une supérieure des hommes et l’autre inférieure des femmes, sera à la base du jugement misogyne des Pères de l’Église. Eux aussi adopteront la conception d’Aristote selon laquelle le père, être humain complet, fournit la semence alors que la mère n’est rien de plus que le sol.

La multiplicité sémantique dont parle Jung par rapport au symbole de la femme est déjà observable chez les antiques. Cette ambivalence caractérisera fortement la spiritualité du Moyen Âge qui verra s’opposer, au sein de la même époque, une femme diabolique et une autre angélique.

La vision du monde à une époque dépend des individus et de la classe sociale qui contribuent à la produire. Au Moyen Âge, l’opinion qui conditionnait sensiblement la société, avait deux sources: l’Église et l’aristocratie. Par conséquent, la conception de la femme est élaborée: d’un côté, par le clergé qui conservait la règle du célibat et l’idée ambiguë d’une infériorité de la femme élaborée par les Pères de l’Église, de l’autre, par une caste étroite qui, dans la réalité, subordonnait la femme et, dans son imaginaire, l’élevait. On pourrait dire qu’au Moyen Âge, époque qui voit la naissance du mythe de Tristan, l’idée de la femme oscille perpétuellement entre l’enfer et le paradis. L’Église imprégnait la mentalité médiévale par l’image de la femme conçue comme «instrument du Diable, une chose à la fois inférieure et mauvaise, […] suprême tentatrice[76]». Cette idée trouvait ses origines, non dans les paroles du Christ, mais chez Paul et les Pères de l’Église. En même temps, dans les courts de l’aristocratie, une nouvelle conception de l’amour (amour courtois) qui présentait la caractéristique de donner à la dame une position de supériorité voit le jour. L’amant devait manifester une extrême humilité, démontrer une infinie patience et s’efforcer de se rendre digne d’elle. Ce stéréotype de la femme s’affirmera dans la littérature occidentale et, par l’analyse de Rougemont, on connaît les conséquence du désir fermé dans l’impossibilité de saisir la dame. La théorie courtoise se positionnaient d’une façon diamétralement opposée à celle avouée par l’Église. D’ailleurs, on pense que, par réaction à cette nouvelle conception de la femme, le clergé avait encouragé le culte de la Vierge: considéré comme la contre-partie religieuse de cette célébration laïque de la femme. Cette vision médiévale qui accueille ces deux conceptions contraires, était l’expression directe du pouvoir de l’Église et de l’aristocratie. Il est intéressant de remarquer que l’image de la femme change en relation avec l’influence que les membres sociaux exercent quand ils arrivent à imposer leur point de vue. A partir du XIIième siècle, les couches supérieures de la bourgeoisie citadine commenceront à se faire de plus en plus entendre en cherchant à imposer leurs nécessités sociales. En l’occurrence, leur conception de la femme «révélait une meilleure compréhension de sa position réelle dans la vie médiévale que celle de l’Église et de l’aristocratie[77]». Autrement dit, si l’aristocratie et l’Église se rapportaient à la femme selon le canon de l’allégorie médiévale qui la transfigurait en Vierge ou en Diable, la bourgeoisie lui donne une image moins spirituelle. Liée au dynamisme de la vie commerciale et moins occupée par les spéculations culturelles détachées de la réalité, cette classe conçoit la femme sur la base de ses potentialités pratiques. La femme était restituée à une dimension plus de terrain. Sa fonctionnalité au travail montrera une figure capable d’apprendre les dynamiques du monde du commerce. Ce sera pour cette raison que le bourgeois, après une approximative égalité, et une fois perçue la possibilité d’une concurrence avec les femmes, n’hésitera pas à réadapter certaines considérations misogynes de l’Église.

Il semble donc que la conception médiévale de la femme, telle qu’elle a été formulée par les classes au pouvoir au début du Moyen-Âge, a subi une modification (et parfois dans le mauvais sens) par une classe qui est devenue influente à la fin de cette époque. En analysant l’ascension sociale et politique de la bourgeoisie, il est possible de cerner l’évolution progressive de la représentation féminine qui se développe au sein de cette nouvelle classe sociale. Pour comprendre comment progresse et s’affirme la figure de la femme dans l’imaginaire collectif après le Moyen Âge, en créant des stéréotypes encore d’actualité, il est utile d’examiner deux tableaux. Dans son étude sur la femme et l’imaginaire artistique du XIXième siècle, Bram Dijkstra prend en considération l’évolution du couple pour constater le changement dans la relation entre hommes et femmes. Il compare le portrait d’un couple hollandais peint par Frans Hals (1580-1666) intitulé Le Peintre et sa femme (1622) avec un autre similaire peint par Holman Hunt (1827-1910) au XIXième siècle, L’Éveil de la conscience (1853). Il est évident que l’homme et la femme de Hals sont égaux. En effet, dans ce tableau, la main de la femme pose tout simplement sur l’épaule de l’homme ce qui indique une certaine familiarité avec le corps de son époux. On peut être sûr que «cette jeune femme a aussi son mot à dire sur les questions financières, et on aurait du mal à l’imaginer prude en matière de sexe[78]». Par opposition à ce tableau, qui proclame l’égalité fonctionnelle de certaines femmes des classes moyennes au moment du développement économique de la Hollande, celui de Hunt est très différent. En effet, il exprime «l’absolu dépendance économique de la plupart d’entre elles dans la société anglaise du milieu du XIXième siècle[79]». En Angleterre, où le concept d’économie de marché s’est développé en avance par rapport au reste de l’Europe, il se crée en même temps une nouvelle richesse et un autre modèle de relations sociales. Le tableau de Hals montre un couple où la femme, assise sur les genoux de son homme, exprime l’oppression d’être tenue en cage par son ami. Son état de soumission n’apparaît pas seulement à travers l’évidente subordination visible dans son regard, mais aussi grâce à la faiblesse extatique qui émane de son corps. En relation avec la progressive ascension au pouvoir politique, les deux portraits montrent comment se modifie, au sein de la même classe, la figure féminine. En effet, au XIXième siècle, le rôle de la femme dans l’imaginaire masculin change par rapport à l’époque représentée par Hals. À la suite du développement économique, le processus d’enfermer la femme entre les murs domestiques se met en place:

les hommes d’affaires s’engagent dans des opérations commerciales et des projets industriels pour lesquels il leur faut du crédit, ils vont avoir besoin d’une crédibilité ostensible auprès des éventuels bailleurs de fonds. Il n’y a pas encore de vérification bancaire automatique […] de sorte qu’on doit croire sur parole la fiabilité de l’emprunteur; sur parole, mais aussi sur la mine[80].

Comme le souligne Thorstein Veblen dans un très célèbre essai, l’homme, pour s’attirer et conserver l’estime des autres, il ne lui «suffit pas de posséder simplement richesse ou pouvoir; il faut encore les mettre en évidence, car c’est à l’évidence seule que va l’estime[81]». La femme fournira cela, c’est-à-dire, que l’homme cherchera à gagner estime et crédit à travers elle. L’épouse bien habillée, recluse au foyer et dispensée de toutes les formes de travail relatif à la production de richesse, deviendra le symbole de respectabilité du mari. De plus, celui-ci, conscient du risque que la vie immorale du marché aurait pu jouer sur le jugement de son âme, commencera à penser que l’épouse peut le protéger de la ruine spirituelle. En restant au foyer, elle ne vivait pas le risque de se contaminer au contact de l’impureté morale du monde commercial dans laquelle l’homme évoluait. Cette image, qui fait de la femme une guérisseuse de l’âme, sera pour les «hommes un moyen si commode de se dédouaner de leur rapacité en affaires[82]». À ce stade, il est intéressant d’analyser la valeur que cette conception de la femme produit à un niveau plus profond du tissu social car Il existe un facteur moins explicite qui aide à consolider certaines positions masculines.

En effet, la volonté de donner à la femme cette place n’était pas seulement pour faciliter la fortune et l’efficacité de l’homme, mais surtout pour chercher à éviter les dangereuses entremises de la femme dans la société. Une bonne partie de cette image «d’ange du foyer» naissait à cause de l’inquiétude, vécue par les hommes, d’une possible concurrence professionnelle. Cette peur constituera un élément fondamental à toute la tendance de répression sexuelle et raciale qui se développera vers la fin du XIXième siècle. De cette époque, naîtront des œuvres comme celles de Otto Weininger ou de Auguste Forel (qui influenceront une partie de la production artistique contemporaine), avec pour finalité de montrer l’infériorité du sexe féminin.

L’épouse proposée par Michelet est donc intégrée dans un contexte qui concernait toutes les transformations en cours. La faible, l’ange du foyer, la malade, la guérisseuse sont toutes les multiples images que L’Amour donne à la femme. Sans observer comment au XXième siècle l’image féminine s’articulera, nous analyserons plus en détails le rôle de la femme dans la thèse de Rougemont et dans celle de Michelet.

2 – La femme dans l’ouvrage de Denis de Rougemont

La maladie qui est diagnostiquée par de Rougemont dans le Roman de Tristan montre que la passion dissimule l’objet d’amour: la femme. En projetant le sentiment amoureux, non pas vraiment vers Iseut, mais dans le fait d’aimer, Tristan avoue aimer seulement son désir. Tristan aime aimer, aime son propre amour. A ce propos, il est intéressant de constater que, comme Tristan,:

tous les protagonistes de la passion d’amour dans notre littérature et dans notre poésie, s’expriment quasiment et exclusivement à travers des personnages masculins – la femme n’est que leur vocatif; la figure féminine n’est que la figure de l’absente [83].

De Rougemont donne l’impression d’avoir compris l’élément central de l’amour typique masculin, c’est-à-dire: l’interchangeabilité de la femme au niveau de la fantaisie érotique. En effet, Tristan montre que ce n’est pas la femme aimée qui compte (dans son cas Iseut la Bloie), mais l’amour d’une femme. En conséquence, la femme devient interchangeable (Iseut la Bloie vient progressivement changée par Iseut aux Blanches Mains dans le cœur de Tristan), puisque ce qui est important, c’est d’inciter le désir. De Rougemont est conscient que, l’Amour dont il parle, est celui imprimé sur un modèle masculin et que ce sera ce modèle qui dominera notre culture. Cet idéal masculin exerce une action sur le corps réel de la femme à travers lequel la dame est abstraitement rêvée. La femme est conçue comme le lieu du désir, le corps du désir, et dans le rapport homme-femme, elle perd sa propre identité. Aux yeux de l’homme, la dame désirée est dépersonnalisée, elle perd sa nature d’individu pour être transfigurée dans la Dame Des Pensées. L’amour chanté par les amants peut se résumer comme «l’histoire de la métamorphose continue d’un objet qui ne s’est jamais stabilisé[84]». La femme des pensées de l’amour courtois ou la femme angélique de la lyrique qui succède sont des créations de l’esprit masculin. Or, de Rougemont souligne le scandale et le mystère qui apparaît au XIIième siècle:

on ne saurait trop souligner le caractère miraculeux de cette double naissance, si rapide: en l’espace d’une vingtaine d’années, naissance d’une vision de la femme entièrement contraire aux mœurs traditionnelles – la femme se voit élevée au-dessus de l’homme, dont elle devient l’idéal nostalgique – et naissance d’une poésie à formes fixes, très compliquées et raffinées, sans précédent dans toute l’Antiquité.[85].

Il est évident que cette vision de la femme ne reflète point la réalité puisque sa condition était une complète soumission à l’homme. Expliquer l’origine de cette élévation du féminin signifie comprendre la nouvelle sensibilité et l’imagination occidentale qui rompt, d’une certaine façon, avec l’antiquité. Le processus de surélévation de la dame conditionnera toute la poésie provençale, Guinizelli, Dante, Pétrarque, jusqu’au romantisme, à Novalis. Les racines de ce processus de désexualisation et de mystique élévation, explique de Rougemont, enfoncent dans le terrain du paganisme oriental et occidental et dans le catharisme (avec ses exigences de chasteté et sa mystique). Les cathares interprétaient la figure de Marie comme symbole de la Lumière salvatrice en opposition à la femme terrestre symbole des ténèbres (le culte de la Vierge Marie, dans le milieu catholique, sera une réaction, ou une appropriation, par l’Église du culte féminin des hérésies). À l’origine de cette élévation se trouve aussi: une autre hérésie, le gnosticisme, avec son principe féminin de la divinité, la Pistis-Sophia; l’élan des manichéens de l’âme vers la Lumière qui au IIIième siècle se propage de l’Inde à la Bretagne; ensuite, il y a les restes de la religion druidique païenne où la femme occupait une place divine. Selon les Druides, elle était un être divin et prophétique et cette conception se lie à la dialectique platonicienne de l’amour. Éros a pris les apparences «de la femme, symbole de l’au-delà […] qui nous fait mépriser les joies terrestres[86]». La confluence de toutes ces hérésies avec les principes féminins païens hérités donne le jour à la Dame (Domina) qui inspirera les troubadours provençaux. Le succès que cette théorie acquiert au sein de la société féodale subit une certaine variation car sa signification cachée était le fruit d’une élaboration hérétique secrète. Au lieu de garder la valeur mystique et ses origines, la société féodale assigne ses plaisirs à la doctrine en la dénaturant. Cette dénaturalisation des valeurs, que de Rougemont appelle dégradation, est perceptible dans la transformation même que la figure féminine assume progressivement. C’est-à-dire que, si le stéréotype de la Dame, consacré par notre littérature, apparaît encore aujourd’hui comme un processus d’abstraction du féminin chez les hommes, sa finalité détournée change en profondeur. On a vu que chez les cathares, la femme représentait la Lumière et donc la voie inductive pour rejoindre la vraie vie. Après la croisade contre les Albigeois, l’hérésie pénètre dans la lyrique troubadouresque en lui donnant sa rhétorique. Le stéréotype de la femme qui sort de cette production subira lui aussi, comme le mythe de Tristan, la lente mais progressive démocratisation en perdant «ses vertus esthétiques et sa valeur de tragédie spirituelle[87]».

L’analyse de Rougemont offre un bon argument de réflexions: le stéréotype de la femme, soit en ange soit en puissance érotique, exerce une force active qui amène au désirable. La distance entre la femme réelle et son abstraction est encore aujourd’hui gardée dans sa force persuasive bien qu’elle ait perdu son caractère spirituel. Dès le XIVième siècle, la littérature courtoise «s’est détachée de ses racines mystiques; elle s’est alors trouvée réduite à une simple forme d’expression, c’est-à-dire à une rhétorique[88]». Automatiquement, cette rhétorique tendait à idéaliser les objets qu’elle décrivait en les profanant. La figure de Béatrice, par exemple, représentait un désir qui conduisait à de profondes aventures dans l’au-delà, elle dominait le désir masculin d’embrasser d’autres mondes. Dans la société moderne, cette tension vers la femme est conservée mais conformée par de nouveaux paramètres où sa finalité s’épanouie non pas dans une pensée édifiante mais dans une didascalie publicitaire. Précédemment, l’irréalité de l’image féminine était créée par la parole poétique (Iseut, Béatrice, Laure) avec toute sa force de signification. La figure féminine conçue aujourd’hui à travers les techniques visuelles néglige la parole et produit un effet trompeur de la femme. En effet, la reproduction visuelle de la dame, si, d’un côté, elle donne une image réelle et possible de la femme rêvée (car elle assume un impact visuel), de l’autre, elle devient encore plus inaccessible. Présentée comme un objet facile à posséder, puisque observable, l’action qu’elle provoque dans la psyché masculine est une discordance vertigineuse entre fantaisie et réalité. La femme proposée par les voies médiatiques, cache une aspiration, un désir vidé des significations morales et idéales, sans aucun but. Quand de Rougemont cherche les sources religieuses de l’élévation féminine il semble ne pas expliquer exhaustivement la raison pour laquelle se réalise cette élection symbolique (désormais dégradée) encore en vigueur. En effet, la création de ce mécanisme d’idéalisation génère un hiatus entre la réalité sociale et l’imaginaire impossible à ignorer. Expliquer cet écart signifie trouver une réponse d’abord sociale puis culturelle. En analysant ce processus, Armanda Guiducci cherche à donner une justification en termes psychanalytiques à l’opération d’élévation féminine[89]. Dans la mystique hérétique arrivée de l’Orient et aussi dans la littérature courtoise, il est possible d’apercevoir un processus de psychisme social: exalter la victime pour éviter ou apaiser le sentiment de culpabilité. Le processus de glorification est plus accentué et nécessaire, soit par la mystique soit par la poétique, quand sa finalité est d’occulter une dégradation sociale réelle. Les études de Frazer et de Freud ont démontré comment se vérifient souvent des réactions inconscientes du psychisme collectif à travers les rites, les mythes et les institutions culturelles. De la même manière, dans le psychisme individuel, il est possible de cerner un élan symbolique d’élévation féminine qui semble provoqué par le rapport avec la réalité qui assignait à la femme une infériorité culturelle, morale et spirituelle. Selon Guiducci, le sens de culpabilité collectif et le besoin individuel de sublimation sont nécessaires pour soutenir la vraie condition de la femme. La conséquence de ce processus est la triple transformation surnaturelle qu’elle subie: «abstraction (par rapport aux données historiques et réelles); élévation (négation de la dégradation); symbolisation par excès[90]».

Le drame de l’amour décrit par de Rougemont est perceptible dans l’écart qui se crée entre l’image et la réalité de la personne aimée. Cet écart donne de l’essor à la différente conception de l’amour pensé par les deux sexes. Par rapport à l’homme, la femme continue à souffrir un défaut d’amour à cause de son état remplaçable, elle vit le sentiment amoureux comme une menace de perdre l’amant, pour elle, l’interchangeabilité est plus difficile à appliquer. Grâce aux résultats des études commencées par Karen Horney, il est possible d’expliquer ce contraste d’amour entre les sexes à travers une réflexion sur les différentes structures entre la psyché féminine et celle masculine[91]. L’homme adopte une opposition entre lui et les autres que l’on retrouve dans l’égotisme masculin que de Rougemont cerne chez Tristan. La femme n’oppose pas son identité personnelle aux autres, mais elle se met en relation avec les autres. La crise du mariage, l’amour malade de l’Occident dénoncé par de Rougemont acquiert une dimension plus vaste car l’amour pathologique, narcissique, semble être autant enraciné dans le conditionnement de la structure mentale des occidentaux. L’amour positif ne peut pas être un idéal individuel mais implique une tension de l’être vers ce monde et, par conséquence, vers un rapport positif entre les hommes. L’amour de Tristan, l’amour-passion, traduit une exigence au singulier qui s’accomplit dans l’au-delà. L’objet désiré, complice de cette volonté, est l’élément qui encourage l’amant à une recherche spasmodique, angoissante, qui voit la mort comme son but final. Pouvoir apprécier la vraie identité de la personne aimée signifie appuyer le sentiment amoureux sur d’autres bases. Autrement dit, atteindre la nécessité d’un modèle en opposition à celui négatif dont parle de Rougemont et que nous sommes encore en train de vivre.

L’amour de Tristan et Iseut était l’angoisse d’être deux. Son aboutissement était la recherche d’une chute illimitée au fond de la Nuit. Pour atteindre cette finalité, il faut que «l’autre cesse d’être l’autre, donc ne soit plus, pour qu’il cesse de me faire souffrir, et qu’il n’y ait plus que “moi-le-monde[92]». Voici le résultat de l’union au sein de la passion: l’annulation de l’autre pour l’ascension personnelle. De Rougemont propose une alternative à cette modalité narcissique de l’amour pour l’amour qui domine l’Occident. Il oppose un modèle où l’amour pour l’autre est la condition intime essentielle. L’autre ne doit plus être considéré comme le miroir imaginaire dans lequel se reflète le désir de l’amant mais, au contraire, être accepté dans sa vivante intégrité. Il faut enraciner l’amour dans la présence de la personne aimée, dans le possible et le réel, dans la continuité du temps vécu ensemble. Ce modèle alternatif conçoit une différence de signification par rapport à celui représenté par Tristan: il est un amour positif, dans le sens où les hommes sont pas des victimes de la passion mais les responsables de leur propre volonté. Croire qu’être amoureux et aimer représentent la même condition est imprécis, c’est-à-dire qu’il n’est pas nécessaire d’aimer pour être amoureux. De Rougemont affirme que «être amoureux est un état; aimer, un acte. On subit un état, mais on décide un acte[93]». L’Amour avec une valeur positive est donc fruit d’une décision active, c’est choisir la vie, alors que l’amour de sens négatif, l’amour passion, c’est la refuser. À travers cette expression de volonté, de Rougemont avoue la possibilité de reformuler les bases du couple. L’amour sauvage se manifeste par le viol qui dénonce la preuve d’amour chez les barbares. «Comme la polygamie, [le viol] révèle que l’homme n’est pas encore en mesure de concevoir la réalité de la personne chez la femme. C’est autant dire qu’il ne sait pas encore aimer[94]». L’amour sauvage dont parle de Rougemont, dépersonnalise les relations humaines. L’amour qui se domine «ce n’est pas faute de “passion” (au sens de tempérament) mais c’est qu’il aime […], et qu’en vertu de cet amour, il se refuse de s’imposer, il refuse à une violence qui nie et détruit la personne[95]».

À la suite de ces affirmations, il semblerait que pour arriver à concevoir une nouvelle forme de relation entre hommes et femmes, il serait suffisant de détourner la passion. A ce propos, de Rougemont prévient en disant que «condamner la passion en principe, ce serait vouloir supprimer l’un des pôles de notre tension créatrice. De fait, cela n’est pas possible[96]». La passion, impossible à effacer, peut être maintenue. En effet, la passion se conserve dans la libre volonté d’accepter l’autre comme personne. En acceptant l’autre, la volonté de désirer de connaître l’autre tel qu’il est se perpétuera malgré les transformations que l’aimée (ou l’aimé) assumera au sein du temps. Voici comment le sens de fidélité acquiert toute sa force, car la fidélité:

c’est l’acceptation décisive d’un être en soi, limité et réel, que l’on choisit non comme prétexte à s’exalter, ou comme “objet de contemplation”, mais comme une existence incomparable à son côté, une exigence d’amour actif[97].

Selon de Rougemont, la fidélité conçue de cette façon n’est pas du tout une espèce de conservatisme, au contraire, elle est une forme de construction. Elle se distingue de la passion par le refus constant de subir ses rêves, par le besoin d’agir pour l’autre, une volonté de prise sur le réel qu’on cherche à dominer et non à fuir. Une telle fidélité fonde la personne car elle se manifeste comme une œuvre. Ainsi, continue de Rougemont, la promesse de fidélité introduit une chance de s’élever au plan de la personne. L’analyse du Roman de Tristan révèle que Tristan n’aime pas Iseut mais l’amour même, et au-delà de cet amour, la mort, c’est-à-dire la seule délivrance du moi coupable et asservi. Tristan n’est pas fidèle à Iseut mais à sa plus profonde et intime passion. Fidélité qui consume la vie et célèbre le moi impuissant et innocent. Le modèle alternatif d’amour au positif de Rougemont vers la fin de son essai est défini comme un modèle “chrétien”. Pourtant ce modèle n’est pas un retour ou un rétablissement de l’institution du mariage conçu par l’Église (où on gardait une inégalité spirituelle et morale entre l’homme et la femme). Dans le mythe de Tristan, le mariage canonique figurait comme un complice de la passion en l’attisant: l’obstacle qui empêchait aux deux amants de s’unir accentuait leur état amoureux. L’auteur, «dans toute sa pureté et sa Kierkegaardienne gravité[98]», nous le présente comme un modèle chrétien, mais il s’agit d’un vrai modèle opposé intéressé par un amour qui n’est pas pathologique. À travers une authentique reconnaissance de l’autonomie de la personne aimée seulement, sans sa transfiguration, il est possible d’aimer. La femme présentée par le mythe, l’Iseut désirée, est la dépersonnalisation de la vraie dame au service d’une propre et individuelle illusion. La passion ne rejoint pas la réalité de l’autre et n’aime que son image. Par conséquent, fonder le mariage sur l’amour passionnel semble antinomique car, au sein de cet amour, la femme (qu’elle soit présente ou absente) ne sera jamais que l’occasion d’une torture personnelle qui préfère, par sa distance, brûler de loin.

3 – La femme dans l’ouvrage de Jules Michelet

Dans le livre de Michelet, le thème de l’amour est soutenu par une conception de la femme que nous ne pouvons pas détourner. La figure symbolique qu’elle assume dans l’optique de l’auteur, oscille entre une inclination de la femme vue comme un être indulgent, forte (qui fait référence à celle de La Femme de la Révolution ou de La sorcière), et de la femme fragile et malade (figure prédominante dans L’Amour). Cette seconde figure sera la protagoniste implicite de tout l’ouvrage. Elle apparaît déchue et considérée comme l’élément invariablement faible, à cause de ses propriétés naturelles constitutives. L’auteur fait référence aux découvertes scientifiques afin de démontrer et de consolider ses thèses, en illustrant l’activité de la Nature sur son cycle vital. La femme, pour l’historien, s’identifie à la nature. L’attribut de faiblesse associé à la dame devient la raison première pour l’adorer et la sublimer. En la rabaissant, Michelet idolâtre la femme, la considère comme objet vivant, à protéger et à adorer.

Cette façon de considérer la femme n’est pas propre seulement à notre auteur, mais s’intègre dans une idée culturelle commune. La confiance dans la science caractéristique de cette époque, assigne à la médecine la fonction d’avouer la “vérité” sur la femme: sa condition physiologique, psychologique et sociale s’avère essentiellement faible. A la suite de ces découvertes, du développement industriel et de la montée sociale de la bourgeoisie, la femme sera enfermée dans un rôle comme celui d’ange du foyer[99]. Pour sa capacité d’abnégation qu’elle assumait entre les murs domestiques, l’homme lui attribue une forme de culte. En effet, plus d’un mari:

se met à lire le signe patent, aux yeux de Dieu et du monde, de la pureté tant physique que morale de sa femme, pureté à laquelle il devra son salut compromis par la souillure du négoce[100].

Une femme saine était considérée contre nature, les vraies créatures angéliques du foyer étaient nécessairement faibles et malades. Les indications de Michelet sont une série d’instructions pour soigner une créature perpétuellement souffrante. Michelet affirme que «la femme est sous le poids d’une grande fatalité. La nature favorise l’homme. Elle la lui donne faible, aimante, dépendante d’un constant besoin d’être aimée et protégée[101]». L’écrivain se fait thérapeute et partage avec les médecins leur autorité et leur savoir car «depuis la création de la chaire d’ovologie […], ils ont pu lire dans la mort, et des centaines de femme leur ont livré le suprême mystère d’amour et de douleur[102]». Les découverts des ovologues ont permis de détruire les accusations d’impuretés déclanchées par l’Église, mais elles ont aussi établi que la femme est une malade. Les conceptions misogynes de la classe bourgeoise sont ainsi scientifiquement fondées. Michelet s’engage à revêtir le rôle du médecin puisque il croit qu’il est obligatoire pour tous les époux respectueux de soigner leur propre femme. Le mal laïc individué chez les femmes ressemble étrangement à celui défini par l’Église bien que ce ne soit plus le prêtre mais le médecin qui le dénonce. Le portrait que l’historien donne de la femme est imprégné d’un sens sacré de dévotion, de laïque spiritualité. Par ailleurs, cette double propriété naturelle et spirituelle est présente aussi chez l’époux qui doit endosser pour sa femme les rôles de médecin et de prêtre. Plus précisément, l’époux s’applique à congédier toutes figures potentiellement déstabilisantes du couple. Dans le chapitre intitulé «Hygiène», Michelet affirme la supériorité de l’époux sur les médecins en ces matières délicates (l’allusion à la sexualité est évidente). Selon lui, un médecin ne fait pas trop attention et ne connaît pas bien la femme. Par contre, le mari fixe son puissant regard sur «l’objet aimé sans que rien puisse l’en distraire et qui le voit de part en part[103]». Michelet conseille à l’époux-médecin de rédiger discrètement un journal de tous les événements qui concernent la santé de l’épouse et d’être pour elle un confesseur. Seul celui qui la connaît dans son intimité la plus profonde, peut soigner le corps faible et l’âme délicate de cette créature. Pour bien définir la figure de la femme Michelet choisit Andromède. C’est à une sculpture de Puget que l’historien fait référence: Andromède est petite, sans aucune forces, elle a «la taille d’une enfante avec les formes d’une femme[104]». Selon Michelet, elle est le prototype de femme apte à être mariée et par conséquent à aimer. Une jeune fille épuisée, d’extrême faiblesse peut bien accomplir ce rôle car, dans son état, elle s’abandonnera totalement à son époux. L’exaltation de la femme victime de la nature, malade, passive lui donne un certain charme et un fort pouvoir de séduction sur l’homme. La femme s’identifie avec la nature en se rattachant ainsi au thème central mythique, dont Jung parle, de l’identification de la Terre et de la Femme, de la Terre et de la Mère[105].

L’Amour accueillit une figure de la femme qui vient s’exprimer à travers la nature. Le temps de la femme est lunaire, son destin est le sang. Temps et sang assignent au cycle menstruel la fonction de scander la vie de la femme. Roland Barthes insiste sur l’importance dans toute l’œuvre de Michelet du sang, de «cet élément cosmique homogène qui travers tout les corps, sans rien perdre de son universalité[106]». L’historien voit toujours dans la femme le sang. Pour Michelet la vue du sang est «un véritable traumatisme – physique ou existentiel – dont il tire, comme toujours, une nouvelle organisation de l’univers[107]». L’homme, sans crise biologique et sans renouvellement, ne participe pas au temps rythmique de la nature mais il reste lié à la quotidienneté, son temps est «sidéral, […] sans rapport avec la transmutation des grands éléments[108]». Par contre, la femme à travers sa crise mensuelle est réglée comme la Nature. L’homme trouve son temps cosmique par l’Histoire, la femme représente «la clef du temps, elle est sibylle, fée, religion[109]». Par conséquence, si les théogonies avait fait de la menstruation un motif de condamnation, Michelet en fait un signe de débilité physique, mentale et morale. Grâce à cette maladie mensuelle la femme devient capable de laver les péchés du monde, elle devient la salvatrice du monde. On pourrait dire que la religion chrétienne semble remplacée par une divinisation de la femme laquelle, avec sa douleur et sa “Passion”, répète avec un rythme naturel la sacrifice de Christ. Or, si le sang de Christ est masculin dans le sens qui opère une certain historicisation de sa vertu purificatrice, le sang de la femme est universel et féminin comme la Nature. Ce n’est pas possible définir temporellement son principe purificatoire car fonde ses origines dans l’éternité sans temps. Toutes les découverts scientifiques, les ovologues et les embryologues cités (Négrier, Baër,Coste, Garbe, Pouchet) paraissent convoqués dans l’ouvrage de Michelet que pour donner un sens bienveillant au sacré de la femme. L’historien avoue que:

ce que le moyen âge insultait et dégradait, appelait impureté, c’est précisément sa crise sacrée; c’est ce qui la constitue un objet de religion, souverainement poétique. L’amour l’avait toujours cru, et l’amour avait raison. La sotte science d’alors avait tort[110].

 

C’est possible apercevoir du sacré aussi par la grossesse et l’accouchement où l’homme est invité à adorer son épouse enceinte, ce «globe divin qui contient le monde inconnu; […] si jamais on dut respecter un accès de religion, à coup sûr, c’est celui-ci[111]». Après neuf mois l’homme sera récompensé de son adoration puisque le divin et “mystérieux globe” lui donnera la révélation suprême. Il ne s’agit pas de l’enfant qui vient de naître mais plutôt la vue de la matrice après l’accouchement. Michelet conseille aux époux de contempler l’émouvant anatomie de la femme représentée par la matrice fourbue. Selon lui, celle-ci est considérée comme symbole du commencement suprême «le grand mystère de la génération[112]». La matrice saignante est l’origine non seulement du monde mais au même temps de l’amour. En raison de la visibilité de cette organe l’amour devient observable, en effet, il écrit que l’amour est chose visible. A ce propos dans une autre ouvrage, Michelet développe un parallélisme avec l’adoration du sacré-cœur pour remarquer la sacralité de la femme après l’accouchement[113]. A son égard les femmes auraient été très sensible au cœur saignant du Christ car métaphore de leur propre sexe qui subi «incessamment l’éternelle blessure de l’amour[114]».Michelet en repensant au caractère divin de la matrice il propose une morale que se différentie de celle chrétienne à travers la substitution des souffrances de Christ par la douleur de la femme. La centralité que le monde “intra-utérin” acquit dans l’œuvre de Michelet est strictement liée à l’intimité du foyer que la femme représente. Durand constate que l’image de la maison est dominé au schéma de l’intimité, au profondeur féminin. Le monde utérin, sacré, peut se transposer et incarner le monde intime du foyer où la femme en représente le symbole pure[115]. La circularité du sang, du flue pure qui traverse tous les corps, la cyclicité mensuelle de la “blessure” menstruelle, la matrice saignante après l’accouchement tournent au tour du foyer: ventre sacré de la vie conjugal. C’est à travers ce mouvement, ce cercle, que Michelet perçoit le rôle de la femme maîtrise de la maison en admirant sa fonction.

En s’appuyant sur éléments physiologiques et sur argumentations scientifiques, Michelet accoste la figure de la femme plus au monde réel. La plus part des sources de l’auteur viennent de la confiance avec laquelle ses amis et d’autres personnes ont lui révélé leur vie intime. Cependant, comme il souligne, «ces matériaux […] m’auraient peu servi» s’ il n’avait pas «largement puisé dans les livres des médecins et dans leur communications verbales, infiniment instructives[116]». Ce que l’historien aperçoit à travers l’enseignement des médecins est le caractère intimement humaine de leur domaine. Leurs découverts dans «les choses de la matière ont donné à la voix du cœur une confirmation admirable. L’histoire naturelle a parlé comme la morale elle-même. La nature a dit comme l’âme[117]». C’est à partir de la perception d’un dogme fortement spirituel caché à l’intérieur du rationalisme médical que Michelet élabore sa figure féminine. Si le mariage est présenté thérapeutique, la fonction de la femme semble être faite pour souffrir, «la femme est née pour la souffrance. […] Pour donner à l’amour infini son plaisir il faut qu’elle souffre dans sa chair. Combien plus, grand Dieu[118]». Dans l’épouse malade et pure il transparaît un sort de pitié mais au même temps un charme érotique

Suite à l’esquisse concernant l’évolution sémantique du mariage vue dans la première partie du chapitre, il est possible de définir le déroulement de cette institution et d’ouvrir a quelques considérations.

La nature juridique du mariage moderne est fondée sur le droit romain. Ce dernier considérait le mariage comme un moyen permettant d’officialiser en publique un acte privé, à des fins politiques Il en a été de même durant le Moyen-Âge, quand la société féodale constituait ses alliances sur la base de cette institution. Dans la même période deux événements se manifestent. D’un côté, on assiste à la naissance de notre littérature, à travers les troubadours, lesquels développent un amour intimement passionnel qui s’oppose au mariage. De l’autre, une nouvelle force se crée au sein de la société féodale: la bourgeoisie. Les troubadours, à travers leur rhétorique, définiront le code amoureux. La bourgeoisie changera les paramètres sur lesquels la société se établissait. Parmi ces changements, la bourgeoisie et l’esprit humaniste faciliteront la confluence du sentiment amoureux dans le mariage. Denis de Rougemont montre comment cette alliance amour-mariage est antithétique et il refuse une union qui s’appuie sur la conception passionnelle de l’amour. Par contre, Michelet concilie les sentiments individuels des deux amants dans la communion du couple. La thèse de l’historien se révèle irréalisable car la référence reste toujours l’amour courtois. Le mariage moderne apparaît ainsi contradictoire et il est vécu comme une volonté de se conformer à la morale commune en publique mais tout en la transgressant en privé. Pour rétablir une véritable union, on aurait besoin de fonder celle-ci sur des critères différents, comme le conseille de Rougemont. Il est remarquable que les deux interprétations accordent à la femme une fonction considérable mais qui se détache de sa condition réellement vécue. L’imaginaire masculin crée un prototype féminin afin de poursuivre son idéal amoureux. Dans une seconde partie, nous analyserons la position de la femme vue par nos deux auteurs.

 

3. Chapitre | Amour et Roman: Un Mariage en letterature?

La troisième partie de ce travail est dédiée au genre et à la forme romanesque. Depuis ses origines, le roman est le seul genre littéraire qui, sans l’hypothèque classique, est capable d’aborder plusieurs arguments. Son caractère protéiforme permet au roman de se mélanger avec d’autres genres et d’assumer ainsi des fonctions communicatives appartenant normalement à d’autres formes du discours. Parmi les différentes thématiques, le genre romanesque conduit souvent à des fictions d’aventures amoureuses car l’amour et la passion se trouvent au cœur même de l’aventure romanesque.

En premier lieu, nous chercherons les raisons pour lesquelles le roman et l’amour établissent un lien dans l’univers littéraire. En second lieu, nous analyserons la théorie de Denis de Rougemont relative à la démocratisation du mythe de l’amour en littérature. Pour terminer, nous essayerons une nouvelle lecture de L’Amour de Michelet à la lumière des réflexions que nous aurons développées au sein de notre recherche.

1 – Recherche diachronique de l’essence du Roman

 

 

L’analyse effectuée dans la première partie de cette étude aboutit à une constatation qui peut être résumée par l’axiome Amour et Mort. La force de ce binôme réveille dans la conscience humaine les sentiments les plus profonds et conduit l’âme à l’écoute inavouable de son côté tragique. Sa puissance caractérise le trait infaillible d’un processus qui abandonne l’être humain à un état passionné et qui le prédispose à l’illusion romanesque. Comme souligne de Rougemont en ouverture de son livre, «l’amour heureux n’a pas d’histoire. Il n’est de roman que de l’amour mortel, c’est-à-dire de l’amour menacé et condamné par la vie même[119]». Effectivement, à moins de vouloir négliger toute une partie de la production littéraire occidentale, cette affirmation n’est guère discutable car il est facilement remarquable que l’amour mortel représente le sujet «universellement émouvant dans nos littératures[120]».

Notre attention s’est donc concentrée sur l’analyse du grand mythe européen de l’amour, le Roman de Tristan et Iseut. Ce mythe nous a permis, d’un côté, d’établir certaines relations et réactions constantes qui se développent entre les amants et, d’un autre côté, d’avouer le lien morbide entre la passion d’amour et la mort. De Rougemont interprète le succès prodigieux du Roman de Tristan comme le fruit de la naturelle prédilection des Occidentaux à parcourir des voies douloureuses pour parvenir à la connaissance suprême. Le mythe de Tristan s’inscrit dans la plus large attitude culturelle occidentale qui s’alimente du rapport clandestin entre la souffrance et le savoir. De Rougemont définit le romantique occidental comme «un homme pour qui la douleur, et spécialement la douleur amoureuse, est un moyen privilégié de connaissance[121]». Le bonheur des amants ne nous intéresse que par l’attente d’un prochain malheur qui prédispose le lecteur à la compréhension et permet au roman de progresser. La passion est une tension rebondissante vers le futur, c’est l’aventure, et l’aventure est roman. Ce que les Occidentaux aiment, c’est le roman, forme littéraire donnant voix à la passion et prolongeant l’intensité du malheur jusqu’à la mort.

Le roman articule les sentiments inavouables dans une rhétorique conventionnelle qui permet leurs extériorisations. Nous admettons vouloir la passion et le malheur à condition de les adapter aux canons établis et de ne jamais l’avouer directement. Le rapport qui se développe entre le roman et la passion amoureuse est l’aboutissement d’une complicité thématique et stylistique.

Nous avons déjà eu l’occasion de remonter à l’interaction entre la culture provençale du Midi et celle du Nord et d’apercevoir dans le roman breton (Lancelot, Tristan et tout le cycle arthurien) la transposition des règles de l’amour courtois. La rapide adaptation des préceptes provençaux dans le Nord de la France, explique de Rougemont, a été possible à travers le fond culturel celtibérique que la doctrine de l’amour courtois a trouvé dans cette région. Dans les aventures merveilleuses rédigées par les trouvères, tous les éléments (même les variantes ajoutées) conduisent à une démarche artistique détournée et acquièrent une signification fondamentalement allégorique. Les poètes du Nord traitent un thème nouveau par rapport aux troubadours, la faute d’amour[122]. Les œuvres des trouvères «ne sont pas des poèmes d’amour, comme on le répète, mais de véritables romans[123]» où les aventures de deux amants sont déterminées par un destin néfaste et inamovible. L’écart sémantique et formel qui s’installe entre les poèmes provençaux et la production littéraire du Nord se creuse car les romans, au lieu de ne parler que de l’élan viscéral de la passion, se consacrent à la description de la trahison de l’amour. A cause de cette faute, de la profanation toute matérielle et physique de la femme réelle, les protagonistes sont obligés d’errer et de subir des punitions tout au long du récit. Il s’ensuit que, afin de dérouler les péripéties qui alternent dans la narration, la forme romanesque est préférée à la simple chanson.

Selon De Rougemont, la raison de la formation d’un genre nouveau, le roman, est attribuable à cette nouvelle exigence spirituelle, cette tragédie intérieure qui conduit les amants à la mort. Par conséquent, l’amour mortel, l’histoire et l’aventure amoureuse, deviennent le «cœur des romans, et fait de ce trait la tendance constante du genre[124]». Le roman représenterait donc l’aboutissement littéraire d’une inclination émotive produite par les conjonctures historiques du XIIième siècle.

Au contraire, les spécialistes des lettres ne croient pas qu’un genre littéraire puisse naître et se développer comme un organisme vivant en vertu d’une volonté donnée à un moment précis. Ils soutiennent l’idée que son évolution progressive est liée à plusieurs occurrences. Dans la préface à un recueil d’études romanesques, Daniel-Henri Pageaux écrit que l’histoire du roman pourrait être envisagée comme la réflexion concernant «une suite de rencontres entre une structure et un imaginaire dans une conjoncture précise[125]». En dépit de cet aspect structurel et formel du genre romanesque, de Rougemont consacre uniquement son analyse à l’interprétation de l’imaginaire poétique des troubadours, la démarche historique de la matière occitane, à l’argumentation de ses hypothèses sur la relation entre le catharisme et la poésie courtoise. En s’appuyant sur ce rapport religieux – littéraire, il explique la naissance du roman par une interprétation toute spirituelle. Il ne considère pas ce genre dans son autonomie et ne dévoile son existence qu’en fonction de la valeur passionnelle exprimée. Il s’ensuit qu’il ne développe pas suffisamment la raison proprement formelle pour laquelle le roman, en tant que genre, serait le délégué littéraire de la passion. De plus, en suivant son interprétation, nous aurions tendance à croire que le genre romanesque voit le jour dans l’univers littéraire médiéval et que de Rougemont aurait facilement résolu le problème relatif à son origine. Evidemment, circonscrire l’origine du roman à cette époque et à une nécessité morale semble trop réducteur et limite fortement le champ d’étude.

Par conséquent, afin de mieux comprendre la relation entre le romanesque et la matière amoureuse proposée dans L’Amour et l’Occident, et s’ouvrir à une nouvelle lecture de l’ouvrage de Michelet, il est utile d’approfondir davantage le discours sur le roman. Nous chercherons à cerner le caractère constitutif de ce genre littéraire afin de comprendre la raison pour laquelle il se lie bien avec le thème de l’amour. Pour entreprendre cette recherche, nous mettrons en relation le roman avec l’épopée. Il s’agit d’une action délicate, mais elle met en relation deux modalités littéraires qui appartiennent à la même grande typologie expressive, le régime narratif. Dans le cadre de notre étude, cette opération nous permettra de dévoiler la condition infiniment tragique du cœur occidental en parcourant une voie différente de celle de Rougemont.

Les interrogations concernant l’analyse des textes littéraires et leurs classifications semblent traduire l’exigence plus profonde de pouvoir distinguer pratique artistique et pratique non artistique. Autrement dit, la recherche de catégories pour classer les textes peut être assimilée au problème de la définition et délimitation du champ de la littérature. D’ailleurs, l’élaboration d’une théorie des genres exprime indirectement la volonté de faciliter cette individualisation et de mieux cerner la spécificité des Lettres. C’est pour cette raison qu’en Occident, les discours sur les genres littéraires ont toujours intéressé les grands penseurs.

A la fin de l’époque moderne, lorsque les conditions favorables au développement et à la prise de conscience du roman sont réunies, plusieurs penseurs s’efforcent de chercher l’essence même de ce genre. À cet égard, dans la dernière partie de son Esthétique (publiée en 1835), Hegel aborde le thème de la Poésie et dédie à l’épopée une section très longue qui termine avec une courte réflexion sur le roman. Il écrit:

Il en est tout autrement du roman, de la moderne épopée bourgeoise. Ici d’abord apparaissent toute la richesse et la multiplicité d’intérêts, des situations, des caractères, des relations de la vie, le fond vaste d’un monde tout entier, ainsi que la représentation épique d’événements. Ce qui manque au roman cependant, c’est l’état général, originairement poétique, du monde, d’où procède la véritable épopée. Le roman, dans le sens moderne du mot, suppose une société prosaïquement organisée, au milieu de laquelle il cherche à rendre, autant qu’il est possible, à la poésie ses droits perdus, à la fois quant à la vivacité des événements, à celle des personnages et de leur destinée[126].

 

A cause de sa forme non poétique et sans origines nobles, le roman ne pouvait pas obtenir une forte attention dans la construction esthétique hégélienne. Hegel considère l’épopée comme la forme authentique, le genre qui va instaurer la littérature, l’identité nationale, grâce «à une poésie chorale, impersonnelle, et surtout totalisante[127]». Par contre, le roman est considéré nécessairement comme la forme secondaire, condamnée à la fragmentation de la vie privée qui caractérise la société moderne. Dans la nouvelle société, ni la poésie épique, ni la grande tragédie ancienne, où les héros personnifiaient la force collective et ses qualités éthiques, ne sont possibles. Ce qui manque au roman pour saisir l’objectivité que dépeint l’épopée, c’est le caractère poétique du monde où l’action individuelle est unie à la totalité d’une culture. D’après le philosophe allemand, la société contemporaine ne se distingue plus, comme dans l’épopée homérique, par ses liens harmonieux, mais par sa division. L’organisation et la mécanisation de l’État moderne sont désormais incompatibles avec la dimension épique. A présent, l’opposition, pacifique ou violente, entre le moi et le monde tendra à occuper le champ théorique du roman.

Un autre critique, Lukacs, du même avis que Hegel, dans son essai intitulé La Théorie du Roman (publié en 1920) contribue à souligner la discordance constitutive entre le héros et le monde qui caractérise le roman. Du moment que l’individu ne peut pas retrouver la communion qui prévalait dans la culture antique (résumable par la triade: individu, collectivité, dieux) la conscience moderne reste déchirée. Le roman est le témoignage concret de cette lacération où le protagoniste, un personnage problématique, va dans le monde «pour apprendre à se connaître», et il recherche «des aventures pour s’éprouver en elles et, par cette preuve, donne sa mesure et découvre sa propre essence[128]».

Les thèses de Hegel et de Lukacs renvoient à une époque et à une production artistique précise (l’accomplissement de la société bourgeoise depuis le XIXième siècle), cependant, nous pouvons extraire de ces deux considérations une donnée de valeur métahistorique. Comme dans l’épopée et dans la tragédie, le roman parle des rapports entre l’homme et le monde. Par contre, si dans l’épopée et dans la tragédie se remarque une certaine contiguïté entre les personnages et l’univers, dans le roman la séparation entre eux est considérable. Ici, on se demande si l’homme doit s’opposer au monde pour défendre un idéal, s’il doit s’engager afin d’y rétablir l’ordre, ou encore, s’il doit chercher le remède à sa fragilité. C’est pour une telle raison que, comme l’explique Thomas Pavel, le roman a toujours préféré une thématique comme l’amour ou la formation du couple. En effet, si dans «l’épopée et dans la tragédie le lien entre l’homme et son prochain est donné pour sûr, le roman, en parlant de l’amour, réfléchit sur l’instauration de ce lien dans sa forme la plus intime[129]». L’aventure amoureuse fait glisser la problématique relationnelle d’une perspective collective vers une perspective individuelle.

En d’autres termes, à travers l’analyse des rapports privés le roman se constitue comme une des voies par lesquelles l’homme peut prendre conscience de sa condition et de son destin. En pénétrant dans l’imaginaire émotif du héros nous trouvons une aide et en même temps une révélation de notre condition. Le roman devient alors «une maladie[130]» du roman, dans la mesure où on peut considérer pathologique la tentation du lecteur à rentrer dans d’autres vies pour interpréter la sienne. Si on emploie les mots de René Marill Albérès dans un sens strictement eschatologique, nous pouvons avouer que le roman «est un substitut de la mort: [car] il veut fixer une destinée, quelle qu’elle soit, mais la fixer enfin[131]». Destinée tragique, qui célèbre Eros et l’aspiration à la parfaite fusion éternelle des amants unis dans la mort.

L’amour représente la thématique fondamentale du roman car il est l’élément principal dans l’économie générale de ce genre. Il est un topos capital, «un agencement formel essentiel, […] forme tout autant que matière. L’Amour, mais aussi l’aventure[132]». On pourrait dire que le roman est la combinaison de ces deux thèmes puisqu’il s’agit d’exposer par un récit des amours contrariées. A cet égard, il est intéressant de considérer le célèbre traité de Pierre-Daniel Huet. Son texte se distingue par la qualité des informations qu’il nous livre et par l’habileté du théoricien à définir certaines données essentielles, il écrit:

«Ce que l’on appelle proprement Romans sont des fictions d’aventures amoureuses, écrites en prose avec art, pour le plaisir et l’instruction des lectures. Je dis des fictions, pour les distinguer des histoires véritables. J’ajoute, d’aventures amoureuses parce l’amour doit être le principal sujet du Roman[133]».

 

Huet ne se sent pas lié à la tradition aristotélicienne et donne une définition précise et circonscrite du genre romanesque. A coté de la partie qu’il dédie aux normatifs et à l’instruction de la morale, un développement central et exclusif dans son texte est consacré à l’amour. Les interrelations affectives et individuelles des personnages du roman caractérisent son originalité. L’attention que le théoricien consacre à la thématique amoureuse et qui le conduit à placer les histoires d’amour au cœur du roman, est le fruit de la connaissance qu’il a de la tradition romanesque ancienne. En effet, ce que les critiques modernes appellent roman grec est tout d’abord un roman d’amour et d’aventure, c’est-à-dire, il est «littéralement passion[134]». Cette passion s’incarne «en deux forces surnaturelles qui structurent l’histoire: Eros, l’Amour, et Tuchè, la Fortune[135]». Ces deux divinités produisent les événements qui constituent la narration et ils structurent le roman. Le rôle qu’ils jouent dans le déroulement de l’intrigue est en opposition car, si l’Amour définit la force centripète qui domine le récit, la Fortune représente la force centrifuge. Cette opposition est encore plus remarquable par la caractérisation des personnages qui sont répartis en deux groupes. Le premier sous l’influence d’Eros, le second sous l’effet de Tuché.

L’Amour se rencontre à l’ouverture de l’histoire pour garantir la condition romanesque et parce que Eros exige un récit amoureux, car, le dieu de l’Amour a «des goûts romanesques[136]». A cet égard, les premières pages du roman de Chariton nous montrent bien la prédilection d’Amour aux combats, la préférence à former «un couple hors pair» et «aux réussites imprévues[137]». Pour satisfaire sa disposition au romanesque, Eros n’hésite pas à organiser rencontres et actions qui conditionnerons la technique narrative.

La Fortune agit dans le déroulement de l’histoire comme la force de dispersion des protagonistes. Les amants sont séparés l’un de l’autre et obligés à errer séparément tout au long du roman. Les aventures des héros élaborées par la Tuché peuvent se lire comme une série de répétitions stéréotypées qui se retrouvent d’une histoire à l’autre: la tempête et le naufrage, la fausse mort, les rivalités en amour.

Ce qui nous intéresse dans l’interaction de ces deux forces, c’est d’observer une véritable prédisposition d’Eros au romanesque, une inclination à l’aventure qui atteste un lien primordial entre l’amour et le roman. La véritable innovation du roman grec est d’assigner à l’amour un rôle capital à l’intérieur de la structure du texte et de le considérer comme l’expérience décisive dans l’existence humaine. Par conséquent, nous pouvons considérer les romanciers grecs comme «les héritiers de toute la tradition érotique, qu’ils la transmettent à leurs successeurs après l’avoir quelque peu infléchie[138]», et donc, mieux comprendre la citation de Huet. La naissance de l’amour entre les amants et, par la suite, l’élaboration même du roman, sont le fruit d’une prédestination divine qui renvoie aux spéculations philosophiques platoniciennes. Platon, à travers le concept de l’immortalité de l’âme, avait réinterprété le concept du bouleversement amoureux. Dans Phèdre, il explique qu’au moment où les hommes rencontrent la beauté de l’aimée, leur âme se souvient du temps passé quand elle vivait en contact avec la vérité et, instinctivement, elle cherche à la récupérer. La monomanie, la concentration de toutes les énergies vers l’objet aimé, dérive de cette volonté inconsciente «à fondre les deux individualités pour répondre à un besoin primaire d’infini[139]», et revenir à la vérité originaire. De Rougemont ne perçoit pas dans toute son intégralité l’influence du roman grec sur le roman moderne et il ne considère pas combien celui-ci conditionnera les conceptions occidentales de l’amour.

2 – La passion romanesque de Rougemont et la chute du Mythe de Tristan

Dans une section de son essai intitulée Amour du roman, Denis de Rougemont rend compte d’une intéressante observation relative à la magie romanesque. Il écrit que dans le dialogue intime qui s’installe entre le romancier et le lecteur, nous pouvons percevoir une sorte de complicité profonde entre eux. Cette complicité correspond à une volonté de continuer la narration, c’est-à-dire que le roman rebondit. En effet, le roman de Tristan et Iseut ne manque pas une occasion de glorifier la vertu de ceux qui s’aiment et s’opposent aux institutions sociales afin d’augmenter la soif romanesque des lecteurs. De même, les deux lois qui entrent en jeu dans le roman, la morale féodale et le code courtois, ne sont suivies par l’auteur qu’afin de lui permettre de prolonger le récit. L’observation rapportée est utile car elle permet de révéler une qualité essentielle du rapport narratif mais, en soi, elle ne permet point d’expliquer le processus de volonté romanesque qu’il dévoile. Toutefois, cette observation amène au cœur d’une énigme qui déborde le cas spécifique de notre mythe et qui est résumable en deux questions capitales: pourquoi faut-il un roman? Et plus exactement, pourquoi ce roman en particulier?

Le lecteur d’un ouvrage scientifique ou d’un ouvrage qui se détache de la sphère purement littéraire, est conscient que le déroulement des faits dans l’œuvre ne dépend ni de son désir ni de la force imaginative de l’auteur. Au contraire, dans le cas d’un conte, le développement du récit sera tout à la faveur de la composante fantastique. Entre ces deux limites, il se trouve plusieurs niveaux de crédibilité que le lecteur assume par rapport à ce que l’ouvrage établit. Autrement dit, on pourrait affirmer que, dans une œuvre, la vraisemblance dépend «de la nature des passions qu’il veut flatter[140]». On acceptera donc tous les artifices du créateur, et «les entorses qu’il fait subir à la “logique” d’observation courante, dans la mesure exacte où ces licences fourniront les prétextes nécessaires à la passion que l’on désire éprouver[141]». Par conséquent, la vraie nature d’une œuvre se définit par les astuces que l’auteur utilise et que nous acceptons de supporter car on partage ses finalités.

Dans l’analyse du roman de Tristan, nous avons constaté qu’un certain nombre d’obstacles sont placés dans la narration comme des ruses fort calculées. Or, à la suite des remarques de Rougemont, il résulte que les obstacles adoptés par l’auteur du roman de Tristan peuvent «révéler la vraie nature de l’œuvre, [donc], la vraie nature de la passion qu’elle met en jeu[142]». Les événements qui sont racontés ne représentent que des images capables d’articuler la projection d’une exigence plus profonde. Le sujet principal de la légende est la séparation des amants au nom de la passion issue de l’amour, et son but est d’exalter le désir amoureux, de le transfigurer dans le tourment délicieux de la mort.

Selon de Rougemont, ce sont des nécessités toutes spirituelles issues des conjonctures historiques du XIIième siècle, qui ont déterminé la naissance du mythe de l’amour-passion et, par la suite, d’un nouveau genre littéraire. La fonction du roman est d’ordonner, dans le cadre socialement reconnu de la littérature, la passion qu’il veut exprimer. Le roman répond à une exigence mythique, c’est-à-dire au besoin d’affirmer ouvertement certaines forces intérieures que la morale et la logique communes n’acceptent pas. Cependant, l’écrivain suisse soutient que si les liens sociaux qui avaient tissé les énergies symboliques du mythe se dissocient, le mythe, au sens propre du terme, cessera d’être tel qu’il est. C’est pourquoi ce qu’il aura perdu en force contraignante se retrouvera en «influence souterraine et en violence anarchisante[143]» dans son nouveau masque dégradé, la littérature.

Nous sommes ainsi conduits au cœur de la problématique concernant le délicat rapport des mythes avec la littérature. Les mythes imprègnent la littérature, mais la relation qui s’établit entre ces deux entités n’est pas facile à définir. De Rougemont croit que «lorsque les mythes perdent leur caractère ésotérique et leur fonction sacrée, ils se résolvent en littérature[144]». Cependant, il est utile de remarquer que «le mythe et le langage sont en contact perpétuel et réciproque, ils se portent et se conditionnent l’un l’autre[145]». Dans certains cas spécifiques, il est possible d’observer la transformation de quelques mythes en épopée, et même en roman, mais construire une séquence rigide composée par la formule mythe / épopée / roman n’est point appropriée. Par conséquent, avant de suivre la progressive démocratisation du mythe de Tristan dans la littérature occidentale que Denis de Rougemont propose, il est utile de chercher à comprendre la réponse du macrocosme littéraire face au mythe.

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L’expression mythique assure la transmission de l’événement qu’il raconte mais aussi constitue un certain mode de transformation de cet événement. Etudiant la mythologie indo-européenne, George Dumézil a conduit une série de comparaisons et d’études qui concernent le mythe et ses transformations. Par exemple, en partant de la transposition romanesque d’un mythe romain d’initiation écrit par le jeune Horace, il reconstruit des légendes irlandaises et indiennes. Dans un autre travail, il a mis en relation un mythe islandais du XIIième siècle, transmis par l’érudit Snorri Sturluson, avec l’histoire du roi Hadingus contenue dans l’ouvrage Gesta Danomur de l’écrivain Saxo Grammaticus. Sans entrer dans les détails anatomiques des ouvrages, il est intéressant de constater que les deux utilisent la même structure à part une sensible variation. Chez Snorri la structure narrative est courbée sous la pression d’un point de vue religieux tandis que, chez Saxo, elle est conditionnée par une perspective toute littéraire. Dumézil montre que le roman peut être interprété comme «une structure littéraire dérivée de la structure religieuse du mythe[146]». Nous assistons donc à la «substitution d’une intrigue psychologique, toute personnelle, à un récit de valeurs sociales, où les événements personnels […] n’étaient que le contrecoup d’événements et de changements collectifs[147]». Le roman est perçu comme une intériorisation individuelle de ce qui, dans le mythe, est collectivement conçu comme extérieur aux personnages et force constitutive d’un groupe social stable.

Avec une démarche inverse mais parallèle, Lévi-Strauss suit les transformations du mythe (celui de Cimidyuë, chez les Indiens Tukuna), au long de ses versions et transcriptions successives. L’anthropologue note que le mythe, lors de son évolution, se dégrade dans une multiplicité de sérialités et dans une exténuation du récit mythique originaire. Tout se passe comme si le message du mythe reflétait «le procès dialectique dont il est issu» pour se décliner dans «une dégradation irréversible depuis la structure jusqu’à la répétition[148]». Ce processus est considéré comme analogue aux reprises des romans-feuilletons modernes, dont le degré d’inconsistance d’esprit est proportionnel aux réduplications sérielles que la structure romanesque a subies.

Considérer la littérature comme une variante dégradée du mythe, sorte d’érosion de l’histoire originaire qu’elle reproduit, est une interprétation partielle et réductrice. L’évolution de certains mythes aboutit à une réelle modification de leur condition initiale. En se transformant, les mythes:

subissent bientôt une mutation de nature, ils deviennent autres. […] Des créations nouvelles, proprement littéraires, thèmes ou types qui tendent à s’égaler, dans la mémoire collective, aux mythes authentiques, dont ils calquent souvent la forme et le contenu, et qu’ils supplantent parfois grâce à une meilleure adaptation à la mentalité moderne[149].

 

La formule la plus élémentaire de cette réélaboration créative d’un mythe consiste en une actualisation plus ou moins fidèle d’un thème mythique traditionnel. Par exemple, la reprise dans le roman La Curée de Zola de la figure féminine séduite et abandonnée, qui évoque les personnages d’Ariane ou de Médée, transposée dans l’atmosphère de la grande ville du contexte moderne. Le Prométhée de Gide qui se libère de sa lourde conscience, prend les semblances d’un mythe nouveau par rapport à celui proposé par Eschyle. Un autre processus qui apparaît plus audacieux, est la promotion d’un personnage historique ou littéraire au statut de mythe à travers l’élargissement de ses vertus personnelles à tout un peuple. A cet égard, il est utile de rappeler la chanson de geste médiévale où est assigné à Charlemagne un rang mythique car il incarne le défenseur de la loi chrétienne et de l’unité nationale. Encore, des personnages comme Don Juan ou Faust, à la suite de leur développement littéraire, acquièrent une dignité mythique comparable à celle des héros de l’ancienne mythologie.

Une autre catégorie qui va nourrir le domaine mythique mais qui se détache de la mythologie traditionnelle, est composée par ce que Daniel Madelénat appelle les «constellations thématiques, riches d’histoires virtuelles[150]». Il s’agit de lieux qui, par leur histoire et leur influence idéals, ont assumé dans l’imaginaire collectif une dimension mythique: ainsi l’Allemagne romantique, l’Italie du XIXième siècle ou la ville de Paris.

Opposer systématiquement le mythe et la littérature, selon la formule de Rougemont, «comme le profane s’oppose au sacré[151]» est une solution simplifiée. Nous avons vu comment le mythe «engendre une littérature qui, en retour, reprend, actualise, développe ou rationalise ses récits primordiaux[152]». Par conséquent, pour se rapprocher davantage du rapport véridique qui se créé entre ces deux entités, nous pourrions considérer la possibilité de passer d’une «littérature mythologique, conservatoire ou véhicule d’images et de récits mythiques, à une littérature créatrice de mythes[153]».

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Parmi ses réflexions et ses sentences, La Rochefoucauld formule une maxime relative à la thématique amoureuse dans laquelle il soutient qu’ «il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux, s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour[154]». Parallèlement, dans son texte intitulé Discours sur les passions de l’amour, Pascal ajoute que «à force de parler d’amour l’on devient amoureux[155]». Déterminer l’influence que les arts exercent sur les mœurs et dans la vie quotidienne d’une époque n’est guère simple. Il est vrai que les sentiments qu’éprouvent les élites et puis, par imitation, les masses populaires sont souvent des créations artistiques qui modèlent les sentiments dans un certain code esthétique établi. Bien évidemment, les sentiments existeraient aussi sans une rhétorique verbale ou formelle qui les définissent mais avec une identité protéiforme, hétérogène. L’histoire de la littérature donne des exemples où la création d’une forme d’expression déclenche rapidement certains sentiments flottants dans l’âme. A cet égard, il est utile de rappeler le cas du Werther de Goethe qui a provoqué une série de suicides dans toute l’Europe.

De Rougemont rapproche l’hypothétique influence exercée par la littérature sur les mœurs occidentales du mythe de Tristan et, plus précisément, de la rhétorique de l’amour provençal dont le mythe a hérité. Pour reconstruire l’évolution de ce mythe dans la morale des peuples d’Occident, il suit ses métamorphoses littéraires, c’est-à-dire les réélaborations des figures rhétoriques que le mythe assumait à l’origine. A travers la composante sacrée et religieuse, «nous avons pu décrire une assomption du mythe, […] la voie montante [qui] nous a conduit à une dissolution libératrice du “charme”[156]». Par contre, nous allons maintenant observer synthétiquement la démarche opposée, celle de la littérature. Autrement dit, la voie descendante, l’exégèse de la vulgarisation du mythe, sa profanation en littérature.

Le point de départ de l’écrivain suisse pour analyser les œuvres et les passages qui représentent le mieux la chute vers la banale laïcisation du mythe s’appuie par Le Roman de la Rose. Ce roman voit le jour entre 1237 et 1280 (environ), donc un siècle après que Béroul et Thomas aient composé la légende de Tristan. La croisade contre les Albigeois a bouleversé la culture courtoise du Languedoc et dispersé les derniers troubadours. Dès le XIVième siècle, la littérature courtoise se détache des ses origines mystiques pour se résoudre à une forme d’expression. Celle-ci tend toujours à idéaliser l’objet d’amour qu’elle continue à décrire.

Comme sa double composition, Le Roman de la Rose dégage deux voies différentes dans l’évolution du mythe. Dans la première partie du roman (dite courtoise), composée par Guillaume de Loris, l’obstacle à l’union amoureuse est représenté par l’existence morale et non plus religieuse. Arriver à mériter la dame, ne représente plus une ascension mystique mais un adoucissement de l’esprit. Au contraire, dans la deuxième partie, rédigée par Jean de Meung, la rose apparaît chargée d’une signification toute voluptueuse et physique. De Rougemont soutient que la voie de Loris se poursuivra dans les ouvrages de Dante, Pétrarque, jusqu’au roman allégorique du XVIIième siècle, et à La Nouvelle Héloïse de Rousseau. Par contre, la partie de Jean de Meung transmettra la conception antique de l’amour qui considérait la passion comme une pathologie de l’âme, dans l’hémisphère “inférieur” de la littérature, c’est-à-dire, la gauloiserie, la gaillardise jusqu’aux formes emphatiques de misogynie.

Dans le chant vingt-quatre du Purgatoire, Dante rencontre le poète Bonagiunta Orbicciani de Lucques. Dante profite de cette occasion pour définir le dolce stil novo. Cette école «rénove consciemment le langage symbolique des troubadours[157]» auquel les Siciliens avait donné un sens tout réel et stéréotypé. Les poètes de ce mouvement du Nord reconnaissent et avouent que la Dame est toute symbolique. L’Amour est donc encore lisible comme passion mystique, fidèle à la matrice troubadouresque. En même temps, c’est à ce moment que, dans cette perspective céleste, certains écrivains anticipent le danger de l’amour réel (Davanzanti) et initient la marche graduelle vers la rhétorique profanée.

C’est avec la poésie de Pétrarque que pour la première fois, les symboles des troubadours sont alimentés par une composante toute païenne. Le langage de l’Amour se décline dans les confessions palpitantes du cœur et, pendant un temps assez long, l’image de Laure empêchera le poète d’aller vers le Seigneur. Pétrarque connaissait la légende de Tristan (citée dans le Triumphus Cupidinis), et l’intériorise dans le sentiment délicieux et douloureux de l’aimée. Comme Tristan, la présence ou l’absence de Laure pour Pétrarque n’est que l’occasion d’une souffrance qu’il préfère à tout. La fameuse ascension du mont Ventoux et l’atroce peste noire de 1348, seront nécessaires pour conduire le poète vers le signe de la grâce en conclusion de son Canzoniere.

Parallèlement à cette ligne, une tendance de sens contraire et symétrique se développe à travers les fabliaux annonçant le roman comique. Ce qu’on appelle la “gauloiserie” ne sera qu’une forme de «pétrarquisme à rebours[158]», où le côté sensuel et voluptueux souffrira de la même altération irréelle que l’idéal courtois apportait à la chasteté.

L’influence du roman breton se retrouve dans certains textes pendant les XIIIième, XIVième et XVième siècles. Bien que l’Eglise de Rome cherche à imposer sa présence, le mythe s’enflamme dans des ouvrages comme Roméo et Juliette (Vérone était un des centres les plus actifs de l’hérésie en Italie), ou dans les poèmes comme l’Allegro et le Penseroso de Milton.

L’histoire du mythe dans le roman subit une variation considérable au XVIIième siècle en France où le contenu mystique est clairement réduit à une pure psychologie. Dans les ouvrages de La Calprenède, Les Scudéry et d’Urfé (dans L’Astrée les thèmes tragiques résonnent comme des échos mélancoliques) nous ne trouvons plus les sens ésotériques de la chevalerie légendaire. L’obstacle n’est plus la volonté de mort si bien voilée dans le Tristan mais l’honneur et la manie sociale. Comme le souligne de Rougemont, ici «la dialectique sauvage de Tristan n’est plus que de la coquetterie, et le combat du Jour et de la Nuit se ramène à des jeux de pénombre[159]». A ce moment-là, le roman allégorique invente le happy ending et renverse le sens du roman courtois qui aboutissait à la mort.

C’est par une autre forme littéraire, c’est-à-dire par le théâtre classique, que la passion prendra sa revanche. L’essence du mythe de l’amour-malheureux est contenue dans une passion inavouable. Corneille, dans Polyeucte et Le Cid, essaie de s’opposer et de nier cette passion à travers l’affirmation de son contraire. Autrement dit, au lieu d’avouer le goût pour le malheur, la volonté de brûler par la maladie d’amour a changé de sens et est transformée en désir de guérison.

Dans Phèdre, Racine est conscient de la nécessité et de la présence de la mort dans une tragédie au moment où elle a pour sujet l’amour-passion. Simplement, la mort n’est plus désirée comme une forme de transfiguration mais comme une peine infligée, une sorte de punition à toutes passions.

A la fin du XVIIième siècle, nous assistons à une première forme de disparition du mythe dans les mœurs. La mise en ordre de la société féodale par la machine de l’état moderne produit une modification assez profonde aussi en ce qui concerne les relations sentimentales. Le mariage redevient l’institution primaire où les convenances de niveaux sociaux et les conformités aux mœurs représentent les éléments d’une bonne union. L’analyse de la passion est réduite par Descartes à une hiérarchie de catégories psychologiques, limitant le dynamisme original du mythe.

L’éclipse du mythe de Tristan fait apparaître son antithèse totale dans la figure de Don Juan. Celui-ci représente, d’un côté, l’infidélité complète, de l’autre, la recherche de la femme unique à travers la force trompeuse du désir. Don Juan possède mille et trois femmes quand Tristan n’en possède exclusivement qu’une. Le premier incarne le démon de l’apparence du monde, «le martyre de la sensation de plus en plus décevante et méprisable», le second est tout projeté au-delà du «jour et de la nuit, d’un ravissement qui se mue en joie pure à la mort[160]». L’opposition et la tension insupportables qui s’établissent entre ces deux figures antinomiques créent les éléments et les raisons de révolte qui surviennent dans l’œuvre de Sade. Le Marquis considère le corps comme un obstacle physique sur lequel il faut se venger, où le plaisir va se mêler à la souffrance corporelle. La voie adoptée par Sade est celle de la purification par le mal, la destruction de l’objet d’amour par la torture, l’ascèse par l’exercice de la violence envers l’aimée qui nous enchaîne.

A la suite des bouleversements de la Révolution, de la Terreur et des guerres européennes, vient se constituer la possibilité d’appeler avec leur propre nom certaines souffrances auparavant inavouées. Plus précisément, c’est à travers le romantisme allemand que l’adoration de la Nuit et de la Mort retrouve sa composante sacrée. Ce sont les romantiques allemands qui redonnent vie au thème courtois de l’amour réciproque malheureux. En effet, plusieurs auteurs reprennent et modernisent le Roman de Tristan, comme par exemple Schlegel en 1808 ou encore Rückert, Immermann et Platen. L’exaltation de l’amour divinisé et de la mort volontaire incarne bien aussi la thématique abordée par d’autres auteurs, voir: Novalis dans ses Maximes et dans son Journal Intime, la production littéraire de Hölderlin et celle de Tieck.

Le romantisme allemand représente le préambule à l’opération de Wagner qui, d’un seul coup, dressera «le mythe dans sa pleine stature et dans sa virulence totale, [car] la musique seule pouvait dire l’indicible[161]» et avouer le dernier secret du mythe de Tristan.

La passion représente quelque chose de plus qu’une force trompeuse et mystificatrice, elle s’articule dans le fond de l’être humain comme un appel à la Mort, une propulsion à la libération du monde organisé par le mal. Pour être tolérée, la passion a été ordonnée et entretenue dans le code des règles sociales. En composant le Tristan, Wagner a violé ces règles et dépassé la limite morale inconsciemment acceptée par les Occidentaux. Comme de Rougemont tient à le préciser, Wagner «a tout dit, tout avoué par les paroles de son livre, et plus encore par sa musique[162]».

Le drame s’ouvre par une évocation des forces qui exercent un pouvoir sur le monde du jour, c’est-à-dire: la haine, la violence, l’orgueil et l’honneur féodal. Dès l’instant où Tristan et Iseut boivent le philtre d’Amour, ils deviennent immunisés contre toutes les lois du jour. Les initiés commencent leur démarche vers le monde de la nuit qui aboutira à la mort libératrice, véritable accomplissement de leur amour.

Le deuxième acte est le chant de la passion des deux amants encore détenus par ce monde. Les obstacles sont surmontés mais l’impossibilité de s’unir véritablement et de rompre leur dualité corporelle persiste, ils sont ensemble mais pourtant ils sont deux. A ce moment-là, c’est seulement la musique du troisième acte qui peut exprimer toute la substance nostalgique qui règne dans le cœur des deux amoureux. Voici donc l’initiation, la passion et l’accomplissement mortel auxquels Wagner a su adapter les trois actes de son drame, exposant à tout prix la signification profonde du mythe.

Le résultat éblouissant de l’œuvre de Wagner s’explique grâce à la forme d’art choisie par le compositeur pour raconter l’histoire de Tristan et Iseut. Afin d’avouer l’inavouable, il fallait que cette forme soit «un opéra, pour deux raison qui tiennent à l’essence même du mythe[163]». D’une part, puisque la religion de la passion était essentiellement lyrique et que le développement ordinaire du drame ne pouvait pas tout dire, seule la musique pouvait exprimer toute la composante transcendantale du mythe. D’autre part, si les éléments scénographiques de la représentation théâtrale peuvent constituer un obstacle à la compréhension directe du mythe (puisqu’ils retiennent l’attention dans le réel), l’orchestre parvient à exprimer toute la tragédie intérieure. Comme le souligne de Rougemont, «la morbidesse bouleversante des mélodies révèle un monde où le désir charnel n’est plus qu’une dernière et brûlante langueur dans l’âme qui se guérit de vivre[164]».

A travers son opération, Wagner restitue le sens perdu de la légende de Tristan et Iseut. Avec l’opéra, le mythe connaît son achèvement par la double valeur que ce mot peut exprimer. Nous assistons à son expression totale et donc à sa fin irrévocable, c’est-à-dire le point “le plus haut” de sa chute. Nous avons suivi la voie descendante du mythe en littérature: après Wagner le “droit à la passion” ne constituera qu’une banale obsession exotique dans le cadre de la normalisation bourgeoise. Le roi Marc deviendra le moderne mari cocu victime de la dérision publique, Tristan le bel amant libertin et gigolo à la fois, Iseut la femme frustrée du foyer, plongée dans la lecture des romans pour fuir sa condition.

 

3 – Une nouvelle lecture de L’Amour de Jules Michelet

En ouverture de son séminaire tenu à l’Ecole Pratique Des Hautes Etudes en 1974 intitulé «Le discours amoureux», Roland Barthes se demande si l’amour est autre chose que son discours. La question, continue-t-il, n’a pas de sens si «nous croyons […] que le langage ne peut être réduit au rang d’un simple appendice, attribut ou décor à “autre chose”[165]».

Nous connaissons le développement de cette étude et l’admirable livre qui couronne ce travail scrupuleux intitulé Fragments d’un discours amoureux. Selon Barthes, le discours amoureux peut être défini comme la prise en charge du symbolique par l’imaginaire et ce qui l’intéresse, c’est d’essayer de cerner cet imaginaire. En perspective de ce résultat, il examinera ce qu’il appelle le «pur discours du sujet amoureux[166]».

Avant de commencer son analyse, Barthes reprend le thème freudien concernant les différents référents émotifs que le mot «amour» peut assumer. Dans la théorie freudienne cette particularité est fortement reconnue mais Freud donne raison à la langue qui ne propose qu’un seul mot pour toutes les typologies d’amour. Cependant, Barthes décide de considérer, dans le champ immense de l’amour, le «territoire de ce qu’Engels appelle bizarrement […] l’amour sexuel individuel, […] c’est-à-dire l’amour qui n’a pas de définition institutionnelle[167]». Le sujet de son étude sera donc le discours de l’amour passion, l’amour total, l’amour hors limite, le seul qui, selon de Rougemont, a profondément façonné et conditionné la langue de l’Amour.

D’une manière différente mais significative, le problème relatif à la langue pour exprimer un imaginaire déterminé semble n’avoir pas intéressé uniquement Barthes. Au contraire, au moment où Michelet se prépare à rédiger son livre sur l’amour, il perçoit la nécessité capitale d’un langage solidaire à son but. Plus précisément, pour pouvoir écrire son ouvrage Michelet a besoin d’une véritable langue nouvelle. A cet égard, il est utile de remarquer ce que l’historien note dans son journal le 27 juin 1857, car il avoue vouloir:

oser une langue nouvelle; non celle de l’innocence barbare, qui disait tout sans rougir, n’en sentant pas les profondeurs, non celle de la fière Antiquité, qui usait et abusait, méprisait l’humanité, – mais celle de la tendresse moderne, qui, dans les choses du corps, sent et aime l’âme, ou plutôt ni l’âme ni le corps, mais partout l’esprit: la langue d’un Rabelais sérieux et aimant[168].

Cette bonne volonté à oser une langue nouvelle ne suffira pas à la trouver. Michelet commencera son ouvrage avant d’avoir expérimenté un langage conforme à son dessin ultime. De plus, à cause de la censure morale qui régnait à cette époque-là, l’historien n’arrivera même pas à transposer en public la spontanéité et l’immédiateté de l’expression physique qu’il employait dans la dimension privée de son journal intime. La langue de L’Amour sera celle fixée par la rhétorique littéraire et son langage sera riche de réticences et de données empiriques pour appuyer la positivité de la science de son époque.

L’exigence de Michelet d’une nouvelle langue, pour mieux représenter l’imaginaire de sa conception amoureuse, est tout à fait compréhensible. En effet, il se proposait d’analyser une qualité du sentiment amoureux qui s’opposait (et s’oppose encore aujourd’hui) à l’essence même de la langue d’amour proprement dite. Le fruit de cette contradiction représentera la dichotomie intestine de l’ouvrage de l’historien, laquelle se manifestera à travers certaines résolutions formelles particulièrement révélatrices.

Les études de Pierre Larthomas ont démontré que les notions de genre et de style sont liées et parfois même entremêlées[169]. Autrement dit, il est possible de constater une articulation et une relation entre la langue employée par l’écrivain et les formes générales du discours dont il dispose. Ce domaine d’investigation regroupe plusieurs spécialistes, à savoir des linguistes, des styliciens et des théoriciens de la littérature[170]. Sans développer davantage cet argument, il est utile de signaler l’existence d’une veine transversale qui rend plausible la liaison séquentielle qui se développe entre la langue, le style et le genre littéraire. Dans cette perspective, la citation de Michelet acquiert un sens beaucoup plus important. Elle laisse entendre une nécessité qui se décline de la langue au style puis au genre littéraire, dans le but d’arriver à mieux exprimer son imaginaire amoureux. En effet, lors de la rédaction, le problème de la forme a aussi dû se poser aux yeux du fin moraliste.

Le livre se compose de trois parties distinctes, réunies entre elles par l’idée dominante de la force métamorphique de l’amour. Tout d’abord, l’auteur décrit la phase brûlante du sentiment réciproque au début du mariage. Puis, il expose la période refroidie ou plutôt transformée par la maternité. Enfin, il explique le moment marqué par l’austérité de la vieillesse et par l’élan vers l’éternité. Michelet articule ces trois parties dans la forme hybride d’un essai déguisé en roman. En présentant la genèse de son livre, dans la troisième section de son introduction, l’écrivain aborde le problème de la forme. Il tient à préciser l’absence de prétentions littéraires et il explique:

J’ai marché comme j’ai pu, «courant, nageant, rampant, volant» (pour dire le mot de Milton). Parfois je m’adresse à tous, au public, souvent à un seul, souvent aussi je mets le précepte sous une forme narrative. Pour cela, j’ai imaginé deux jeunes gens que je marie, que je suis dans toute leur vie. Pourtant, ce n’est pas un roman. Je n’ai pas ce genre de talent. Puis la forme romanesque aurait eu l’inconvénient de trop individualiser. Mes deux amants sont anonymes. Des personnages nommés (comme l’Emilie et la Sophie de Rousseau) font tort aux idées. Le lecteur s’occupe justement de l’inutile, de cette biographie, de la mise en scène; il oublie l’utile et le fond. J’ai mieux aimé rester libre de laisser par moments ce couple soit pour dire un mot des vices du temps, soit pour formuler en mon nom telle vérité grave où j’éprouvais le besoin d’exprimer fortement les convictions et de confesser ma foi[171].

La finalité de son œuvre n’est pas celle d’amuser le public à travers les péripéties offertes par un roman d’amour. Au contraire, l’historien se porte au secours des jeunes qui ne connaissent pas tout ce qui est renfermé dans les mots “amour” et “mariage”. C’est pourquoi il opte pour la solution de mettre en scène un couple anonyme, par peur de trop individualiser son travail.

A vrai dire, la solution adoptée par Michelet n’a pas mis d’accord la critique avec sa conviction. Dans un article paru dans Le Charivari, Clément Caraguel note que la puissance créatrice de l’auteur est telle «qu’il n’y a rien de plus vivant que ses personnages, je dirais même de plus individuel[172]». En effet, la force diégétique qui s’accumule dans l’histoire du jeune couple est riche d’éléments typiquement romanesques. Bien que l’unité des deux amants soit sanctionnée publiquement par le mariage, les obstacles qu’ils rencontrent afin de se joindre dans le privé représentent un véritable escamotage narratif. Pour mieux comprendre ce processus, nous allons examiner l’histoire du couple anonyme protagoniste de L’Amour. En dépit de la volonté de l’auteur, nous observerons qu’un roman demeure caché dans l’œuvre de l’historien, cela nous permettra d’aborder des nouvelles considérations.

Pour rendre systématique l’individuation et le déroulement de l’histoire des époux de Michelet, nous allons envisager une approche particulière d’analyse. En dépit de la volonté de l’auteur, nous considérerons maintenant l’œuvre de L’Amour davantage pour ses éléments romanesques que pour ceux d’un essai scientifique.

Dans cette perspective, nous pouvons remarquer que l’ouvrage de l’historien est composé de deux niveaux narratifs différents. Le premier se développe entre le personnage du précepteur Michelet (narrateur et auteur réel) et le jeune homme lecteur (narrataire et lecteur réel), qui reçoit l’enseignement. Le second est représenté par l’histoire du couple anonyme que le narrateur Michelet décide de suivre. Les deux niveaux interagissent et alternent tout au long de l’œuvre à travers une relation bien définie. D’une part, le commentaire à propos des époux que l’histoire développe au premier niveau narratif représente la composante scientifique du livre. D’autre part, l’histoire du couple désigne la composante proprement romanesque dans l’économie de l’œuvre.

Après avoir annoncé la construction de son œuvre dans les quatre parties dont se compose l’introduction, Michelet commence à raconter l’histoire des amants dans le chapitre intitulé «la maison du berger»:

[Le jeune homme] pour la première fois, en mai, à la campagne, promène sa fiancée timide. Les parents suivent à distance, et pas trop près. Il semble faire appel à toute la nature, à la terre et au ciel, dans un si grand bonheur[173].

 

L’habitation dans laquelle le jeune couple ira s’installer après les noces sera une petite maison. Celle-ci, représentera l’univers spatial dans lequel se déroulera toute la démarche d’initiation à l’amour que Michelet prévoit pour ses amants:

[une petite maison solitaire] deux étages, trois pièces à chacun. Nulle domestique, ou tout au plus une bonne fille de campagne. […] Bien située, bien soleillée, avec un grand verger, et un petit jardin, où elle [l’épouse] puisse un peu cultiver[174].

Le véritable état initial du récit, c’est le mariage des amants. La jeune fille est très nerveuse le soir avant les noces et, le jour du mariage, semble franchir avec fatigue le moment de la cérémonie. Arrivés dans la nouvelle maison, pour la rassurer, l’homme lui chuchote doucement: «je suis à toi, je suis toi-même. Je souffre en toi…Prends-moi, comme ta mère et ta nourrice. Remets-toi bien à moi…Tu es ma femme et tu es mon enfant[175]». Le processus de symbiose par lequel le mariage commence s’articule à travers trois séries d’obstacles qui permettent, d’un côté, aux amants de se rapprocher et, d’un autre côté, de faire rebondir le roman.

Le premier de ces obstacles est l’épisode de l’accouchement. Après le portrait idyllique de la conception de l’enfant et la description délicate des neuf mois de grossesse, l’épisode de la naissance représente un moment de fort élan narratif. La scène se déroule dans la chambre de la jeune épouse:

A cette heure vraiment redoutable, [le mari] il la serre, la tient des deux mains, comme une chose prête à [lui] échapper. Mais ses mains ne tiennent rien… [L’épouse] elle est sous une autre puissance qui la tire bien autrement, l’entraîne de son côté. Elle regarde par un moment le monde où elle est encore, l’inquiétude de l’assistance, cet homme éperdu…mais il lui semble déjà qu’elle regarde de l’autre rivage.

La crise dure. Le médecin secoue la tête, va et vient, n’est pas rassuré. L’autre le suit comme son chien. La peur l’a humanisé. Sa lâcheté, ses flatteries, sa vive et subite amitié pour celui que souvent il connaît à peine, mais qui tient sa vie dans les mains, sont les choses les plus curieuses. Lui, si jaloux, il ne l’est plus. Il dévoile sans hésitation à un étranger la chère et respectée personne.

[…] C’est fait… Un cri inouï, qui n’est pas de ce monde-ci, qui n’est pas de notre espace (ce semble), cri aigre et aigu, sauvage, nous perce l’oreille. Une petite masse sanglante est tombée… Et voilà donc l’homme!… Salut, pauvre naufragé! Elle était anéantie, mais elle rouvre vivement les yeux: «O mon enfant, te voilà donc!». Et tendant la main au mari demi-mort: «J’étais résignée… J’acceptais de mourir de toi»[176].

Le processus convergeant vers une unité indissociable de l’homme et de la femme dans le mariage se caractérise par la progressive menace de la mort. Le second obstacle que le couple est censé affronter se manifeste dans la maladie héréditaire de l’épouse. L’amour, écrit Michelet, est fort comme la mort et il faut donc le mettre en présence de la maladie. La femme cache le secret des scrofules qui lui sont apparues:

Tout témoin dès lors est trop. La femme de chambre est éloignée, renvoyée. Pressée par le mari, la malade pleure: «J’ai honte, mon ami… Cette fille irait le dire partout… – Ne pleure pas, je te soignerai moi seul, et nul ne le saura… – Mais si je vais te déplaire à toi-même!… car c’est pour toi que je souffre le plus».

[…] Au soir, et le jour clos, mais avant les lumières, te mettant dans la main ses petites mains, un peu amaigries, elle te verse tout son cœur. Elle te parle comme à sa pensée. Tu lui baises les mains. Elle va continuant, sans s’en apercevoir, disant tout ce qu’on ne dit guère, ce qu’une faible femme aurait pourtant besoin de dire, ses songes, ses envies de malade, les petites peurs de la nature: «Si je mourrais, ami?… Je ne voudrais pas te quitter. Mais Dieu aura pitié de nous!». De là, elle va plus loin, avoue ceci, cela, tel grand péché qu’elle a caché… Ma fois, elle a tout dit, et s’est confessée tout à fait.

«Quoi! si peu! voilà tout? – Et vraiment, c’est beaucoup… Si j’ai fait autre chose, je n’en ai aucun souvenir… Mais qu’est-ce? et qu’as-tu, mon ami, pour mouiller mes mains de tes larmes?»[177].

 

Le progrès du temps dans la vie du couple et la succession des âges des amants créent le développement naturel du sentiment amoureux. Chaque phase de la relation conjugale fortifie le lien, à sa manière le serre et l’assure dans le temps. Tous les événements décrits dans l’histoire conduisent à cette conclusion: les amants sont voués à l’unité. Pourtant, encore un empêchement s’interpose entre les époux et s’oppose à leur véritable union, le dernier obstacle, le plus sublime, la mort:

C’est décembre. Un froid soleil éclaire le givre dont la campagne est blanchie. La maison, naguère bruyante, aujourd’hui silencieuse, frissonne au souffle de l’hiver. La cheminée, qui rayonna du cercle complet de famille, veuve elle-même, échauffe mal la veuve qui se serre au foyer.

[…]

«C’est trop veiller, c’est trop pleurer, chérie!… Les étoiles pâlissent; dans un moment c’est le matin. Repose enfin. La moitié de toi-même, dont l’absence te trouble et que tu cherches en vain et dans tes chambres vides et dans ta couche veuve, elle te parlera dans les songes…» […] «Pas une pièce et pas un atome du corps dont fut vêtue mon âme n’est perdu, tu le sais. Des éléments qui le constituèrent, chacun va trouver son semblable, retourne à ses affinités. Combien plus l’âme elle-même, la puissance harmonique qui fit l’unité de ce corps, doit durer et survivre! Elle survit, mais une. Car l’unité, c’est sa nature. Elle reste, elle est de plus en plus ce qu’elle fut, une force d’attraction. Tout ce qui autour d’elle gravita dans la première vie, par l’analogie de nature et l’assimilation d’amour, invinciblement lui revient. Je t’attends, incomplet; le besoin d’unité que mon âme emporta lui fait aspirer à toute heure sa moitié la plus chère que votre terre lui garde»[178].

L’histoire des époux que Michelet raconte termine dans la volonté de mourir. Le mystère organique qui empêche la fusion ultime des deux amants est dévoilé par la mort. La vie, conçue comme la seule condition possible de l’homme sur terre, retient l’accomplissement de l’être. En effet, si à la suite de la démarche conjugale on retrouve encore un degré de diversité entre les amants, c’est à cause de la vie. Le récit se conclut par la mort elle-même qui, à travers la voix du mari décédé, révèle sa fonction essentielle:

«C’est ailleurs, c’est pour moi et par délivrance que, gravissant l’échelle des mondes lumineux, participant vous-même aux libertés de la lumière, vous vous pourrez pénétrer l’un par l’autre, et, sans perdre un moment la lucidité de l’amour, vous mêler dans un seul rayon[179]».

Dans l’introduction à l’édition italienne de L’Amour, le critique Franco Fortini remarque comment le livre de Michelet, sous un titre extrêmement ambitieux, n’arrive pas à développer l’intégralité du sujet traité. Trop concentré sur l’amour conjugal et sur la concorde affectueuse, l’œuvre néglige tout le côté érotique, pervers et tragique de l’amour. En effet, c’est à la solidité du foyer que l’historien se consacre au moment de la conception de son ouvrage: fort de l’unité qui règne dans la petite maison des époux, il élabore la cité future. Le mariage est un mouvement, une route qu’il faut pratiquer par l’art du savoir marcher. La route du mariage conduit à un approfondissement mutuel de l’homme et de la femme; à l’évocation progressive de la beauté maturée tout au long des années partagées ensemble; à l’appropriation d’un sentiment qui se développe par sa pratique constante et quotidienne.

La plupart des lecteurs peuvent retrouver dans le livre toutes les prérogatives d’édification morales par lesquelles Michelet conçoit son ouvrage. Par contre, définir la totalité de l’œuvre par une approche thématique risque de limiter l’accès à d’autres possibles horizons interprétatifs.

Nous avons observé auparavant le parcours intellectuel par lequel Denis de Rougemont établit la relation thématique-formelle entre le roman et l’amour-passion. Pour des raisons spirituelles, il arrive à expliquer la formation d’un nouveau genre littéraire – le roman – qui voit le jour au XIIième siècle. Dès ses origines, le roman institue avec éros un rapport intime qui se décline dans la volonté d’avouer indirectement que l’amour est lié à la mort. A la suite des considérations vues autour du roman, nous pouvons repérer dans la forme romanesque de l’ouvrage de Michelet toute la passion apparemment négligée de L’Amour. En effet, la donnée la plus étonnante du livre de l’historien est la question rhétorique qu’il utilise pour intituler la sixième section du Livre cinq, c’est-à-dire l’unité du couple «est-elle obtenue?[180]». A partir de ce moment, le processus d’unification démarré dans le mariage révèle certaines perplexités d’ordre théorique. A travers l’organisation chronologico-logique du récit, le lecteur a été persuadé de l’idée insupportable que la tension vers l’infinie (nourrie par le rêve d’unité), puisse s’exorciser dans le mariage. La constatation conclusive met en échec cette opportunité: c’est la vie même qui empêche l’Amour d’atteindre sa consommation dans l’union des âmes. C’est grâce à ce passage que la nature de l’ouvrage de Michelet change ouvertement de valeur et dévoile son essence la plus profonde.

En effet, Michelet ne se trouve pas sous l’ombre de l’idée dominante de l’Amour que les Occidentaux ont mûrie. Au contraire, il connaît bien la théorie platonicienne de la fusion des âmes. Pourtant, il croit pouvoir la discerner dans une voie différente qui trouve sa médiation dans la lecture des textes indiens conseillés par Burnouf[181]. Par le biais de ces lectures, Michelet découvre et médite le dogme hindouiste de la Création. Il est fasciné d’apprendre que tous les êtres vivant sont issus du Brahman, Réalité Unique éternelle, c’est-à-dire Dieu. Cette commune origine leur confère une égalité parfaite. Dès cette découverte, il partage la fraternelle compassion que l’Hindou éprouve, de ce fait, pour tout ce qui vit. Cette tendance de l’esprit humain, qui trouve sa racine en Asie, renvoie à la négation du divers, à l’absorption de tous en Un. Nous connaissons la conception que le brahmanisme et l’hindouisme ont de la vie matérielle, le corps «est douleur, parce qu’il est le lieu de la douleur; les sens, les objets [des sens], les perceptions sont souffrances, parce qu’ils mènent à la souffrance[182]». Il ne nous reste que l’attirance vers la fusion totale avec Dieu, avec l’Etre-Un universel. Dans cette perspective, nous supposons une sagesse, une montée de l’individu vers l’Unité.

Michelet croit que le mariage hindou reproduit l’unité terrestre d’un seul être composé de l’homme et la femme, préambule de la fusion éternelle. Comme il l’explique dans les Origines du droit français, le mariage sacerdotal:

il réunit deux moitiés; il forme ou restitue l’unité humaine. On connaît l’ingénieuse fable du Banquet de Platon, peut-être empruntée à quelque tradition orientale: les deux moitiés n’ont fait qu’un dans un monde antérieur et conservant un vague souvenir de leur unité primitive, elles se cherchent, se reconnaissent et voudraient toujours s’unir[183].

L’amour est la loi qui monte par degré vers la réalité unique. Loin des corps et de la matière, au-delà d’être soi ou d’être deux, le couple se retrouve pour disparaître dans l’amour même. L’Eros dont parle de Rougemont, c’est-à-dire le désir total, l’aspiration lumineuse, nous le retrouvons dans les profondeurs de l’ouvrage de Michelet. La différence qui sépare les deux approches théoriques à l’Amour, c’est simplement la voie pour se joindre à l’unité: d’une part, le moyen analysé par de Rougemont qui prévoit l’adultère, d’autre part, le moyen analysé par Michelet qui prévoit le mariage. Enfin, les deux perspectives se retrouvent dans l’élan à la fois original et ultime vers l’Un éternel.

Au début de cette étude, nous avons précisé la distinction entre éros et agapè. Eros exalte et sublime nos aspirations d’infini par le Désir unique de la femme. Par contre, agapè ne recherche pas l’union dans l’élan vers l’au-delà mais l’unité dans cette vie. Nous avons aussi souligné que les deux termes prétendent exprimer le rapport entre l’être humain et le divin. Sur la base de cette différentiation, nous avons classé l’analyse de Denis de Rougemont sous le signe d’éros et celle de Michelet sous le signe d’agapè. Or, à travers la forme romanesque que Michelet utilise pour écrire son livre, nous pouvons bouleverser le contenu théorique précédemment assigné à son ouvrage. Finalement, Michelet articule le mariage dans la démarche progressive de l’amour-passion vers l’au-delà. Au lieu d’analyser et de résoudre le sentiment amoureux dans agapè, l’historien traite l’amour-passion et constate que ce dernier doit se développer à l’intérieur du cadre matrimonial pour s’épanouir véritablement. C’est par cette institution que le processus d’union démarré par la passion amoureuse peut se conclure dans la mort. Nous pourrions dire que Michelet introduit agapè dans la logique d’éros. Cette solution possède la double fonction de préserver et relancer l’ordre social et de prolonger, dans la présence quotidienne de l’amant, la quête passionnante de l’Amour. La passion et le mariage étaient incompatibles dans la vision de Rougemont, l’originalité de Michelet c’est d’avoir proposé une solution qui tente de respecter à la fois la passion et le mariage. A cet égard, nous pouvons résumer les principes de nos deux auteurs par cette formule: de Rougemont considère illusoire le mariage avec la passion; Michelet conçoit le mariage pour la passion.

Dès lors, les deux ouvrages semblent s’unir dans la même essence, comme éros et agapè convergent dans le même mot: amour. Les deux voies dessinées par Denis de Rougemont et Jules Michelet se rejoignent et se touchent. L’écart qui semblait les séparer se réduit sensiblement sous la force des passions romanesques. A travers le roman qui permet d’exprimer l’inavouable, nous pouvons gouverner les passions humaines élémentaires comme la peur et le courage, comme la mort et l’amour.

* * *

Suite à l’observation du lien que le genre romanesque établit avec la thématique amoureuse, nous pouvons parcourir une nouvelles fois la démarche que ce lien a permise dans le cosmos littéraire et ouvrir l’analyse à certaines considérations.

L’amour constitue la thématique principale du roman depuis ses origines. Comme le souligne Pierre-Daniel Huet, les dynamiques affectives qui se développent parmi les personnages-protagonistes du roman, constituent sa force narrative. La centralité de l’amour dans la théorie de Huet dérive de la connaissance du roman ancien. En effet, ce que les critiques modernes appellent roman grec est un mélange puissant d’aventure et d’amour. La force romanesque du thème amoureux semble être cachée dans les pulsions sécrètes d’éros, comme si une volonté divine était au fond de cette relation littéraire.

Cette relation élargit davantage l’idée de Rougemont qui lie le roman à l’exigence d’exprimer l’amour-passion. Le roman devient le lieu littéraire où la passion absolue peut s’épanouir. La passion ne recherche ni le mariage, ni la possession physique de l’objet désiré mais la volonté d’absolu. Le but de la passion est la fusion, c’est-à-dire la mort.

L’ouvrage de Michelet, qui se développe autour de l’amour conjugal, de la communion quotidienne du couple, c’est-à-dire d’agapè, prend alors une nouvelle signification. Grâce à la forme romanesque que l’historien a donné à son essai que tout le côté passionnel et tragique, apparemment négligé dans L’Amour, s’exprime. Nous découvrons que le but de Michelet de suivre et de décrire agapè, ne correspond pas proprement à celui de le célébrer. Au contraire, le mariage représente la voie qu’il faut parcourir afin d’accomplir l’unité absolue voulue par éros.

A la suite de nos considérations, nous avons l’impression que le roman est condamné à exprimer seulement une qualité particulière que le mot amour renferme, c’est-à-dire la qualité passionnelle. Dans le prochain chapitre, nous analyserons une forme particulière de roman d’amour qui s’oppose à cette croyance.

 

 

4. Chapitre | Hypothèses d’étude sur I Promessi Sposi de Alessandro Manzoni

Le dernier chapitre de ce travail est consacré à l’observation des théories sur l’Amour de nos deux théoriciens, Michelet et De Rougemont, dans le roman I Promessi Sposi de Alessandro Manzoni. Dans le chapitre précédent, nous avons constaté que, entre le roman et l’amour-passion, s’établit une liaison qui s’articule par une adhésion complète entre la forme romanesque et la substance amoureuse. Le roman de Manzoni constitue un cas intéressant car il développe une histoire d’amour privée de tout le côté passionnel.

Dans un premier temps, nous chercherons à comprendre comment l’ouvrage manzonien se situe dans le contexte littéraire italien de l’époque. Dans un deuxième temps, nous analyserons l’ensemble des procédés employés par l’auteur afin de pouvoir contrôler la thématique amoureuse. Enfin, nous dédierons notre attention aux deux personnages féminins qui incarnent symboliquement les deux visages de l’Amour.

1 – Entre Michelet et de Rougemont: le cas de Manzoni et I Promessi Sposi

En ce qui concerne le domaine narratif, la littérature italienne moderne commence avec Alessandro Manzoni[184] (1785 – 1873). Le processus de renouvellement linguistique et de représentation sérieuse de la réalité dont parle Auerbach[185], connaît avec Manzoni une forte accélération en Italie.

A partir de cet écrivain, la prose italienne se rapproche de la pensée et de la réalité moderne. La longue résistance des institutions rhétoriques et formelles de la Renaissance qui caractérisait encore le panorama littéraire italien au début du XIXième siècle, est finalement dépassée. A travers le roman I Promessi Sposi, apparaît en Italie le roman moderne qui permettra à la littérature italienne de revenir sur la scène européenne après deux siècles d’absence. Ceci est possible car Manzoni personnifie la confluence de plusieurs courants culturels rénovateurs. Tout d’abord, l’écrivain milanais est proche des représentants des Lumières lombards (Cesare Beccaria et Pietro Verri) fondateurs de la revue “Il Caffè”, et qui avaient opéré la sensibilisation de l’intellectuel pour la société. Ensuite, grâce au Romantisme, Manzoni est influencé par l’intérêt pour l’histoire nationale qui se dote d’un sentiment particulier pour les masses populaires et pour les idéaux chrétiens. Enfin, après son séjour à Paris, la culture française, plus liée que celle italienne à la société civile, exerce sur l’auteur un fort point gravitationnel.

Dans la longue vie de l’écrivain, la période parisienne est un moment fondamental pour sa formation intellectuelle et personnelle. Pendant les cinq années vécues dans la capitale française (1805 – 1810), il fréquente des Lumières et il devient l’ami de Claude Fauriel. Ce dernier conditionnera profondément les conceptions politiques et littéraires de Manzoni et lui permettra d’amorcer un passage naturel de la philosophie des Lumières ou Romantisme. Au même moment, en France, il mûrit un changement fondamental, c’est-à-dire la conversion au catholicisme. La conversion religieuse est favorisée par le changement de confession de sa femme, Enrichetta Blondel, du calvinisme au catholicisme et par la fréquentation de personnalités proches du jansénisme. Nous découvrons l’importance de l’expérience française dans ses productions littéraires à travers, d’un côté, le regard critique et ironique typique des Idéologues; de l’autre, l’esprit religieux pascalien qui insiste sur la grâce divine et qu’on retrouve dans ses ouvrages après sa conversion.

Dès son retour en Italie, tous les aspects de la personnalité de l’auteur vont subir les effets de la conversion religieuse. La confiance absolue de Manzoni dans la religion devient totale dans le camp moral, politique et intellectuel. Le témoignage concret de toute sa religiosité est contenu dans une œuvre qui date de à cette période, les Osservazioni sulla morale cattolica (1819). Par cet ouvrage, écrit en réponse au genevois Jean de Sismondi, il bouleverse la thèse selon laquelle la morale catholique constitue la racine de la corruption des mœurs originaires. Au contraire, Manzoni affirme avec conviction que la religion est la seule force réformatrice de la société car elle agit sur l’âme des hommes. Il est aussi intéressant de remarquer comment, à ce moment-là, la conception de l’histoire de l’écrivain change sensiblement. Si, pendant les années de sa formation classique, toute la culture ancienne était considérée comme la racine directe de la culture moderne, l’adoption d’une perspective chrétienne conduit Manzoni vers l’anticlassicisme. Il soutient que la culture romaine n’était pas un modèle de vertu à suivre. Au contraire, selon lui, elle était féroce et oppressive. Il développe un intérêt particulier pour le Moyen-âge chrétien conçu comme la vraie matrice de la civilisation moderne. Il adopte aussi une préférence pour l’histoire des gens humbles, des pauvres et de tous ceux qui ne trouvaient pas de place dans l’histoire officielle et aristocratique célébrant seulement les puissants et les vainqueurs. Cette nouvelle conception sera le nouveau substrat sur lequel tous les ouvrages de Manzoni seront conçus et qui lui permettra d’aborder des formes et des genres moins employés dans l’Italie du XIXième siècle.

En effet, plus que dans les lyriques et dans les tragédies, le nouvel esprit de Manzoni se manifeste dans son ouvrage le plus connu, c’est-à-dire le roman I Promessi Sposi. Bien que cet ouvrage ne représente pas un véritable manifeste dogmatique de la religion catholique, il est gouverné par une vision religieuse du monde qui règle le cosmos romanesque. La force innovatrice de cet ouvrage dans le panorama littéraire italien est représentée par la décision courageuse de choisir le genre romanesque comme forme d’expression. En revanche, même si le roman donne à Manzoni la possibilité de mieux développer sa vision du monde, l’auteur sera obligé de se confronter à un genre difficile à calibrer par son absence de règles et prédisposé à des thématiques riches de passionnants désirs.

Manzoni trouve dans le roman le moyen idéal pour traduire en acte les principes qui inspiraient la bataille romantique pour un renouvellement de la culture italienne. Ce genre littéraire permet de satisfaire trois aspects fondamentaux pour l’auteur. En premier lieu, le roman répond à la poétique du “vrai” qui admet la représentation de la réalité sans les abstractions de la rhétorique classique. En deuxième lieu, il s’adresse à un public élargi en suscitant l’intérêt du lecteur commun grâce à la forme narrative et au langage accessible qui caractérisent le roman. Enfin, il est plus facile d’introduire dans la narration les idées et la vision du monde de l’auteur.

Manzoni représente dans son ouvrage une réalité simple, modeste, que la tradition classique évoquait seulement d’un point de vue comique. Décrire cette réalité sérieusement sera possible car les personnages sont immergés dans l’histoire et acquièrent par là même une profondeur tragique et vraisemblable. L’auteur a laissé trois éditions de son roman: la première est inédite (1821 – 1823); elle a été publiée un siècle plus tard par les critiques et porte un titre différent, Fermo e Lucia. La deuxième édition a été publiée par l’auteur en 1827, sous le titre définitif I Promessi Sposi. Et la troisième (1840) est celle que l’on lit habituellement. Entre les deux dernières éditions, il y a essentiellement des différences linguistiques qui s’accordent avec l’idée de fiorentinità[186] de la langue italienne, conçue par l’auteur après 1827. Par contre, dans le Fermo e Lucia, nous trouvons des différences profondes, car ici, Manzoni accentue les éléments historiques. Il augmente les digressions concernant les situations politiques, économiques et culturelles. Tout ce matériel sera converti en forme dramatique dans les éditions suivantes. Le Fermo e Lucia s’organise autour d’une structure rigide où l’action narrative suit un personnage à la fois, avec des blocs descriptifs compacts. Le problème de cette organisation réside dans les longues parenthèses que l’auteur dédiait à la présentation des personnages. Dans ces présentations, dominaient des thématiques trop accentuées, qui donnaient à l’ouvrage une forme hétérogène. Il s’en suit que dans la réélaboration de I Promessi Sposi, la présence de personnages avec une psychologie trop élaborée est évitée. De plus, toutes les considérations critiques sont ici plus détachées et la forme plus équilibrée.

Les arguments dont se nourrit le roman, sont un mélange entre les dynamiques historiques et la fiction romanesque créées par l’auteur. Les événements se déroulent entre 1628 et 1630 à Milan et dans ses environs. Il y a deux raisons qui conduisent Manzoni à choisir cet endroit et cette époque. D’un côté, l’auteur préfère représenter des lieux qu’il connaît bien et dont il était possible de trouver une forte documentation à Milan. D’un autre côté, la Lombardie du début de XVIIième siècle sous la domination espagnole présentait des aspects similaires à la domination autrichienne de l’époque contemporaine à Manzoni.

L’histoire créée par Manzoni se développe autour d’un jeune couple de fiancés prêt à se marier. Pour augmenter la crédibilité de son histoire, l’auteur feint d’avoir retrouvé un manuscrit du XVIIième siècle qui atteste l’authenticité des événements et de vouloir donc récrire l’histoire dans une langue moderne. Cet artifice, permettra à l’auteur de jouer, dans la rédaction, avec deux narrateurs: l’anonyme qui a écrit le manuscrit et lui-même qui le transcrit.

Le roman est divisé en trois parties narratives principales réparties en trente-huit chapitres. Les protagonistes sont les deux promis, Renzo Tramaglino et Lucia Mondella, qui agissent à la fois ensemble et séparément. Dans la première partie, Don Abbondio, le curé du petit village situé au bord du lac de Como, est obligé par la volonté de Don Rodrigo à ne pas célébrer le mariage entre Renzo et Lucia. Don Rodrigo, petit seigneur autoritaire du village, avait depuis quelque temps maturé un intérêt pour la jeune promise. A cause de l’arrogance des puissants, le couple et Agnese, la mère de Lucia, sont obligés de quitter leur village avec l’aide du Frère Cristoforo.

Dans la deuxième partie, Lucia et Agnese se réfugient dans le couvent de Monza. De son côté, Renzo rejoint Milan avec l’espoir d’obtenir justice. Dans la ville, le jeune assiste à la révolte du peuple à cause de la famine et, pris pour un des chefs de l’insurrection, il est obligé de s’enfuir vers Bergame chez son cousin Bortolo. Au même moment, Don Rodrigo trouve le moyen de faire enlever Lucia du couvent grâce à l’intercession d’un implacable seigneur, l’Innominato (l’Homme-pas-nommé).

La troisième partie s’ouvre avec l’inattendue crise de conscience de l’Innominato qui, vu la condition souffrante de Lucia et l’humble figure du Cardinal Borromeo, décide de libérer la jeune femme au lieu de la consigner à Don Rodrigo. Toutefois, les obstacles ne sont pas terminés puisque un nouveau mal collectif afflige la Lombardie et nos personnages, la peste. Renzo décide de retourner à Milan pour retrouver sa promise et, après bien des péripéties, la retrouve dans le lazaret avec le Frère Cristoforo engagé à soigner les malades. Parmi la multitude de pestiférés du lazaret, se trouve aussi Don Rodrigo mourant. Une fois l’épidémie et toutes les vicissitudes terminées, Renzo et Lucia peuvent finalement se marier avec la bénédiction de Don Abbondio[187].

Depuis l’apparition de I Promessi Sposi, la critique s’est concentrée sur le rapport que le roman développe entre l’art et la religion ou entre l’art et l’histoire. Dans un essai contemporain à Manzoni, Giovita Scalvini notait que le sens religieux de l’auteur, tout en atteignant un niveau moral remarquable dans tout l’ouvrage, finit par limiter sa vision du monde et empêcher un naturel élan poétique[188].

Lors de l’année universitaire 1871-1872, Francesco De Sanctis dédie un séminaire approfondi à l’étude du roman manzonien. Le caractère qui l’intéresse davantage est celui relatif aux idéaux exprimés par l’auteur et la réalité qu’il représente. Selon De Sanctis, l’ouvrage de Manzoni parvient à opérer une fusion équilibrée entre l’idéal élaboré et la réalité, ce qui permet au critique de définir Manzoni comme l’initiateur d’une nouvelle époque littéraire en Italie, c’est-à-dire le Réalisme[189].

Dans la première partie du XXième siècle, toute la critique est fortement caractérisée par une orientation idéaliste influencée par Benedetto Croce. Le philosophe consacre une étude au roman de Manzoni dans laquelle le critère d’analyse est centré sur la distinction entre les définitions de “poésie” et de “non-poésie”. Croce ne considère pas le roman I Promessi Sposi comme une œuvre de pure poésie mais comme une œuvre d’éloquence car la fantaisie créatrice est soumise à des fins morales[190]. Dans les mêmes années, l’ouvrage de Manzoni est abordé à travers une perspective différente par le penseur Antonio Gramsci qui se préoccupe de placer le roman dans l’histoire et la culture de la société italienne. Gramsci souligne le renouvellement littéraire exercé par Manzoni dans le contexte italien et considère l’écrivain comme l’incarnation de la nouvelle conscience bourgeoise moderne[191]. Dans la deuxième partie du XXième siècle, la critique s’engage surtout à rechercher la définition et la vision du monde de Manzoni et dans quelle mesure l’œuvre se rapporte à son idéologie.

L’esquisse approximative de la critique et des études conduites sur I Promessi Sposi, nous permet d’observer que les spécialistes ont préféré concentrer leurs recherches sur le caractère éthique et moral qui gouverne l’ouvrage. En effet, si on considère que le fil rouge de l’histoire est la relation de Renzo et Lucia, il est utile de remarquer que la tension dramatique entre les amants est inexistante dans le roman. Dans les chapitres précédents, nous avons observé comment le sentiment amoureux représentait un élément proportionnel au nombre d’entraves que le couple trouvait sur le chemin de leur union. La force passionnelle qui s’instaurait entre les amoureux et qui permettait de franchir les obstacles, garantissait au roman de rebondir. L’originalité de l’ouvrage de Manzoni est d’utiliser certaines ruses de la forme passionnante du roman avec une différente accentuation. Autrement dit, l’amour-passion, composante intimement liée au roman, est le véritable protagoniste absent de l’ouvrage de Manzoni. L’auteur utilise la matière littéraire du sentiment amoureux pour augmenter la soif romanesque du public et lui présenter sa morale. La figure féminine, traditionnellement associée à l’amour, se sépare de cette thématique pour revêtir un rôle nouveau. L’amour deviendra le mot imprononçable par nos amants.

Le choix de Manzoni d’utiliser la forme romanesque pour dessiner sa morale, l’oblige à se confronter à l’idée d’amour que le public croit retrouver dans son roman. Dans la perspective de ce travail, il est intéressant d’observer comment l’auteur traite la matière amoureuse et par quelles techniques éros et agapè sont dissimulés dans cet ouvrage.

 

2 – Réflexions sur la thématique de l’Amour dans I Promessi Sposi

Dans Fermo e Lucia, se trouve une célèbre digression dans laquelle Manzoni, par un dialogue imaginaire avec un personnage idéal, expose son opinion sur la thématique de l’éros. Dans la première partie de la digression, nous comprenons que l’écrivain était conscient que le sujet de son roman était prédisposé au thème de la passion. Ce qui préoccupe le personnage idéal, ce n’est pas les sentiments entre Renzo et Lucia, mais leur manifestation. Le personnage intervient dans l’histoire avec un regard critique, et il remarque que:

I protagonisti di questa storia […], sono due innamorati; promessi al punto di sposarsi, e quindi separati violentemente dalle circostanze condotte da una volontà perversa. La loro passione è dunque passata per molti stadj, e per quelli principalmente che le danno occasione di manifestarsi e di svolgersi nel modo più interessante. E intanto non si vede nulla di tutto ciò[192].

A ce reproche, Manzoni répond sans hésitation et avoue qu’il fait partie de «coloro i quali dicono che non si deve scrivere d’amore in modo da far consentire l’animo di chi legge a questa passione[193]». L’auteur explique qu’il a préféré omettre tous les passages du manuscrit où cette forme d’amour s’exprimait. Toutefois, il était difficile d’écrire les vicissitudes d’une histoire d’amour sans susciter le processus naturel d’identification attendu par le public.

Les positions de Manzoni étaient différentes de celles qui animaient le débat sur ce thème dans la revue Il Conciliatore où Ermes Visconti et Silvio Pellico avaient exalté l’amour romantique. Visconti considérait l’amour comme la passion qui se mêle à la vie et l’avait corrélé au thème de l’héroïsme chevaleresque[194]. Pellico, quant à lui, avait défendu l’idée que, dans le roman, il fallait raconter des histoires d’amour car ce genre est inséparable de la vie réelle et qu’il intéressait le vaste public féminin[195]. A la base de l’opposition de Manzoni, se cache toute la force doctrinale de sa foi. A cet égard, il est intéressant d’observer la réponse que l’auteur donne au personnage idéal dans la digression:

La religione ha avuto scrittori del genio il più ardito ed elevato, pensatori profondi, e pacati ragionatori d’una esattezza scrupolosa, e tutti tutti questi senza una eccezione hanno disapprovato le opere in cui l’amore è tratto nel modo che voi vorreste. Oh ditemi di grazia come mai io posso persuadermi che tutti questi non han saputo conoscere quel che si voglia la vera religione[196].

Manzoni se trouve face à une difficulté réelle. L’auteur avait condamné toutes les passions dans son œuvre Osservazioni sulla Morale Cattolica, et les avait définies comme un pervertissement de la volonté humaine. Cependant, il constatait à présent qu’effacer les passions de l’œuvre littéraire engendrait un problème sérieux. Manzoni avait déjà eu l’occasion de réfléchir à ce problème dans l’ouvrage Materiali Estetici où il s’opposait à la théorie aristotélicienne de la catharsis. Le processus de la catharsis se fondait sur l’induction du pathos dans le spectateur et, donc, aux yeux de Manzoni, représentait une menace contre la stabilité de l’âme humaine. Ensuite, en ce qui concerne la passion proprement amoureuse, il faut remarquer qu’elle est mise en relation avec la tragédie classique française. L’écrivain avait pour la tragédie française un sentiment éloigné car il croyait que les dynamiques amoureuses qu’elle présentait empêchaient le lecteur de s’approcher des sentiments les plus élevés et universels. En effet, un aspect capital dans la vision de l’auteur est l’attention portée au public qu’il ne fallait délecter que par des finalités édifiantes et réelles. A travers la voix de l’auteur, Manzoni nie que la fonction de la littérature soit celle d’amuser «quella classe di uomini che non fa altro che divertirsi[197]». Au contraire, toute sa sympathie est orientée vers le peuple humble et souffrant. Comme il le soulignait dans sa Lettera sul Romanticismo, les gens humbles développent leur curiosité par le biais de rapports réels, tandis que les classes élevées le font par les habitudes scolastiques. La littérature ne doit pas recevoir des sujets qui ne délectent qu’une classe et obligent la multitude à «una reverenza non sentita nè ragionata, ma ricevuta ciecamente[198]».

Il s’en suit que, pour Manzoni, le thème érotique et le plaisir sont considérés comme propre à une condition sociale élevée qui se dédie exclusivement au loisir. La confirmation de l’appartenance sociale à éros apparaît dans un autre passage du Fermo e Lucia concernant l’épisode de Gertrude. D’après Manzoni, les pauvres gens ne sont pas prédisposés aux effusions érotiques. De plus, il soutient que l’exclusion d’éros dans la narration sollicite le renouvellement de la forme romanesque et des solutions expressives employées.

Le fait d’associer des caractères émotifs à des groupes sociaux font plus ou moins écho à certaines positions de Rousseau. Vincenzo di Benedetto remarque que nous pouvons considérer le dialogue inséré dans la Seconde Préface de La Nouvelle Héloïse comme «il precedente più diretto della “Digressione” [manzoniana][199]». Rousseau expose son avis sur la façon correcte d’écrire les romans et il projette une nouvelle manière de les concevoir. Il croit que les valeurs exemplaires que l’auteur de romans utilise dans son ouvrage, appartiennent toujours aux citoyens d’un niveau social élevé. Rousseau constatait aussi que, dans les romans, les protagonistes étaient habituellement des gens élégants et mondains. Rousseau propose aux écrivains de changer leur groupe social de référence et d’assumer des protagonistes de la campagne. Par un processus analogue à celui que Manzoni utilisera, Rousseau remarque que les romans à la mode peuvent avoir un effet négatif sur les gens humbles.

Un autre passage dans lequel Manzoni expose ses idées sur l’effet dangereux des passions chez les paysans, se trouve dans la Lettre à Mr. Chauvet, à travers l’analyse de l’Andromaque de Racine. Par rapport aux manifestations d’éros, Manzoni soutient que la religion est porteuse d’une interdiction. Or, dans la Morale Cattolica, Manzoni écrivait déjà que «il gusto della Chiesa […], nutrito dai pensieri santi e magnanimi dell’altra vita, avvezzo alla vittoria degli impeti sensuali d’ogni sorte, intento a regolare colla ragione e con la prudenza ogni sui atto[200]». L’amour entre Renzo et Lucia ne sera pas effacé, mais ses manifestations seront interdites. Toutes les passions non autorisées sont remplacées par un modèle affectif différent qui canalise la force dévastatrice d’éros dans les valeurs de la commisération, de l’amour envers son prochain et du sacrifice. Pour contrôler les manifestations d’éros en littérature, Manzoni fait aussi intervenir les raisons du caractère social et littéraire à la fois. La révision de la première édition de son roman conduira l’auteur à supprimer tous les aspects suspects, y compris la Digression sur l’Amour analysée.

Le contrôle de l’amour passionnel se caractérise comme un élément nouveau dans l’économie du roman manzonien, et aussi dans le genre romanesque en général. Pour permettre au roman de rebondir, l’auteur est obligé d’employer des solutions stylistiques innovantes. Sans rentrer dans le détail, nous pouvons nous hasarder à un parallélisme curieux entre la solution narrative chez Manzoni et la solution métrique chez Dante. Dans La Divina Commedia, l’originalité de la terza rima est constituée de «l’effet d’inachèvement strophique du tercet [qui crée] le principe d’enchaînement continu[201]», or Manzoni emploie un processus analogue dans la structure narrative de son roman. L’inachèvement de l’histoire amoureuse déclenche un principe d’enchaînement continu de vicissitudes en apparence éloignées de l’histoire des amants. La résolution métrique de Dante prévoyait dans un tercet la fin d’un vers en suspens pour que celui-ci puisse se relier au tercet suivant. De la même manière, l’organisation diégétique du roman manzonien introduit ponctuellement un personnage qui ne “rime” pas avec le contexte narratif, sinon pour le relier à ce qui suit. Dans ce parfait système de raccords, nous apercevons la main douce de l’artisan qui construit son œuvre mais que Manzoni pousse le lecteur à associer à l’action de la Providence.

Nous avons vu que Denis de Rougemont soutenait, en 1927, l’impossibilité d’écrire un roman sans obstacles. Manzoni connaissait cette contrainte bien avant que l’intellectuel suisse élabore au jour son essai sur l’amour. A cet égard, l’écrivain italien multiplie les entraves avec le souci d’une vraisemblance afin de rendre le lecteur, encore plus sensible à l’histoire. Pourtant, une propriété différente est visible entre les obstacles employés par Manzoni et ceux dont parle de Rougemont. Les empêchements entre Tristan et Iseut avaient la fonction d’augmenter la passion entre les personnages pour conduire à la conclusion du roman et à la mort des amants. Parallèles mais de signes opposés, les obstacles entre Renzo et Lucia n’augmentent pas la passion, ils conduisent à la conclusion des tribulations des amants dans le mariage et à la mort du roman. La différence d’accent que les propriétés différentes des entraves donnent au roman est capitale. Dans l’histoire de Tristan et Iseut le roman se conclut, dans l’histoire de Renzo et Lucia le roman meurt. Le caractère de cette éventualité est bien exprimé par Manzoni à la fin de son roman. Après le mariage des jeunes fiancés, il assure qu’aucun accident ne perturbera la vie des époux car «da quel momento in poi [condussero], una vita delle più tranquille, delle più felici, delle più invidiabili; di maniera che, se ve l’avessi a raccontare, vi seccherebbe a morte[202]». Autrement dit, si de Rougemont avoue que l’élément vitale du roman est la passion, Manzoni démontre indirectement que sans la passion le roman meurt.

De la rédaction du Fermo e Lucia à celle de I Promessi Sposi, Manzoni s’engage à réduire au maximum l’utilisation du terme “Amour”. En effet, dans la version définitive de son roman, les manifestations de la pulsion qui se crée entre les amants sont normalement évitées. Le peu d’exceptions s’explique par des raisons particulières où la valeur passionnelle du terme est diminuée fortement.

Pour indiquer le sentiment qui lie Renzo et Lucia, le mot “amour” est employé seulement par l’intercession d’un personnage. Par exemple, dans le troisième chapitre de I Promessi Sposi, pour exposer le sentiment amoureux de Renzo pour Lucia, le narrateur préfère le mettre en parallèle avec l’amour maternel de Agnese pour sa fille, « con l’amore diverso che ognun d’essi portava a Lucia[203]». En ce qui concerne Lucia, dans le chapitre vingt-huit, nous trouvons un passage où le terme peut assumer une nuance érotique. Pourtant, ce n’est pas la jeune fille qui prononce ce mot mais le narrateur qui l’emploie à sa place. Lors de la conversation entre Lucia et la Sœur dans le monastère de Monza, Manzoni écrit que l’histoire de la jeune fiancée gardait:

mescolato per tutto un sentimento, una parola, che non le pareve possibile di proferire, parlando di sé; e alla quale non avrebbe mai trovato da sostituire una perifrasi che non le paresse sfacciata: l’amore[204].

Par contre, Manzoni donne beaucoup d’importance à la valeur chrétienne du mot “amour”, et c’est à ce domaine sémantique qu’il faut rapporter ce terme dans son ouvrage. L’utilisation du mot est souvent référé au Cardinal Borrromeo et au Frère Cristoforo, véritables porteurs du sentiment chrétien.

En revanche, certains critiques interprètent différemment l’opération manzonienne d’annulation de l’élément amoureux et sa réhabilitation chrétienne. Par exemple, Marco Ghezzi, dans une étude originale, recherche dans la matière symbolique qui nourrit I Promessi Sposi, les éléments pour une interprétation psychanalytique. Il assimile «l’intero assetto poetico della compagine narrativa de I Promessi ad una articolata fantasia di desiderio[205]». D’après le critique, le cœur de la fantasie poétique de l’auteur est formé par les tendances amoureuses infantiles que Manzoni continue à nourrir. Ghezzi considère le couple Renzo et Lucia comme l’image symbolique d’une autre relation, c’est-à-dire le jeune Manzoni et sa mère. Le caractère incestueux de ce lien, élaboration du désir érotique du fils par rapport à la mère, déterminerait la conduite et la réserve de Lucia à embrasser toutes les volontés de Renzo. Si nous considérons cet aspect psychique de Manzoni, nous comprenons mieux sa décision d’omettre toutes les particularités érotiques. L’idée obsessive d’avoir perdu l’objet maternel va radicaliser la structure mentale de l’auteur. En effet, la séparation des parents du jeune Alessandro en 1792 crée une blessure profonde qui ne cicatrise pas tout à fait avec le temps. Retrouver la mère à Paris treize ans après n’empêchera pas Manzoni de nourrir un sentiment particulièrement douloureux né par cet épisode. A cet égard, il est intéressant de considérer un article de Freud intitulé Suggestion et Libido. Le père de la psychanalyse soutient ici que «l’“Eros” du philosophe Platon coïncide parfaitement, dans son origine, ses réalisations et son rapport à l’amour entre les sexes, avec l’énergie amoureuse, la libido de la psychanalyse[206]». A travers la canalisation des pulsions amoureuses vers l’objet maternel symbolisée par Lucia, Manzoni peut décliner et faire rentrer dans son roman le désir peccable d’éros. En même temps, la complexité des règles religieuses et morales assimilée lors de la conversion au catholicisme voile tout l’univers viscéral de l’auteur. Selon cette perspective, nous sommes censés supposer que la présence de la libido, remplaçant éros, garantit l’essence spirituelle dont s’alimente le genre romanesque et cerné dans le chapitre précédent. L’adhésion littéraire entre la forme et le contenu, entre le genre romanesque et la passion, est assurée à travers la présence du désir incestueux demeurant au fond de Manzoni.

 

3 – Lucia et Gertrude ou l’ange du foyer et la femme coupable

Présenter le personnage d’une jeune fille comportait des difficultés pour un écrivain qui avait l’exigence de ne souligner aucun aspect érotique. Manzoni se trouve face de ce problème pour les deux personnages féminins les plus intéressants de son roman, c’est-à-dire: Lucia et Gertrude. La fonction narrative des deux filles est spéculaire et, à travers leur histoire personnelle, traduit dans la réalité pragmatique le message idéologique de l’auteur.

Lucia incarne les valeurs de la famille, de la maison et du travail. Par ce personnage, se réalise le processus de réduction bourgeoise de la femme dans l’espace domestique du foyer, commencé avec le roman anglais du XVIIième et XVIIIième siècle. Elle est aussi le symbole d’une attitude chrétienne qui dépasse fortement sa position sociale. Les traits psychologiques qui la caractérisent sont la pudeur et la modestie par rapport à la vie. A la différence de Renzo et de Gertrude qui exercent une forme de séduction par rapport au monde, Lucia n’est pas attirée par les aventures et les imprévus. Différemment que son futur époux, elle est apparemment passive et moins dynamique. L’espace dans lequel elle opère est souvent circonscrit (la maison, le château, le couvent) car il symbolise son introversion et la capacité de se replier sur elle-même et aussi sur la foi religieuse.

Dans l’imaginaire de Renzo, Lucia est toujours associée à l’image du bien et du salut. En même temps, elle agit sur la conduite de l’époux grâce à sa modération qui représente un véritable frein à l’impulsivité. D’une certaine façon, elle prend la figure de la femme-ange, médiatrice entre l’homme et Dieu, qui a eu tant de succès dans le cosmos de la littérature. A la suite de son élévation idéologique, Lucia subit une sorte de compression de sa pulsion vitale et amoureuse. Cela l’empêche de développer une véritable et crédible identité féminine.

Gertrude est la contrepartie de Lucia. Elle fait son apparition dans le roman au chapitre IX, lorsque Lucia entre au convent de Monza où Gertrude est claustrée. Manzoni dédie à ce personnage secondaire un chapitre entier afin de bien présenter son histoire au lecteur. Par rapport au Fermo e Lucia, l’épisode de Gertrude est réduit et modifié dans I Promessi Sposi. Cependant, l’histoire de la jeune religieuse continue de représenter un véritable roman dans le roman qui s’engage dans l’analyse psychologique et la dénonciation du cadre social du XVIIième siècle. Gertrude est aussi une victime du même monde qui empêche Renzo et Lucia de se marier, d’un monde où les rapports de force déterminent les dynamiques personnelles et privées des faibles.

Victime des pressions du père, Gertrude sera obligée à embrasser la vie du convent et, dévorée par une angoisse atroce, elle adoptera le même comportement tyrannique sur ses compagnes. Autrement dit, elle va reproduire dans le convent l’ordre pervers dans lequel elle a grandi. Une fois enfermée dans le couvent, les pulsions réprimées d’éros, amplifiées par l’impossibilité de réagir à l’ordre social dont elle est victime, jaillissent avec autorité. Sa relation amoureuse avec Egidio, véritable paroxysme de sa crise morale et spirituelle, la pousse à soutenir le crime afin de cacher ses amours interdites. L’histoire de la Sœur est un épisode de perdition sans réaction où la jeune se laisse transporter par les attractions mondaines, l’amour et l’ennui.

Avec l’épisode de Gertrude, Manzoni envisage la thématique de l’amour coupable condamné par l’atmosphère chrétienne de l’ouvrage. Pourtant, même dans cet épisode l’auteur préfère éviter une représentation directe de la passion qui réside dans l’âme de la jeune Sœur. Par contraste, la neutralisation de ce sentiment est ici plus remarquable qu’ailleurs. Manzoni a saisi la nature de la femme par la lumière chrétienne seulement. A l’époque classique, les personnages féminins acquéraient une forme de noblesse lorsqu’ils assumaient le caractère stoïque et fort typiquement masculin. Au contraire, à l’époque chrétienne la conduite la plus vertueuse que les femmes peuvent atteindre est l’abnégation à la volonté du Seigneur. C’est pourquoi le progressif pervertissement de Gertrude est condamné sans expiation et montré comme exemple scandaleux. En revanche, depuis le début du roman la figure de Lucia vit la dimension délicate de la religion en cohérence avec son humble condition sociale.

A la suite de cette brève présentation, nous allons maintenant observer plus en détail les caractéristiques de ces deux personnages féminins.

Dans une étude dédiée aux figures féminines mazoniennes, Verina Jones fait une constatation intéressante. Elle remarque que, au niveau textuel, les deux femme, Lucia et Gertrude, sont construites «come antitetiche e identiche al tempo stesso[207]». Autrement dit, les deux personnages sont l’image spéculaire en négatif l’un de l’autre. Cette opposition se manifeste tout au long du roman mais, avec plus d’importance, lorsque Manzoni nous donne un portrait détaillé de leur physionomie.

Les deux portraits apparaissent quand les personnages sont introduits dans le roman. A savoir, Lucia à l’occasion du mariage manqué au début du roman; Gertrude au moment où Lucia la voit pour la première fois dans le convent. Pour mieux percevoir leur image, il est utile de reporter une partie de la description que Manzoni fait des deux jeunes femmes. Lucia nous est présentée comme suit:

I neri e giovanili capelli, spartiti sopra la fronte, con una bianca e sottile drizzatura, si ravvolgevan dietro il capo, in cerchi molteplici di trecce, trapassate da lunghi spilli d’argento, che si dividevano all’intorno, quasi a guisa de’ raggi d’un aureola come ancora usano le contadine nel milanese. Intorno al collo aveva un vezzo di granati alternati con bottoni d’oro a filigrana: portava un bel busto di broccato a fiori, con le maniche separate e allacciate de bei nastri: una corta gonnella di filaticcio di seta, a pieghe fitte e minute, due calze vermiglie, due pianelle, di seta anch’esse, a ricami[208].

 

En ce qui concerne le portrait de Gertrude, les critiques Luzi et Busnelli ont observé que la source directe de Manzoni était La Religieuse de Diderot[209]. L’auteur écrit que:

Il suo aspetto, che poteva dimostrar venticinque anni, faceva a prima vista un’impressione di bellezza, ma d’una bellezza sbattuta, sfiorita e, direi quasi, scomposta. Un velo nero, sospeso e striato orizzontalmente sulla testa, cadeva dalle due parti, discosto alquanto dal viso; sotto il velo, una bianchissima benda di lino cingeva, fino al mezzo, una fronte di diversa, ma non d’inferiore bianchezza; un’altra benda a pieghe circondava il viso, e terminava sotto il mento in un soggolo, che si stendeva alquanto, sul petto, a coprire lo scollo d’un nero saio. Ma quella fronte si raggrinzava spesso, come per una contrazione dolorosa; e allora due sopraccigli neri si ravvicinavano, con un rapido movimento. Due occhi neri, neri neri anch’essi, si fissavano talora in viso alle persone con un’investigazione superba; talora si chinavano in fretta, come per cercare un nascondiglio; in certi momenti, un attento osservatore avrebbe argomentato che chiedessero affetto, corrispondenza pietà […]. Le gote pallidissime scendevano con u contorno delicato e grazioso, ma alterato e reso mancante da una lenta estenuazione. Le labbra, quantunque appena tinte d’un roseo sbiadito, pure, spiccavano in quel pallore.

[…] La grandezza ben formata della persona scompariva in un certo portamento, o compariva sfigurata in certe mosse repentine, irregolari, o troppo risolute per una donna, non che per una monaca.. […] Dalla benda usciva sur una tempia una crocchetta di neri capelli; cosa che dimostrava o dimenticanza o disprezzo della regola che prescriveva di tenerli sempre corti[210].

Le résultat de ces descriptions se fonde sur des stéréotypes assez différents et pour certains aspects opposés. Cela signifie que les traits que les deux femmes ont en commun assument une valeur divergente. Par rapport à certaines données physiques qui caractérisent les personnages, les spécialistes anglais Wellek et Warren ont souligné la dichotomie qui existe entre la femme blonde et la femme brune. Ils constatent que fréquemment «the blond in the home-maker, unexciting but steady and sweet. The brunette – passionate, violent, mysterious, alluring, and untrustworthy – gather up characteristics of the Oriental, the Jewish, the Spanish, and the Italian as see from the point of view of the Anglo-Saxon[211]». En s’appuyant sur cette affirmation, nous pouvons observer que, si au niveau textuel les deux personnages s’opposent, seule Gertrude se conforme au canon littéraire tandis que Lucia le viole.

La none de Monza est certainement une belle femme mais sa beauté est perturbée par une série d’éléments. Le portrait de Gertrude est caractérisé par la pâleur et l’obscurité, c’est-à-dire par les traits typiques qui domineront l’iconographie de la femme fatale au XIXième siècle. Le contraste que nous observons entre ses sourcils, les yeux et les cheveux noirs et sa pâleur se prolonge dans l’opposition chromatique du costume monacal. Les répétitions d’allusions à son caractère mystérieux et aux passions secrètes qui la perturbent, désignent la none comme symbole de la beauté brune et contaminée. Bien qu’enfermée dans le couvent, la figure de Gertrude possède certains éléments subtilement érotiques encore plus remarquables par la chaste dimension monastique. L’attention que l’auteur donne aux lèvres de la jeune femme, le particulier de la mèche de cheveux sur la tempe qui transgresse la règle claustrale, montrent au lecteur un personnage ambiguë, troublant et troublé à la fois.

Si la disharmonie et l’irrégularité définissent bien le personnage de Gertrude, la figure de Lucia montre des traits légers et réguliers. Les cheveux de la jeune promise sont ordonnés et bien disposés sous forme de tresses, les émotions que l’auteur décrit sur son visage le jour de son mariage manqué, sont naturelles et normales, non accentuées. Lucia représente la négation de la beauté perturbée de Gertrude. A vrai dire, Manzoni spécifie au lecteur qu’en dernière analyse Lucia n’est pas à proprement parlé belle. En effet, si nous comparons les trois éditions du roman, il est facile d’observer que la jeune fiancée subit une réduction sensible de sa beauté. Son portrait se détache progressivement de l’archétype édifiant de la femme idéale pour se tourner vers le foyer, c’est-à-dire vers la femme sérieuse des murs domestiques, humble et laborieuse. Indicatif de cette transformation, la couleur brune des cheveux de Lucia qui la rapproche beaucoup plus de la réalité de la campagne milanaise et donc de la femme commune. Manzoni préfère rattacher l’image de sa protagoniste à celle d’un groupe de personnes réellement existant et l’éloigner de la mystificatrice image littéraire. Par le personnage de Lucia, Manzoni établit son référent à la réalité et refuse le canon purement littéraire. Lucia incarne la bonne femme du foyer dont parlera Michelet dans son ouvrage L’Amour.

Le rapprochement des deux femmes en opposition ne se crée pas seulement par des détails esthétiques mais aussi par des éléments fonctionnels à la morale manzonienne. Dans la digression contenue que nous avons observée dans Fermo e Lucia que nous avons observé, Manzoni se promettait de ne pas montrer les protagonistes du roman amoureux. En revanche, la forme d’amour que l’auteur refuse de manifester pour les époux promis est fortement présentée par Gertrude. Celle-ci est amoureuse et Manzoni s’engage à étudier délicatement en elle tous les aspects et les progrès de la passion.

La none de Monza est victime d’un amour-péché car il est «un amore terreno, una passione esclusiva che distoglie Gertrude dai suoi doveri verso Dio[212]». Manzoni savait bien que l’amour terrestre était le seul à être considéré dans les romans d’amour. Dans I Promessi Sposi, la passion ne pouvait pas avoir un espace privilégié dans l’économie du roman car, nous l’avons vu, éros s’oppose à l’agapè chrétienne. Autrement dit, Manzoni fait attention au mélange des composantes qui peuvent corrompre son message chrétien et sa célébration de la Providence. Le seul amour qui n’est pas interdit est celui envers Dieu tandis que sont inadmissibles les amours passionnelles, tel celui entre Gertrude et Egidio. Bien que réduite par rapport à la première édition, l’histoire de la none de Monza reste dans l’édition définitive du roman puisque de Gertrude, l’auteur peut écrire ce qu’il ne pouvait pas écrire pour Lucia. En effet, nous pouvons avouer que Gertrude est l’autre visage de Lucia et que les deux expriment la totalité du sentiment amoureux: la none, l’élément tragique et passionnant, la jeune épouse l’élément de réconciliation et la communion.

Denis de Rougemont constatait que, dans nos littératures, la voix de l’amour passionnel s’articulait souvent autour de l’adultère. Conforme à cette règle et par opposition directe à la profondeur du dogme chrétien, Manzoni utilise le scandale de l’adultère dans sa forme la plus sublime pour exprimer l’amour-passion. La belle none n’est pas Iseut qui trahit la fidélité du roi Marc et transgresse les règles sacrées mais toutes inclinées à la sauvegarde de l’ordre social. Gertrude, depuis la cérémonie solennelle de sa profession, est mariée avec Dieu donc son adultère se charge d’une valeur complètement sacrée et spirituelle symboliquement infranchissable. L’amour de Gertrude représente le plus haut degré d’infidélité concevable. Sur le champ consacré d’un couvent, nous assistons à la bataille suprême qui se consomme entre les forces divines qui gouvernent le cœur de l’être humain: Agapè et Eros.

* * *

Suite à notre esquisse, nous pouvons constater que le roman manzonien se caractérise par une série d’éléments qui expliquent l’attention que cet ouvrage a toujours suscité chez les critiques et son succès auprès du public.

Dans la formation de l’écrivain,son séjour à Paris représente un moment fondamental. Après avoir retrouvé sa mère, c’est dans la capitale française que Manzoni mûrit un sentiment religieux qui aboutira à sa conversion au catholicisme lors de son retour à Milan. L’attention portée aux gens humbles selon les préceptes chrétiens et les nouvelles idées du courant romantique, conduisent Manzoni à concevoir un œuvre littéraire de grande diffusion. L’idée d’écrire un roman afin de stimuler le sentiment religieux chez le lecteur se révèle riche de difficultés au niveau de la composition. Raconter l’histoire d’un couple posait le problème de se mettre en présence du sentiment amoureux et donc de pouvoir corrompre la candeur du message chrétien. Pour éviter cette éventualité, Manzoni décide d’annuler toutes formes de manifestations affectives entre les époux promis. Le seul épisode troublant est celui de la none de Monza, véritable coup de vent passionnel condamné sans pitié.

Afin de pouvoir développer son histoire, Manzoni emploie une technique narrative qui lui permet d’associer une série de personnages et d’entrelacer une série. Cependant, les obstacles employés par Manzoni au lieu d’augmenter la tension pulsionnelle entre les amants ont le but d’élargir le tissu narratif et donc de délayer la passion. Si dans le Tristan et Iseut la passion étaient directement proportionnelle aux obstacles, dans l’ouvrage de Manzoni cette proportion est bouleversée.

Conclusion

Le but de ce travail était d’examiner les ressemblances et les différences entre deux conceptions de l’Amour. A travers les deux œuvres que nous venons d’étudier, la nature du sentiment amoureux qui gouverne les pulsions occidentales semble se dessiner dans sa totalité. En effet, les deux théories analysées sont la traduction en termes culturels d’une attitude comportementale contenue dans le mythe moderne de Tristan et Iseut.

Dans la première partie de notre étude, nous avons remarqué que les deux positions discordantes de Michelet et de Rougemont s’appuient sur certaines composantes communes. Le mariage représente le point de départ des spéculations formulées par les auteurs considérés. De Rougemont affirme que l’institution du mariage en Occident s’appuie sur une conception passionnelle de l’amour. La nature paradoxale du mariage moderne résulte de cette contradiction profonde, expression de la volonté de se conformer à la morale dominante afin de pouvoir la transgresser. L’essence de l’amour-passion est fortement subversive et trouve sa source spirituelle dans la philosophie manichéenne des cathares. Au contaire, Michelet s’engage à enfermer tout le côté passionnel du sentiment amoureux à l’intérieur des murs domestiques et il considère que l’union du couple par le mariage est le seul moyen de conciliation des amants. C’est à travers l’exaltation du quotidien que Michelet croit possible le développement de l’Amour.

Dans ces deux angles d’approche, la figure polymorphique de la femme acquiert un rôle central dans le développement des théories analysées. Depuis l’antiquité, la vision aristotélicienne, à forte tendance misogyne, conditionnera toute la culture occidentale. Au Moyen-âge une nouvelle image ainsi qu’une nouvelle fonction de la dame sont finalement élaborées. De Rougemont croit que le fond de cette opération demeure la religion cathare qui concevait la femme comme la Lumière salvatrice. Pour les albigeois, la passion représente la tension, le véritable élan qui permet de se détacher de la nuit terrestre pour joindre le jour de l’au-delà et accomplir la volonté d’éros. La femme conceptuelle, symbole du désir suprême, est le moyen par lequel l’homme peut abandonner tous les biens matériaux. Au contraire, la femme toute terrestre de Michelet, mécanisme organique à étudier et à comprendre, subit une élévation diamétralement opposée à celle dont parle de Rougemont. Toute la pietas chrétienne contenue en agapè assume une valeur fortement sensuelle. La femme devient capable de sauver les pêchés des hommes, sa Passion mensuelle reproduit avec un cycle naturel le geste suprême du Christ. Pour l’historien, approfondir l’Amour signifie assumer cette réalité et rendre stable la vie du foyer en réponse à la vie altérée du corps féminine.

La liaison particulière entre l’amour-passion et la forme romanesque qui fonde ses racine dans l’Antiquité, nous a permis une nouvelle interprétation de l’ouvrage de Michelet. Mythe et Roman se combinent ensembles jusqu’à ce que l’un devienne l’intériorisation de l’autre, permettant à l’individu singulier de traduire en activité psychologique les fonctions comportementales collectives du mythe. En revanche, selon de Rougemont, la force romanesque d’éros, sortant de son contexte d’origine, perd son caractère primitif et ne devient en littérature qu’une rhétorique stérile. Avec l’intellectuel suisse, le mythe entré en littérature se démocratise, c’est-à-dire qu’il perd son contenu sacré et agit sur nous comme force mystificatrice. L’essai de Michelet qui donnait l’impression de négliger tout le côté tragique de l’Amour, dévoile sous la forme romanesque de sa rédaction, un côté passionnel caché.

L’impression que donne le roman d’être obligé d’exprimer seulement la qualité passionnelle du sentiment amoureux, est mise en discussion par l’analyse que nous avons effectué sur l’ouvrage I Promessi Sposi de Alessandro Manzoni. Raconter l’histoire de deux amants qui, suite à une série d’empêchements extérieurs, ne pouvaient pas célébrer leur mariage, pose à l’auteur des difficultés remarquables. Suite à sa conversion au catholicisme, Manzoni développe un intérêt particulier pour les gens du commun et il s’engage à une éducation sentimentale sous l’influence de la religion chrétienne. La solution de l’écrivain italien est radicale puisque les obstacles qu’il emploie et la fonction des personnages de raccord est de limiter la composante passionnelle. Pourtant, il n’arrivera pas à effacer complètement la présence d’éros dans son roman. Bien que réduit par rapport à la première édition, l’épisode de la none de Monza apparaît comme le passage narratif le plus efficace.

Suite à notre recherche, il est intéressant d’observer que l’opposition perpétuelle et difficilement franchissable, qui caractérise éros et agapè semble révéler une curieuse solution. Autrement dit, le genre romanesque semble être la seule dimension dans laquelle les deux qualités principales de l’Amour peuvent finalement s’embrasser. Le roman nécessite des obstacles pour rebondir. Cependant, nous pouvons différencier la propriété des obstacles dans les romans qui célèbrent la passion de celle des romans qui célèbrent la communion des amants. Cette différence aboutit à deux résultats différents. D’un côté, dans les romans écrits sous l’influence d’éros, l’histoire aboutit à la conclusion du roman et à la mort des amants. De l’autre côté, dans les romans écrits sous l’influence d’agapè, l’histoire se conclue avec le mariage des amants et la mort du roman. Paradoxalement, c’est donc dans la contradiction même des romans qui nient la passion pour exalter agapè que les deux forces amoureuses cohabitent. Pendant le déroulement de l’histoire, la passion trouve son expression par la forme romanesque et agapè par le contenu de la thématique développée.

 

Bibliographie générale

1. Chapitre | Mariage: obstacle ou consécration de l’amour

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3. Chapitre | Amour et Roman: Un Mariage en letterature?

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4. Chapitre | hypothèses d’étude sur I Promessi Sposi de Alessandro Manzoni

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    6. Guido BALDI, Dal Testo alla storia, dalla storia al testo (vol. III), Paravia, Torino, 1993.
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  11. André ROUSSEAUX, Littérature du XXéme siècle, tome 2, A. Michel, Paris, 1962.
  12. TABLE RONDE (revue de la) numéro spéciale sur l’Amour courtois et les hérésies de la passion, Paris, janvier 1956, à l’occasion de la publication de l’ Amour et l’occident édition révisée; avec la collaboration de R. Amadou, Ch. Camproux, J. Chardonne, H. Corbin, M. Eliade, Roland-Manuel, René Nelli, Robert Poulet, A.-M. Schimidt, Pierre Sipriot.
  13. Eugène VINAVER, Études sur le “Tristan” en prose, Champion, Paris, 1925.

[1] Cf. Carlo Di Girolamo, La Letteratura romanza medievale, Il Mulino, Bologna, 1994.

[2] Jules Michelet, L’Amour, Calmann-Lévi éditeur, Paris, 1879, p. 5.

[3] Ibid, p. 5.

[4]Jules Michelet, L’Amour, (op. cit.), p. 2.

[5] Denis de Rougemont, L’amour et l’Occident, édition définitive, Bibliothèque 10/18, Paris, 2004, p. 25.

[6] Jules Michelet, L’Amour, (op. cit.), p. 1.

[7]Ibid, p. 2.

[8] Henri Morier, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, P.U.F., 1961, p. 264-271.

[9] Pierre Brunel, Mythes et littérature, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1994, p. 10.

[10] Ibid, p. 10.

[11] Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, (op. cit.), p. 19.

[12] Johan Huizinga, L’Automne du Moyen-Âge, trad. J. Bastin, Payot, Paris, 1977, p. 130.

[13] Ibid, p. 130.

[14] Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, (op. cit.), p. 61.

[15] Cf. Carlo Di Girolamo, La Letteratura romanza medievale, (op. cit.).

[16] Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, (op. cit.), p. 136.

[17] Ibid, p. 141.

[18] Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, (op. cit.), p. 141.

[19] Jules Michelet, L’Amour, (op. cit.), titre du livre premier, p. 46.

[20] C. Castello, “La definizione del matrimonio secondo Modestino”, Atti del coll. romanistico – canonico, Univ. Pont. Lateran., 1979, p. 2697 – 298.

[21] Jean Gaudemet, Le mariage en Occident, Les Éditions du Cerf, Paris, 1987, p. 26.

[22] Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’état, Éditions Sociales, Paris, 1983, p. 155.

[23] Ibid., p. 158.

[24] Eileen Power, Les femmes au Moyen Age, Aubier, Paris, 1976, p. 46.

[25] Régine Pernoud, Les Origines de la bourgeoisie, Presses Universitaires de France, Paris, 1947, p. 14.

[26] Barbara Lafond-Klttlitz, De l’Amour courtois à «l’amour marié», Peter Lang, coll. Contacts, Berne, 2005, p. 83.

[27] Ibid., p. 84.

[28] Barbara Lafond-Klttlitz, De l’Amour courtois à «l’amour marié», (op. cit.), p. 87.

[29] Cf. Jean Delumeau, La Civilisation de la Renaissance, Arthaud, Paris, 1973.

[30] Barbara Lafond-Klttlitz, De l’Amour courtois à «l’amour marié», (op. cit.), p. 88.

[31] Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’état, (op. cit.), p. 158-159.

[32] Friedrich Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, Editions Sociales, Paris, 1977, p. 45.

[33] Cf. Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Presses Pocket, Paris, 1989.

[34] Depuis l’épître aux Éphésiens (5, 33) le mariage est qualifié sacramentum mais le sens de ce terme se fixe progressivement. Son caractère sacramental, image de l’union entre le Christ et l’Église, sera réitérée au Concile de Trente. Cf. Jean Gaudemet, Le mariage en Occident, (op. cit.), p. 188.

[35] Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, édition définitive, Bibliothèque 10/18, Paris, 2004, p. 18.

[36] Pierre Sipriot, Table Ronde (revue de la), numéro spéciale sur l’Amour courtois et les hérésies de la passion, Paris, janvier 1956, p. 9.

[37] Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, (op. cit.), p. 16.

[38] Ibid.

[39] Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, (op. cit.), p. 21.

[40] Ibid., p. 23.

[41] Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, (op. cit.), p. 153.

[42] Ibid., p. 118.

[43] Cf. Eugène Vinaver, Études sur le “Tristan” en prose, Champion, Paris, 1925.

[44] Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, (op. cit.), p. 67.

[45] Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, (op. cit.), p. 298.

[46]Ibid., p. 36.

[47] Ibid., p. 308.

[48] Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, (op. cit.), p. 300.

[49] Ibid., p. 310.

[50] Anders Nygren, Erôs et Agapè, Aubier Édition Montaigne, Paris, 1952, p. 238.

[51] Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, (op. cit.), p. 69.

[52] Anders Nygren, Erôs et Agapè, (op. cit.), p. 21.

[53] Ibid., p. 233.

[54] Jules Lamaître, L’Amour selon Michelet, dans Les Contemporains, étude et portraits littéraires – septième série, Société Française d’Imprimerie et de Librairie, Paris, 1898, p. 49.

[55] Jules Michelet, L’Amour, Calmann-Lévi éditeur, Paris, 1879, p. 32.

[56] Arimadovan Govindane, Edition et étude critique de l’Amour de Jules Michelet, sous la direction de Paul Viallaneix, Thèse de troisième cycle de Littérature Française, Clermont-Ferrand 2, 1975, p. 2.

[57] Jules Michelet, L’Amour, Calmann-Lévi éditeur, Paris, 1879, p. 108.

[58] Cf. Jules Michelet, L’Amore, introduzione di Franco Fortini, Rizzoli, Milano, 1987.

[59] Jules Michelet, L’Amour, (op. cit.), p. 143.

[60] Jules Michelet, L’Amour, (op. cit.), p. 345.

[61] Ibid., p. 397.

[62] Jules Michelet, L’Amour, (op. cit.), p. 13.

[63] Ibid., p. 404.

[64] Ibid.

[65] Ibid., p. 405.

[66] Arnaut Daniel, fragment de chanson cité dans l’œuvre de Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, (op. cit.), p. 130.

[67] Guillaume de Poitiers, fragment de chanson cité dans l’œuvre de Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, (op. cit.), p. 131.

[68] Roland Barthes, Michelet par lui-même, Édition du Soleil, Paris, 1954, p. 132.

[69] Monique A. Piettre, La Condition féminine à travers les âges, Marabout Université, Verviers, 1974, p. 11.

[70] Selon certains anthropologues, l’existence des divinités féminines dans la culture grecque laisse ouvertes des hypothèses à propos de l’existence d’une organisation matriarcale qui, dans l’évolution des sociétés humaines, aurait précédé celle patriarcale. Cf. Claude Mossé, La Femme dans la Grèce antique, Edition Albin Michel, Paris, 1983.

[71] Cf. Eva Cantarella, L’Ambiguo Malanno: condizione e immagine della donna nell’antichità greca e romana, Editori Riuniti, Roma, 1985.

[72] Carl Gustav Jung, Les Racines de la conscience, traduit de l’allemand par Yves Le Lay, Édition Bouchet / Chastel, Paris, 1995, p. 89.

[73] Ibid., p. 96.

[74] Ibid., p. 97.

[75] Françoise Collin, Evelyne Pisier, Eleni Varikas, Les Femmes de Platon à Derrida (anthologie critique), Plon, 2000, p. 31.

[76] Eileen Power, Les Femmes au Moyen Âge, traduit de l’anglais par Jean-Michel Denis, Aubert Montaigne, Paris, 1979, p. 20.

[77] Ibid., p. 15.

[78] Bram Dijkstra, Les Idoles de la perversité, Seuil, Paris, 1992, p.20.

[79] Ibid.

[80] Bram Dijkstra, Les Idoles de la perversité, (op. cit.), p. 21.

[81] Thorstein Veblen, La Théorie de la classe de loisir, Gallimard, Paris, 1970, p. 27.

[82]Bram Dijkstra, Les Idoles de la perversité, (op. cit.), p.24.

[83]Armanda Guiducci, introduction à: Denis de Rougemont, L’Amore e l’Occidente, traduit du français par Luigi Santucci, Biblioteca Universale Rizzoli, Milano, 1977, p. 26.

[84] Costanzo Di Girolamo, I Trovatori, Bollati Boringhieri, Torino, 1996, p. 68.

[85] Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, (op. cit.), p. 79.

[86] Ibid., p. 65.

[87] Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, (op. cit.), p. 25.

[88] Ibid., p. 194.

[89] Cf. Armanda Guiducci, introduction à: Denis de Rougemont, L’Amore e l’Occidente, traduit du français par Luigi Santucci, (op. cit.).

[90] Ibid., 34.

[91] Cf. Karen Horney, La Psychologie de la femme, Payot, Paris, 1969.

[92] Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, (op. cit.), p. 335.

[93] Ibid.

[94] Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, (op. cit.), p. 341.

[95] Ibid.

[96] Ibid., p. 347.

[97] Ibid., p. 309.

[98] Cf. Armanda Guiducci, introduction à: Denis de Rougemont, L’Amore e l’Occidente, traduit du français par Luigi Santucci, (op. cit.), p. 46.

[99] Cf., Vincent Kaufmann, Ménage à trois littérature, médecine, religion, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq, 2007.

[100] Bram Dijkstra, Les Idoles de la perversité, (op. cit.), p. 40.

[101] Jules Michelet, L’Amour, (op. cit.), p. 16.

[102] Ibid.

[103] Jules Michelet, Le Prêtre, la femme et la famille, Calmann-Lévi éditeur, Paris, 1881, p. 111.

[104] Jules Michelet, L’Amour, (op. cit.), p. 37.

[105] Aussi Mircea Eliade rapporte deux légendes (une maori et un mythe des Indiens Thompson) qui expriment clairement l’identité de la substance de la Terre et de celle de la Femme. Cf. Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, Payot, Paris, 1949.

[106] Jeanne Calo, La Création de la femme chez Michelet, Librairie Nizet, Paris, 1975, p. 243.

[107] Roland Barthes, Michelet par lui-même, Édition du Soleil, Paris, 1954, p. 131.

[108] Ibid., p. 132

[109] Ibid.

[110] Jules Michelet, L’Amour, (op. cit.), p. 16.

[111] Ibid., p. 159.

[112] Ibid., p. 179.

[113] L’adoration du sacré-cœur a été idée par les jésuites et rendu hypostatique par la Sainte Marguerite-Marie d’Alacoque. Cf., Vincent Kaufmann, Ménage à trois littérature, médecine, religion, Presses Universitaire du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq, 2007.

[114] Jules Michelet, Le Prêtre, la femme et la famille, Calmann-Lévi, Paris, 1881, p. 9.

[115] Cf. Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Presses Université de France, Grenoble, 1960, p. 257-263.

[116] Jules Michelet, L’Amour, (op. cit.), p. 444.

[117] Ibid., p. 445.

[118] Jules Michelet, La Femme, Flammarion (coll. «Champs»), Paris, 1982.

[119] Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, (op. cit.), p. 15.

[120] Denis de Rougemont, (op. cit.), p. 15.

[121] Ibid, p. 54.

[122] Le mot “faute” est ici employé avec le même sens qui lui est donné par de Rougemont dans son essai, c’est-à-dire, en fonction de la morale courtoise et non pas de celle chrétienne.

[123] Denis de Rougemont, (op. cit.), p. 141.

[124] Pierre Chartier, Introduction aux grandes théories du roman, Armand Colin, Paris, 2007, p. 58.

[125] Daniel-Henri Pageaux, Forme et imaginaire du roman, Honoré Champion, Paris, 1998, p. 9.

[126] Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique, textes choisis par Claude Khodoss, Presses Universitaires de France, Paris, 1995, p. 135.

[127] Massimo Fusillo, Fra epica e romanzo, dans: Il Romanzo (volume secondo, le forme), projet et direction de Franco Moretti, Euinaudi, Torino, 2002, p. 5, (toutes les citations de l’italien sont traduites par M. Cavanna).

[128] Georges Lukacs, La Théorie du roman, Gonthier, Paris, 1963, p. 51.

[129] Thomas Pavel, Il Romanzo alla ricerca di se stesso. Saggio di morfologia storica, dans: Il Romanzo (volume secondo, le forme), projet et direction de Franco Moretti, Euinaudi, Torino, 2002, p. 35, (toutes les citations de l’italien sont traduites par M. Cavanna).

[130] René Marill Albérès, Histoire du roman moderne, Albin Michel, Paris, 1962, p. 9.

[131] Ibid.

[132] Daniel-Henri Pageaux, Formes et imaginaire du roman – perspectives sur le roman antique, médiéval, classique moderne et contemporain, textes réunis par Jean Bessière et Daniel-Henri Pageaux, Honoré Champion, Paris, 1998, p. 11.

[133] Pierre-Daniel Huet, Lettre de Monsieur Huet à Monsieur Segrais. De l’origine des Romans, Coll. Paris de Societ. Jesu., Paris, 1678, p. 4 – 5.

[134] Sophie Rabau, Le Roman Grec ancien: la passion et le jeu, dans Formes et imaginaire du roman, (op.cit), p. 22.

[135] Ibid.

[136] Ibid. , p. 24.

[137] Chariton, Le Roman de Chairéas et Callirhoé, Les Belles Lettres, Paris, 1979, p. 49.

[138] Massimo Fusillo, Naissance du roman, coll. Poétique, Edition du Seuil, Paris, 1991, p. 196.

[139] Massimo Fusillo, Naissance du roman, (op. cit.), p. 226.

[140] Denis de Rougemont, (op. cit.), p. 38.

[141] Ibid.

[142] Denis de Rougemont, (op. cit.), p. 38.

[143] Ibid. , p. 22.

[144] Ibid. , p. 261.

[145] Ernest Cassiers, La Philosophie des formes symboliques. II. La Pensée mythique, éd. De Minuit, Paris, 1972, p. 62.

[146] George Dumézil, Du Mythe au roman, Presses Universitaires de France, Paris, 1970, p. 121.

[147] Ibid. , p. 122.

[148] Claude Lévi-Strauss, Mythologiques III. L’origine des manières de table, Plon, Paris, 1968, p. 106.

[149] Daniel Madelénat, Mythe et littérature, dans le Dictionnaire des littératures de langue française (tome II), de J.- P. de Beaumarchais, D. Couty, A. Rey, Bordas, Paris, 1984, p. 1597.

[150] Ibid.

[151] Pierre Brunel, Mythes et littératures, textes réunis par Pierre Brunel, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1994, p. 9.

[152] Daniel Madelénat, Mythe et littérature, (op. cit.), p. 1598.

[153] Pierre Brunel, Mythes et littératures, (op. cit.), p. 10.

[154] La Rochefoucauld, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1964, p. 421.

[155] Pascal, Œuvres complètes (tome II), Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 2000, p. 203.

[156] Denis de Rougemont, (op. cit.), p. 192.

[157] Denis de Rougemont, (op. cit.), p. 195.

[158] Denis de Rougemont, (op. cit.), p. 205.

[159] Ibid. , p. 213.

[160] Denis de Rougemont, (op. cit.), p. 230.

[161] Ibid, p. 236.

[162]Denis de Rougemont, (op. cit.), p. 248.

[163] Ibid. , p. 250.

[164] Ibid. , p. 252.

[165] Roland Barthes, Le Discours Amoureux (Séminaire à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes 1974 – 1976), Editions du Seuil, coll. Traces Ecrites, Paris, 2007, p. 55.

[166] Ibid.

[167] Ibid. , p. 52.

[168] Jules Michelet, Journal (Tome II, 1849 – 1860), Gallimard, Paris, 1962, p. 334.

[169] Cf. Pierre Larthomas, Notions de stylistique générale, Presses Universitaires de France, Paris, 1998.

[170] Cf. Jean-Michel Gouvard (dir.), De la langue au style, Presses Universitaires de Lyon, 2005.

[171] Jules Michelet, L’Amour, (op. cit.), p. 34.

[172] Clément Caraguel, article paru le 10 décembre 1858 dans Le Charivari, tiré de: Jules Michelet, Œuvres Complètes XVIII (1858-1860), Flammarion, Paris, 1985, p. 311.

[173] Jules Michelet, (op. cit.), p.101.

[174] Jules Michelet, (op. cit.), p. 107.

[175] Ibid, p. 122.

[176] Ibid, p. 220 – 224.

[177] Jules Michelet, (op. cit.), p. 336 – 339.

[178] Ibid., p. 407 – 410.

[179]Jules Michelet, (op. cit.), p. 412.

[180] Jules Michelet, (op. cit.), p. 397.

[181] Les lectures recommandées par Burnouf à Michelet sont rapportées dans une lettre datée du 21 avril 1837: «Ward, View of the manners, history and philosophy, of the Hindus, 3 vol.; Mahabharata, épisode intéressant; Ramayana, Bopps; Harivamsa, Langlois. Je n’ai pas besoin de vous indiquer à nouveau le: Hindu Law. Les Lois de Manou. Sacountala, Chézy; Hitopadesa, charmantes sentences morales.Mémoires de Colebrooke, magnifique. Quand vous aurez lu tous ces livres, vous aurez une idée de ce qu’est le brahmanisme. Pour reconnaître les traces qu’il a laissées sur le sol indien, il faut lire: Heber, Journey to India, 2 volumes», la citation est tirée de: Jules Michelet, Œuvres Complètes XVIII (1858-1860), (op. cit.), p. 20.

[182] Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses (vol. II), Payot, Paris, 1978, p.48.

[183] Jules Michelet, Origines du droit français, dans Œuvres Complètes (vol. III), Flammarion, Paris, 1985, p. 656 – 657.

[184] Pour les éléments biographiques de l’auteur voir: Cf. Guido Baldi, Dal Testo alla storia, dalla storia al testo (vol. III), Paravia, Torino, 1993; Romano Luperini, La Scrittura e l’interpretazione (vol. II), Palombo, Palermo, 1999.

[185] Selon la thèse de Auerbach, la représentation sérieuse de la réalité quotidienne est le trait distinctif du réalisme moderne européen. Cf. Erich Auerbach, Mimésis: la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Gallimard, Paris, 1994.

[186] Le caractère florentin.

[187] Cf. Alessandro Manzoni, I Promessi Sposi, G. B. Petrini, Torino, 1974.

[188] Cf. Giovita Scalvini, Foscolo, Manzoni, Goethe: scritti editi e inediti, Einaudi, Torino, 1948.

[189] Cf. Francesco De Sanctis, Manzoni, Einaudi, Torino, 1955.

[190] Cf. Benedetto Croce, Alessandro Manzoni, Laterza, Bari, 1946.

[191] Cf. Antonio Gramsci, Letteratura e vita nazionale, Einaudi, Torino, 1950.

[192] «Les protagonistes de cette histoire […], sont deux amoureux; promis et sur le point de se marier, ils sont violemment séparés par certaines circonstances, fruit d’une volonté perverse. Leur passion est donc passée par plusieurs stades, et surtout par ceux qui lui donnent l’occasion de se manifester et de se dérouler de façon très intéressante. Cependant, on ne voit rien de tout cela», (toutes les citations de l’italien dont l’origine bibliographique française n’est pas spécifiée, sont traduites par M. Cavanna); Alessandro Manzoni, Fermo e Lucia, Fabbri Editori, Milano, 1973, p. 124.

[193] «Je suis du même avis que ceux qui disent qu’il ne faut pas écrire sur l’amour d’une façon qui permette à l’âme du lecteur de ressentir cette passion»; Ibid. , p. 125.

[194] Cf. Voir la revue: Il Conciliatore, numéro 25 du 26 novembre 1818; voir aussi: Ermes Visconti, Saggio su bello, sulla poesia e sullo stile, Laterza, Bari, 1979.

[195] Cf. Silvio Pellico, Lettere di Giulia Willet pubblicate da Orintia Romagnoli; article paru dans Il Conciliatore numéro 27 du 7 janvier 1819.

[196] «La religion a eu des écrivains doués d’un génie le plus hardi et élevé, penseurs profonds, raisonneurs calmes d’une exactitude scrupuleuse, et tous, tous sans exception ont désapprouvé les œuvres dans lesquelles l’amour est traité de la façon que vous voudriez. Oh, dites-moi sincèrement pour quelle raison je dois me persuader que tous ce gens-là n’ont pas su reconnaître ce que la vraie religion exige»; Alessandro Manzoni, Fermo e Lucia, (op. cit.), p. 126.

[197] «cette classe d’hommes qui ne fait rien d’autre que s’amuser»; Ibid., p. 128.

[198] «Une révérence ni éprouvée ni raisonnée, mais reçue aveuglément»; Alessandro Manzoni, Scritti Letterari, Mondadori, Milano, 1991, p. 248.

[199] «le précédent le plus direct de la “Digression” [manzonienne]»; Vincenzo Di Benedetto, Guida ai Promessi Sposi, Rizzoli, Milano, 1999, p. 388.

[200] «Le goût de l’Eglise […], nourrit par les pensées saintes et magnanimes de l’au-delà, habitué à la victoire de toutes les violences des sens, il cherche à les régler par la raison et avec la prudence»; Alessandro Manzoni, Opere Morali e filosofiche, Mondatori, Milano, 1991, p. 378.

[201] Jean Mazaleyrat, Eléments de métrique française, Armand Colin, Paris, 1974, p. 89.

[202] «depuis ce moment, ils menèrent une vie si tranquille et si douce, qu’on ne pourrait en mettre la description sous les yeux du lecteur sans lui causer un ennui mortel»; Alessandro Manzoni, Les Fiancés (vol. II)), Les Edition du Delta, Paris, 1968, p. 167; Alessandro Manzoni, I Promessi Sposi, (op. cit.), p. 671.

[203] «Tous deux laissaient percer à travers leur douleur et l’amour qu’ils portaient à Lucia, celle-ci comme mère, celui-là comme amant»; Alessandro Manzoni, Les Fiancés (vol. I), (op. cit.), p. 35; Alessandro Manzoni, I Promessi Sposi, (op. cit.), p. 41.

[204] «Un sentiment était mêlé partout; à chaque instant il lui aurait fallu prononcer un mot qui ne pouvait pas s’échapper de sa bouche, un mot auquel elle n’aurait jamais trouvé à substituer de périphrase qui ne lui semblât contraire à la pudeur: l’amour», Alessandro Manzoni, Les Fiancés (vol. I), (op. cit.), p. 263; Alessandro Manzoni, I Promessi Sposi, (op. cit.), p. 311.

[205] «Toute organisation poétique de l’ensemble narratif de I Promessi à une fantasie articulée du désir»; Marco Ghezzi, Il motivo dell’incesto nei Promessi Sposi (volume secondo), Edizioni GR, Besana Brianza, 1994, p. 109.

[206] Sigmund Freud, Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1981, p. 151.

[207] «comme antithétiques et identiques à la fois»; Verina R. Jones, Le Dark Ladies manzoniane e altri saggi sui Promessi Sposi, Salerno Editrice, Roma, 1998, p. 97.

[208] «Ses noirs cheveux, que divisait au-dessus du front une raie blanche et déliée, se rassemblaient derrière sa tête en mille tresses ondoyantes, traversées par de longues aiguilles d’argent qui s’arrondissaient en cercle comme les rayons d’une auréole, mode encore en usage aujourd’hui chez les paysannes du Milanais. Un collier de grenat, alterné avec des boutons d’or en filigrane, serrait son cou; elle portait un beau corset de brocard à ramages, avec les manches séparées et liées par de beaux rubans; un court jupon de bourre de soie à plis épais et très petits, deux bas rouges et deux souliers de soie à broderie», la traduction de la citation est tirée de: Alessandro Manzoni, Les Fiancés (vol. I), Les Editions du Delta, Paris, 1968, p. 33; Alessandro Manzoni, I Promessi Sposi, (op. cit.), p. 39.

[209] Cf. Alessandro Luzio, Manzoni e Diderot. La monaca di Monza e «La Religieuse», Dumolard, Milano, 1884; M. D. Busnelli, Per la genesi della «Signora di Monza». Nuovi raffronti tra le storie claustrali del Manzoni, del Diderot e del La Harpe, in «Atti dell’istituto veneto di scienze, lettere e arti», 1932-1933.

[210] «Son aspect, qui pouvait dénoter vingt-cinq ans, donnait à première vue une impression de beauté fatiguée, tourmentée et flétrie dans sa fleur. Un voile noir jeté et tendu horizontalement sur sa tête tombait à droite et à gauche à égale distance du visage; sous ce voile, un bandeau de lin, d’une éblouissante blancheur, ceignait le milieu d’un front d’une autre teinte de blancheur, mais non moins éblouissant; un second bandeau plissé entourait le visage jusque sous le menton, tournait autour du cou, et s’étendait jusque sur la poitrine pour couvrir l’échancrure d’un corset noir. Mais ce front se ridait souvent comme par une contraction douloureuse, et alors deux noirs sourcils se rapprochaient par un rapide mouvement. Deux yeux très noirs aussi se fixaient parfois sur votre visage avec un air d’examen superbe; parfois baissaient en hâte, de peur d’y laisser lire; dans de certains moments, un observateur attentif aurait cru qu’ils demandaient de l’affection, du retour, de la pitié. […] Ses joues, d’une pâleur extrême, descendaient en contour délicat, mais sensiblement maigries et altérées par une lente exténuation. Ses lèvres, quoiqu’à peine colorées d’un rose éteint, ressortaient au milieu de cette pâleur. […] Ce costume peu gracieux et peu favorable ne faisait pas valoir sa taille bien prise; elle paraissait contournée dans de certains mouvements brusques, irréguliers et trop résolus, non seulement pour une religieuse, mais même pour une femme. Du bandeau sortait sur une tempe la pointe d’une mèche de cheveux noirs, qui attestait ou l’oubli ou le mépris de la règle qui prescrivaient de tenir toujours rasés les cheveux», Alessandro Manzoni, Les Fiancés (vol. I), (op. cit.), p. 127; Alessandro Manzoni, I Promessi Sposi, (op. cit.), p. 152 – 153.

[211] «La blonde est l’ange du foyer, pas très excitante mais sérieuse et douce. La brune – passionnelle, violente, mystérieuse, séduisante, et infime – réunit en elle les caractéristiques de l’orientale, de la juive, de l’espagnole, de l’italienne regardée par le point de vue d’un anglo-saxon», (la citation est traduite par M. Cavanna), René Wellek – Austin Warren, Theory of Literature, Jonathan Cape, London, 1949, p. 228.

[212] «Un amour terrestre, une passion exclusive qui détourne Gertrude de ses obligations envers Dieu», Enrico De Angelis, Qualcosa su Manzoni, Einaudi, Torino, 1975, p. 133.